Un petit "up" puisque "Russia Today" est évoqué dans le fil. Un article de "Vanity Fair" sur l'installation et le fonctionnement de la télé pro-poutine. Le but: montrer tout ce qui ne marche pas dans le pays démocratique où elle est installée, victimisation des journalistes, des "gilet jaunes", propagande journalistique, Xenia Fedorova:
https://www.vanityfair.fr/pouvoir/media ... caise/5918
Vanity Fair a écrit :En 2015, RT débarque en France. Sur la carte du monde, un pays idéal pour qui sait jouer la partition antisystème : un président historiquement impopulaire, un peuple traumatisé par les attentats, un chômage en hausse constante, des institutions en crise... Encore faut-il trouver un chef et recruter des journalistes prêts à adhérer au projet. Une patronne est vite nommée par Margarita Simonian. Elle s’appelle Xenia Fedorova. Née à Kazan en 1980, cette brune élancée a débuté comme reporter à Moscou avant de rejoindre l’agence de presse russe Ruptly à Berlin. Anglophone, elle incarne le visage doux et rassurant de RT France, toujours prête à parler d’indépendance éditoriale. Dès son arrivée, elle constitue les équipes. Dans un secteur sinistré comme la presse, où les journalistes ont appris à naviguer entre contrats courts, piges incertaines et rendez-vous à Pôle emploi, les candidatures affluent, et pas seulement de Radio Courtoisie. « J’en avais marre d’être pigiste, de n’avoir ni week-ends ni vacances, m’a confié un ancien salarié. J’avais fait le tour des rédactions et j’avais envie de me poser, de m’installer, juste de vivre... Alors quand j'ai appris que les Russes allaient créer une chaîne en France, je me suis renseigné. »
Le DRH de RT France ne dit pas d’emblée aux candidats qu’ils vont travailler dans une chaîne d’obédience poutinienne : au téléphone, il évoque sobrement « un point de vue russe sur l’actualité nationale et internationale ». À ceux qui s’inquiètent de la ligne, il parle « liberté d’expression, indépendance, grands reportages ». « On ne fera pas du mainstream, martèle-t-il, ça sera ambitieux. » Les plus motivés sont reçus par Xenia Fedorova. L’entretien se déroule en anglais et les questions fusent : « Vous connaissez RT ? Ça ne vous dérange pas de travailler pour un média un peu polémique ? » À ce stade du processus d’embauche, rares sont ceux qui osent dire non.
Une première équipe est formée. Avant de travailler sur la chaîne, certains s’activaient déjà sur le site web. On trouve, parmi ces pionniers, un assemblage hétéroclite de journalistes fraîchement diplômés et d’anciens activistes pour le moins douteux, proches de Dieudonné, aficionados du régime de Chávez. « J’ai des disques durs entiers sur certains d’entre eux », soupire le politologue Rudy Reichstadt, qui cartographie la nébuleuse complotiste sur Internet depuis plus de dix ans. Présents dès les premiers jours, politisés et proches de la ligne de Moscou, ils vont former l’ossature de la rédaction de RT France. Pour marquer leur territoire, ils affichent un calendrier de Vladimir Poutine dans leur partie de l’open space : Poutine fait du tir, Poutine torse nu sur un cheval, Poutine en judoka... Les assistantes de Xenia Fedorova apporteront également leur touche déco : un drapeau russe géant surplombe leur bureau.
Les semaines suivantes, de nouveaux journalistes arrivent. Ils ont droit à la formation maison, parfois dispensée par des présentateurs américains de la chaîne dépêchés à Paris. « C’était lunaire, se souvient un témoin. Ils nous montraient des vidéos de pure propagande, avec le méchant Obama et le gentil Kim, ou le gentil Poutine face à Trump et ses missiles. » Un jeune reporter se demande à voix haute : « Mais où est-ce que je suis tombé ? » Un autre lui répond : « En tout cas, pas dans une télévision. » Au fond de la salle, une jeune femme russe passe son temps à prendre des notes sur son téléphone portable. « On se disait qu’elle faisait des comptes rendus sur chacun », se souvient un ancien. Impression renforcée par la présence de nombreux Russes dans les bureaux les premiers temps. « Ils étaient hyperlouches, collés à notre ordinateur, se rappelle un autre. Ils ne se présentaient pas, mais ils étaient toujours derrière nous. » Un jour, Xenia Fedorova convoque une réunion générale à la cafétéria pour faire une annonce : désormais, ce sont les jeunes du site qui vont s’occuper de l’antenne. Un ancien de LCI, plus expérimenté, tente de prendre la parole. « Shut up ! » lui intime la patronne, avant de demander si la salle a des questions. Silence dans les rangs.
