Atteintes à la laïcité à l'école, censure : "Les profs sont effrayés, sur leurs gardes… C'est ça, la terreur"
Entretien
Par Marie-Estelle Pech
Publié le 20/10/2023 à 8:00
Ancien inspecteur
de l’Éducation nationale, Jean-Pierre Obin alerte depuis près
de vingt ans sur l'entrisme islamiste à l'école. Avec son dernier livre, « Les profs ont peur » (éditions
de l'Observatoire), il entend réagir à l'autocensure et à la peur qui règnent aujourd'hui, selon lui, au sein
de la communauté éducative.
Jean-Pierre Obin le souligne : c'est toujours contraint qu’un professeur choisit
de se censurer,
de ne pas traiter un sujet du programme, ou encore
de ne pas relever les propos antisémites d’un élève. Or, rien
de cela n’est nouveau. L'ancien inspecteur
de l'Éducation nationale le démontrait déjà en 2004 dans un rapport retentissant. À l'époque toutefois, le document ne concernait que 60 collèges et lycées. Aujourd’hui, un enseignant sur deux affirme se censurer.
Marianne : Qu’est-ce qui a changé depuis l’assassinat de Samuel Paty ?
Jean-Pierre Obin : La dynamique est mauvaise. Lorsque je travaillais, en 2004, sur mon rapport concernant les atteintes à la laïcité, les profs n’étaient pas effrayés. C’est le cas aujourd’hui. Désormais, tous sont sur leurs gardes. C’est peut-être ça, la terreur. D’autant plus que l’assassinat
de Samuel Paty a laissé des marques profondes et sans doute durables chez beaucoup
de professeurs. Les contestations touchent désormais toutes les disciplines ou presque. Et ça débute dès l’école primaire. L’égalité femmes-hommes, la mixité, la laïcité, la liberté d’orientation sexuelle, les cours d’éducation à la sexualité sont particulièrement vilipendés.
Le plus courant, c’est l’homophobie. Des professeurs entendent en cours que « les homosexuels, ce sont des animaux, des malades mentaux ». En enseignement professionnel, des enseignants n’abordent pas la discrimination entre les filles et les garçons car des élèves trouvent normal qu’il y ait une discrimination. Les professeurs d’histoire-géo sont les plus concernés, suivis par ceux des sciences
de la vie et
de la Terre (SVT) et ceux d’éducation physique et sportive (EPS). Les incidents viennent surtout des parents, parfois très revendicatifs : ils ne veulent pas
de musique, pas
de sport, pas dessin, etc. « Je n’ai pas le droit
de chanter, je suis musulman », s’entendent rétorquer des professeurs
de musique
de la part
de certains enfants. Dans les quartiers, on assiste à une véritable obsession autour
de la viande
de porc, la pureté
de la nourriture. Et les professeurs savent que le moindre petit conflit pourrait avoir
de grandes conséquences.
La censure a augmenté chez les enseignants, affirmez-vous.
Entre 2018 et 2022, la proportion d’enseignants admettant qu’ils se censuraient a fait un bond
de vingt points. Le paysage dessiné par plusieurs enquêtes auprès d’enseignants et d’élèves est particulièrement inquiétant. Quatre enseignants sur cinq disent avoir peur d’affronter des situations potentiellement conflictuelles avec les élèves, en rapport avec leurs convictions religieuses. Plus d’un sur deux déclare s’être déjà censuré par peur d’incidents. Il s’agit d’une autocensure préventive ou
de lassitude face à des élèves qui semblent inaccessibles sur certains sujets et qu’on abandonne à leur obscurantisme, sexisme ou homophobie. Chez certains enseignants, ceux dont le cœur bat le plus à gauche et qui veulent se démarquer
de l’accusation « d’islamophobie », c’est aussi une forme
de rébellion : ils refusent d’enseigner la laïcité,
de participer aux séquences mémorielles lors
de l’anniversaire des attentats
de 2015 ou
de l’assassinat
de Samuel Paty.
Vous êtes particulièrement inquiet au sujet des professeurs les plus jeunes. Pourquoi ?
