Pleuronectiformes et Intelligent Design

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Jean-Francois
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Pleuronectiformes et Intelligent Design

#1

Message par Jean-Francois » 14 mai 2004, 11:07

(Texte modifié et reposté pour cause de disparition.)

Nous ne sommes pas obligé de chercher très loin pour montrer que l'argument créationniste de l'Intelligent Design, ne tient pas devant les faits.

Cet argument se base sur l’idée que les choses étant adaptées aux fonctions/rôles/formes qu'elles ont/montrent, cela ne peut qu’être l’oeuvre d’un Créateur Intelligent (Dieu, ou Allah, ou autre selon la religion du partisan). Le « dessein » est supposé démontrer l’Intelligence de la conception. Dans sa forme la plus naïve (panglossisme), il suppose que le nez a été placé au centre de la figure pour que nous puissions porter des lunettes, ou que nous avons deux jambes pour pouvoir mettre des pantalons. Ainsi, le Créateur aurait prévu les développements technologiques pour pallier les problèmes de vision ou de pudeur. Dans une forme moins naïve, il propose que le fait que les oiseaux ont des ailes bien adaptées au vol est la preuve que le Créateur voulait qu'ils volent*; ou, comme le dit si bien Julien, "pourquoi les baleines auraient-elles besoin de jambes?", car si elles n'ont pas de jambes (même si elles peuvent parfois montrer le signe de développement de membres postérieurs) c'est bien la preuve qu'un Créateur les a conçues en vue d’une vie aquatique.

La principale supposition derrière cet argument est que les choses devaient être telles qu'on les observe et qu'elles sont parfaitement faites pour être telles qu'elles sont. La preuve de l'existence d'un Créateur derrière une telle perfection est une greffe un peu artificielle, à partir de constatations pragmatiques ("les oiseaux volent avec des ailes, la perfection des ailes pour remplir la fonction du vol est la preuve de l'existence du Créateur") ou simplement esthétiques ("la nature est harmonie et volupté, remercions Dieu"). Cette manière de faire reste encore assez naïve, évidemment, et une manière plus scientifique de concevoir l'Intelligent Design serait de comparer les « designs » naturels à ce qui serait un optimum de design (par exemple, quel serait le design le plus aérodynamique pour les ailes et est-il comparable à ce qu'on observe?). Sauf que trop de formes/fonctions/rôles montrent des erreurs de conception par rapport a un idéal (humainement imaginable, cela va sans dire), pour que l'Intelligent Design puisse résister à un tel traitement. Les créationnistes éviteront donc de recourir à ce genre de procédés.

En plus, une telle recherche est un peu vaine puisqu’il existe des groupes entiers d’animaux que l’Intelligent Design ne peut expliquer sans « accommodements » tarabiscotés. Les poissons plats de l'ordre des pleuronectiformes, par exemple : les soles, turbots, limandes, flétans, etc. Ces poissons forment un groupe considéré (par les scientifiques) comme monophylétique** de poissons osseux, comprenant près de 550 espèces réparties en sept (ou huit) familles. La particularité commune à tous ces poissons, qui m'intéresse pour discuter de l'Intelligent Design, est que lors de la métamorphose des larves, l'un des yeux migre vers l'autre côté de la tête*** et le poisson "apprend" à vivre en se déplaçant avec un côté vers le bas. Ce sont des poissons de fond et leur asymétrie superficielle**** leur offre des avantages en terme de camouflage et de colonisation des fonds marins. Ces poissons possèdent toutes les caractéristiques générales qui les classent dans les poissons osseux "normaux" mais adaptées à leur vie particulière. Par exemple, leur sens vestibulaire - celui qui concerne l'équilibre - s'adapte à cette contrainte de vivre "couché sur un flanc" malgré que leurs oreilles internes soient disposées comme chez les poissons "debout". On peut rajouter que, sur un plan esthétique, cela les rend difformes à cause de leur bouche tordue.

Le Créateur aurait donc conçu ces poissons pour qu'ils subissent une désagréable métamorphose qui demande des réajustements physiologiques et les rend inesthétiques? Pourtant, il existe d'autres poissons aplatis bien connus: les raies. Ces poissons sont des poissons cartilagineux qui ont les deux yeux du même côté du corps et la bouche de l'autre côté. Contrairement aux poissons plats, les raies sont aplaties dorso-ventralement. Julien nous rappelle que: "le Créateur [ndJF, Dieu, pour ne pas le nommer] n'a pas refait cent mille fois la même chose". Cet argument - obtenu de manière bien mystérieuse - est sensé expliquer que l'ADN soit le constituant de base de toutes les formes de vie connues. Mais, il n'explique pas le cas qui nous intéresse ici: le Créateur avait un modèle beaucoup plus parfait de poisson plat, mais aurait décidé d'essayer une manière tordue. Pire, alors que tant d'espèces ont disparues, il aurait conservé cette preuve de non-réussite. Où est l'Intelligence là-dedans?

Je souligne que mon exemple vise simplement à montrer que l'Intelligent Design (sous cette forme, du moins) ne tient pas la route si on prend en compte les observations disponibles. Contrairement à Julien, je ne considère pas que de montrer des problèmes dans une théorie concurrente entraîne la démonstration automatique de la théorie que je défends. Il existe des études bien documentées sur l'apparition et l'évolution des poissons ou des pleuronectiformes (Nelson (1976) Fishes of the World), qui permettent une explication évolutive du "pourquoi" de la morphologie de ces poissons: une ou des mutations chez l'ancêtre de ses poissons a entraîné des problèmes développementaux qui ont amené les yeux du même côté de l'animal. Cela a procuré un avantage évolutif (camouflage, colonisation d’un écosystème particulier, etc.) suffisant pour que la lignée se soit reproduite et diversifiée. Même si on ne connaît pas toute la nature de ces mutations (bien que le sujet puisse parfaitement être étudié), cette hypothèse cadre parfaitement avec les faits et explique très bien pourquoi les poissons plats ne sont pas construits sur le modèle des raies.

Jean-François

* En oubliant que l'autruche, le kiwi, le casoar et autres ratites ont des ailes plus ou moins atrophiées et ne volent pas spécialement bien, mais bon, ce n'est pas mon exemple de Non-Intelligent Design.
** Taxon relativement homogène qui comprend une espèce ancestrale et tous ses descendants.
*** Plus amusant, il existe des espèces "gauchères" et des "droitières", selon l’oeil qui migre.
**** En fait, si on prend l'axe de symétrie perpendiculairement à la bouche, les yeux et l’adaptation du flanc « aveugle » de ces poissons sont les traits les plus asymétriques. La plupart des organes internes conservent les mêmes relations que chez les poissons qui « nagent debout ».

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