
Si je lui dédie une enfilade, c'est parce que je suis tombé sur cet article intitulé "Setting science free from materialism". (Et puis, en tant que figure populaire de la pseudo-science, il mérite bien son enfilade z'à lui.)
Pour résumer (très abruptement): Sheldrake prétend que la science est basée sur des dogmes issus du matérialisme méthodologique, et que si elle* n'a pas apporté de réponse définitive à la question de la conscience, c'est qu'elle est fausse (et que la vision personnelle de Sheldrake est vraie, par défaut). Il simplifie une question complexe en faisant l'impasse sur de nombreuses découvertes concernant le fonctionnement du cerveau, dérive de manière assez prévisible dans l'invocation allusive de la mécanique quantique et de la théorie des cordes, etc., au point d'en oublier de défendre l'existence d'une "réalité non-matérielle" qui expliquerait la conscience autrement que sur le mode "toutes les spéculations non-démontrées mais intrinsèquement cohérentes sont également valides". En fait, il ne défend surtout pas ce qui serait fondamental pour valider sa position: en quoi accepter ce qui est invérifiable par essence (comment on vérifie le non-matériel) apporterait quoi que ce soit à nos connaissances.
Parce qu'il refuse le principe du matérialisme méthodologique, en brandissant un épouvantail selon lequel c'est une position fixe et absolue (alors que c'est une position prudente qui permet de ne pas se jeter sur la première idée
"The “scientific worldview” is immensely influential because the sciences have been so successful. No one can fail to be awed by their achievements, which touch all our lives through technologies and through modern medicine. Our intellectual world has been transformed through an immense expansion of our knowledge, down into the most microscopic particles of matter and out into the vastness of space, with hundreds of billions of galaxies in an ever-expanding universe."
La démarche scientifique a été couronnée de succès, débarrassons-en nous parce qu'elle ne répond pas aux interrogations impatientes de Sheldrake.
En fait, il démontre surtout son propre dogmatisme: puisqu'on (surtout lui et son impatience) n'a pas d'explication détaillée pour le phénomène de la conscience, c'est forcéement qu'on a aucune piste de recherche et, surtout, c'est forcément parce que la science est flouée. Ça ne peut pas être parce que le problème est complexe, parce que les techniques permettant de l'aborder viennent à peine d'être inventées, ... ou parce que de nombreux polémistes dans son genre font beaucoup de bruits pour rien, ce qui dérange la concentration de ceux qui travaillent sérieusement.
Sheldrake n'est pas un abruti inculte, sa discussion est intéressante dans l'ensemble. Mais il ne démontre absolument rien avec rigueur. Le pire est quand il dérape dans les jeux sémantiques:
"But can we meaningfully say that electrons have experiences, feelings and motivations? Can they be attracted towards one possible future, or repelled by another? The answer is “yes.” For a start, they are electrically charged; they “feel” the electric field around them; they are attracted towards positively charged bodies, and repelled by those with negative charges. [...]"
À ce titre, tout ce qui est attiré par l'attraction terrestre est conscient (une pomme qui tombe "expérimente" la chute, la lune "ressent" la Terre). On retombe dans le problème qui est que si tout est conscient, le terme ne décrit plus rien. Dire qu'un électron est conscient et qu'un humain est conscient n'apporte aucune information. Au contraire, cela augmente la confusion car cela fait en sorte qu'on égalise la conscience chez l'humain avec celle de l'électron. C'est sûr que présenté ainsi, le discours de Sheldrake peut paraitre probant mais c'est parce qu'il fonctionne sur le mode "toutes les spéculations non-démontrées mais rendue intrinsèquement cohérentes par la magie du langage sont également valides". Il arrange les définitions pour que son discours soit cohérent, mais ce n'est qu'astuce rhétorique qui ne démontre pas que ce discours décrit la réalité ("quelle réalité?").