Parce qu’ils sont les plus nombreux dans ces quartiers sensibles, les jeunes professeurs sont les plus exposés et les plus démunis. Le chantage à la mise en ligne d’une photo tête nue (dans son établissement) d’une élève voilée au-dehors a été observé par 32 % des professeurs en éducation prioritaire contre 8 % ailleurs ! Ce sont les premiers à s’autocensurer et à s’affranchir des règles
de la laïcité, aussi. Pour 40 % d’entre eux, la loi
de 2004 est islamophobe. Certains sont passés par des universités
de sciences humaines où l’on aime à fracturer le pays entre racisés et non-racisés, disserter sur le décolonialisme, etc. Des départements où on diffuse parfois une idéologie compatible avec l’islamisme. Ils se retrouvent sur une forme
de détestation
de l’universalisme. On récolte ce qu’on a semé. L’Éducation nationale doit reprendre la main sur la formation
de ses personnels. C’est extrêmement important. Et c’est probablement l’urgence absolue. Recréer des écoles normales, comme le ministre Gabriel Attal et le président Macron, l’ont évoqué serait une bonne chose.
Comment jugez-vous l’action du ministère de l’Éducation nationale sur les questions de laïcité ?
La réalité, c’est qu’on a perdu beaucoup
de temps entre 2004, l’année
de mon rapport, et les attentats
de 2015. Il ne s’est pas passé grand-chose. La ministre Najat Vallaud-Belkacem avait mis en place des formations en 2015 mais c’était resté embryonnaire. Il y a eu quelques milliers
de gens formés et puis plus rien. Le rythme
de formation
de trois demi-journées voulu par Jean-Michel Blanquer en 2021 a été fortement ralenti sous Pap Ndiaye. C’est en train
de s’étioler.
La difficulté, c’est qu’Emmanuel Macron mène une politique en forme d’accordéon sur la laïcité : on est passé d’un ministre droit dans ses convictions, Jean-Michel Blanquer, à un ministre aux idées confuses, Pap Ndiaye. Comment demander aux enseignants
de s’exposer et aux chefs d’établissements
de prendre leur responsabilité en sanctionnant les élèves qui transgressent la loi, alors que soi-même on hésite, on tergiverse, on se défausse sur l’abaya, notamment ? Nous avons désormais Gabriel Attal, qui semble plus ferme, mais il vient juste d’arriver. Dernièrement, plus des trois quarts des enseignants interrogés par l’Ifop estimaient que « le ministère
de l’Éducation nationale n’a pas tiré les enseignements
de l’assassinat
de Samuel Paty ».
Que pensez-vous des chiffres, toujours immanquablement rassurants du ministère sur les atteintes à la laïcité ?
Pour les Potemkine du ministère, ces chiffres qui ne veulent rien dire sont bien commodes. Ils leur permettent
de dire que la pénétration
de l’islamisme à l’école est surestimée, que les médias sont anxiogènes, etc. Pourtant, ces chiffres sont évidemment illusoires. Ces remontées, quelques centaines, varient d’un trimestre à l’autre. Et on ne sait pas interpréter cette fluctuation : une vraie variation du nombre d’incidents sur le terrain ou des aléas statistiques dus aux émotions éphémères dictées par l’actualité ? Lorsqu’on les compare aux résultats
de sondages
de l’Ifop, on se rend compte qu’ils ne constituent que la partie émergée
de l’iceberg. Il y a un rapport avec la réalité d’un à cent, au bas mot.
Pourquoi ? Parce que les enseignants pensent avoir résolu le problème et n’éprouvent pas le besoin
de le signaler. Et inversement, d’autres ne signalent pas un incident parce qu’ils n’ont pas su le traiter. Ainsi, selon l’Ifop, un professeur sur deux déclare ne pas signaler à son chef d’établissement le port d’un hijab en sortie scolaire. Et 25 % ne demandent pas aux élèves
de l’enlever. La troisième raison, c’est le peu
de confiance des enseignants envers leur hiérarchie. Ils appellent ça le « pas
de vague ». Enfin, les chefs d’établissements eux-mêmes ne remontent qu'une partie des signalements. L'Éducation nationale, c'est la grande muette.
Par Marie-Estelle Pech
Sondage IFOP cité par Jean-Pierre Obin:
https://www.ifop.com/publication/les-en ... a-laicite/
https://www.ifop.com/wp-content/uploads ... tation.pdf
A contextualiser avec le sondage réalisé à la demande
de la LICRA publié en novembre 2020:
https://www.ifop.com/publication/le-rap ... aratismes/
https://www.ifop.com/wp-content/uploads ... .11.05.pdf