Il y a plusieurs endroits où l'usage d'une forme métaphorique de langage sert subtilement le discours en favorisant le passage de l'absurde au trivial:
"As I argue in my book Science Set Free, our minds are extended in every act of perception, reaching even as far as the stars. Vision involves a two-way process: the inward movement of light into the eyes and the outward projection of images. What we see around us is in our minds but not in our brains. When we look at something, in a sense, our mind touches it."
L'idée de vision à double-sens remonte à l'antiquité grecque, il n'y a aucune démonstration que c'est le cas**. Sheldrake prend l'exemple très douteux de son "sens of being stared at"*** comme argument que l'"esprit" caresse réellement les choses regardées. Sauf que si c'était le cas, il y aurait d'autres moyens d'observer un tel phénomène. Par exemple, on pourrait mettre des capteurs de pression/chaleur/photon/etc. sur des objets et en montrant qu'il y a une augmentation du signal quand on regarde. Évidemment, Sheldrake peut prétendre qu'on ne sait pas de quoi est fait le "mind" qui est projeté sauf que, à moins de prétendre que l'esprit de celui qui regarde caresse directement l'esprit de celui qui se sent regardé, il faut bien que la caresse passe par un moyen physique. Bref, s'il voulait que ce soit véritablement un argument, il lui faudrait accepter le matérialisme méthodologique... mais il tourne les choses de manière à ce que ses propos puissent être interprété comme une métaphore, de manière à se replier sur "mais c'est seulement une métaphore"**** si on lui demande de démontrer son point.
Parfois, il est simplement zozo:
"Numerous statistical experiments have shown that information can be transmitted from person to person in a way that cannot be explained in terms of the normal senses. Telepathy typically happens between people who are closely bonded, like mothers and children, spouses and close friends. Many nursing mothers seem to be able to detect when their babies are in distress when they are miles away."
J'adore la première phrase qui dit clairement que ce sont des "expériences statistiques" qui démontrent la télépathie: cela suggère, assez justement à mon avis, des manipulations de chiffres et non des expériences qui testent des phénomènes réels. Le reste tient plus de la mythologie associée à la télépathie que de résultats d'études sérieuses là-dessus. (Je me demande d'ailleurs pourquoi les micros pour chambre de bébés sont si populaires... les mères seraient-elles moins "perceptives" quand les bébés sont proches plutôt qu'à des kilomètres?)
Il termine par:
"By freeing the sciences from the ideology of materialism, new opportunities for debate and dialog open up, and so do new possibilities for research."
Il a grandement raison. En effet, le succès du matérialisme méthodologique repose sur le fait qu'il offre le moyen de terminer des discussions éthérées sans fin. En plaçant la réalité objective comme arbitre des idées, la science "matérialiste" offre un moyen d'en finir avec les discussions sur le sexe des anges qui peuvent durer éternellement. Donc, Sheldrake a raison sur ce point: en retirant cet arbitrage, on enlève le frein à certaines discussions futiles et on favorise les "possibilités de recherches" purement rhétoriques qui peuvent s'enliser dans un discours sans fin... et sans retombée concrète.
Jean-François
* En fait, c'est plutôt "si des chercheurs que Sheldrake a connu et qui sont athées en plus (comme F. Crick, S. Brenner, D. Dennett) n'ont pas apporté [...]". Sheldrake est malin, il ne prône pas de vision religieuse. Il demeure clair qu'il en appelle régulièrement à l'irrationalité religieuse (version "Machin des trous"). D'ailleurs, son appel à l'animisme comme argument en faveur d'une forme de dualisme est assez amusante:
"Panpsychism is not a new idea. Most people used to believe in it, and many still do. All over the world, traditional people saw the world around them as alive and in some sense conscious or aware: the planets, the stars, the earth, the plants, and the animals all had spirits or souls."
** Mais ce genre d'idées perturbe encore certains.
*** Qui, comme tout les "phénomènes" étudiés par Sheldrake, s'évanouit dès que quelqu'un de moindrement critique reprend les expériences.
**** une métaphore analogue à elle-même, même, puisque fondant un raisonnement circulaire.