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Dans l’organigramme, entre Xenia Fedorova et Jérôme Bonnet, le titre de directrice de l’information est occupé par Ekaterina Lazareva, dite « Katya ». Un personnage, elle aussi. 27 ans à peine, présentée comme un bourreau de travail, qui envoie ses derniers e-mails à une heure du matin avant de recommencer à cinq heures. Personne ne connaît son niveau de français puisqu’elle s’exprime uniquement en anglais devant ses équipes. Avec une inclination toute particulière pour le mot « fuck ». « Vous posez une question qui lui déplaît, elle vous balance un “fuck you” et c’est la fin de la discussion », indique un collaborateur. Les conférences de rédaction sont glaçantes. Impossible de discuter des sujets. « Ici, raconte un témoin, la première qualité consiste à être docile. Dans tous les journaux où je suis passé, il y avait un espace pour échanger, dialoguer. Pas chez RT. »
Au quotidien, la ligne est claire : il faut multiplier les sujets susceptibles de diffuser une piètre image de la France dans le monde. Pas de fake news, mais des angles bien choisis sur la crise des migrants, l'affaire Benalla, les violences en banlieue ou le fiasco de Notre-Dame-des-Landes, histoire de montrer à quel point le pays est mal géré. Chaque matin, la rédaction en chef consulte le site Démosphère, qui liste les manifestations à venir, puis envoie ses reporters filmer le moindre regroupement. Qu’importe s’il s’agit d’un défilé de Sud Rail à Montparnasse ou d’une poignée de protestataires devant l’ambassade d’Iran. Il suffit de fixer trois quatre personnes en gros plan pour obtenir les images recherchées. « Le principe, raconte un ancien, c’est : “Si des gens ne sont pas contents, c’est très bien. Et si en plus ils tapent sur Macron, c’est parfait.” » Inutile de chercher des sujets légers sur RT, ouverture d’un théâtre en banlieue ou résultats des matchs de football de la veille. « Quelqu’un est mort ? Non ? Alors ça n’a aucun intérêt. Boring », répond Katya à ceux qui osent encore proposer des sujets pétris de bons sentiments. Un bon reportage est un reportage morbide. Il fallait la voir le jour de l’attentat qui a coûté la vie au colonel Arnaud Beltrame, lancer, folle d’excitation : « Vite, des reporters à Carcassonne. C’est à combien de stations de RER ? »
Lorsque les sujets français viennent à manquer, la chaîne diffuse ce qu’elle appelle des « adaptations » : des reportages envoyés clé en main de Moscou, souvent sur la guerre en Syrie ou à la gloire de l’armée russe. Là encore, le journaliste n’a pas son mot à dire sur le fond ni même sur l’exactitude des faits rapportés : il doit se contenter de prononcer, à la virgule près, un texte écrit et traduit à l’avance par d’autres. Et si dans le sujet original, on aperçoit le reporter face caméra, son homologue français doit l’imiter, dans un décor similaire. « C’est à la fois triste et cocasse, me raconte un témoin de la scène. On peut se retrouver devant l’entrée de RT en train de réciter un texte pour coller à la version transmise par le siège. » Le registre sémantique fait aussi l’objet d’une réflexion particulière. Le mot « régime » est par exemple interdit, comme « dictateur ». Pour parler de Kim Jong-un, on dit simplement le « président nord-coréen ». Chez RT, il n’y a pas de despotes, seulement des dirigeants. En revanche, pour désigner l’opposition à Assad, les « rebelles » deviennent des « terroristes ». Et les Casques blancs, souvent considérés comme des humanitaires dans les médias traditionnels, sont présentés comme un « groupe controversé », au même titre que « le controversé Observatoire syrien des droits de l’homme ». La moindre entorse aux règles est punie. Il a suffi qu’un envoyé spécial au Venezuela parle de Maduro comme d’un « président non légitime » pour qu’il soit immé-dia-tement rapatrié à Paris. Dernière astuce pour meubler les temps morts : parler de soi, de préférence sur le registre de la victimisation. À chaque fois qu’un reporter de RT se voit refuser l’accès à l’Élysée, il est invité de longues minutes en plateau, ton grave et regard péné-tré, pour expliquer que « le palais présidentiel est devenu une forteresse impé-né-trable pour les journalistes indépendants de RT ». Le rédacteur en chef y va ensuite de son couplet sur les menaces qui pèseraient sur la liberté de la presse, sous-entendu : « Vous trouvez que Poutine est un dictateur ? Ouvrez les yeux, vous n’avez pas mieux en France. »
Sur les "gilets jaunes" et leur instrumentalisation:
Le mouvement des Gilets jaunes arrive à point nommé. Chez RT, l’information se nourrit de la peur : on aime les foules en colère et les rassemblements qui dégénèrent. On encense la mobilisation pour mieux filmer en gros plan la répression. Altermondialistes d’Occupy Wall Street, Indignados madrilènes, anti-austérité grecs, bobos de Nuit debout, xénophobes de Pegida, indépendantistes catalans : depuis dix ans, les fractures politiques se multiplient et les défilés s’enchaînent. Les banderoles déchirées précèdent les bandeaux sensationnalistes et les électeurs occidentaux contemplent sur RT le reflet vacillant de leurs démocraties noyées dans les fumées de gaz lacrymogènes. « Certains nous accusent d’être uniquement concentrés sur les sujets violents comme les affrontements ou les manifestations, mais en tant que journaliste, est-ce que vous vous tiendriez éloigné d’un affrontement violent avec la police ? avait prévenu Xenia Fedorova dans une interview prémonitoire accordée à la chaîne YouTube Thinkerview. Est-ce que vous ne seriez pas au milieu de l’action avec votre caméra pour diffuser en direct sur vos réseaux sociaux ? » Dès le début du mouvement, les reporters sont donc envoyés au cœur de l’action. Ils filment sans relâche : l’arc de triomphe en flammes, les manifestants en sang, la police parfois contrainte de battre en retraite. Les reportages sont retrans-mis en direct sur Facebook et sur YouTube. Les séquences les plus fortes sont découpées en clips de moins d’une minute afin d’être partagées sur les réseaux sociaux. Les plateaux de RT, eux, deviennent des tribunes pour les figures des Gilets jaunes, où, contrairement aux autres chaînes d’information, elles ne rencontrent guère de contradicteurs. « RT n’a cessé de jeter de l’huile sur le feu, en montrant que le gouvernement avait une attitude extrêmement agressive à l’égard du mouvement, analyse le chercheur Romain Mielcarek, spécialiste des questions de défense. Ça peut être un choix éditorial, mais je ne connais pas beaucoup de médias qui se sont comportés ainsi de manière aussi répétitive, systématique et durable. »
Sur le terrain, les équipes de la chaîne ne passent pas inaperçues. Souvent acclamées par les manifestants, aux cris de « Merci RT », elles se distinguent par leur attirail : même quand les défilés sont terminés depuis plusieurs heures, les journalistes s’affichent à l’antenne avec leur équipement lourd, casque militaire et masque à gaz, afin d’accréditer l’idée d’une guerre civile. Certains manquent d’expérience ; d’autres se sentent paumés. Assez vite, une jeune journaliste de RT est blessée à la tête par un projectile. Elle est invitée à témoigner à l’antenne de la violence de la situation. La direction veut du sang et de l’action. Au lieu de protéger ses troupes, elle les envoie partout où ça dérape. Les reporters sont guidés par téléphone depuis la rédaction, avec instruction de se rendre « là où ça pète ». À trop s’approcher des flammes, il arrive que RT se brûle. Le 16 mars 2019, lorsque des manifestants mettent à sac et incendient le Fouquet’s, une rumeur parcourt les réseaux sociaux : les CRS et leurs grenades seraient en réalité à l’origine du brasier. Quand ils remontent le fil de cette intox, les fact-checkers identifient plusieurs sources : des comptes de militants d’extrême gauche et celui d’un reporter de RT France. Ironie de l’histoire, ce sont des images tournées par les camarades de la chaîne Sputnik qui permettent de rétablir les faits et forcent le journaliste à supprimer son tweet.
Cette obsession pour la violence vise à montrer que la situation échappe au chef de l’État. Le titre de leur vidéo la plus populaire sur le mouvement, vue par 863 000 personnes ? « Roué de coups sous une pluie de projectiles, un CRS exfiltré par un Gilet jaune. » On y voit un gendarme mis à terre par une meute qui entreprend de le lyncher dans un nuage de fumée et sous une pluie de pavés. Les Anglo-Saxons ont une expression pour désigner ce genre de séquences violentes diffusées sans commentaire ni élément de contexte : le « riot porn ». Feignant de vouloir protéger la sensibilité de son audience, RT prend soin d’y incruster un bandeau « Attention images perturbantes » qui tient, en l’occurrence, plus de la promesse voyeuriste que de l’avertissement humaniste. Par un subtil choix des mots utilisés dans les titres, les premières lignes et les textes, vidéos et articles de la chaîne se retrouvent en tête des suggestions des moteurs de recherche. Au lendemain de l’« acte XXIV », quand on tape « Gilets jaunes violence », Google propose trois vidéos de RT France parmi les cinq premiers choix. Les titres ? « Violences policières : des Gilets jaunes “mutilés pour l’exemple” » ; « Strasbourg : affrontements entre Gilets jaunes et policiers » ou encore « Cinq coups de matraque, dix jours d’ITT : un Gilet jaune victime de violences policières témoigne ».
Avec plus d’un millier de vidéos sur le mouvement posté sur les réseaux sociaux entre novembre- et mars, RT a compris l’évolution de la télévision. L’opinion publique ne se forme plus par l’information, mais par le divertissement. La grande messe du 20-Heures est obsolète depuis des années, comme le seront bientôt les petits sermons des chaînes d’information en continu. Le public ne veut plus d’analyse, mais de l’image brute et sensationnaliste, courte et hypnotique. Dans les groupes Facebook des Gilets jaunes, on s’envoie à longueur de journée les reportages de RT France. À mesure que s’effondre la confiance dans les médias, l’attachement à la chaîne russe progresse. Les autres mentent, la presse française serait asservie au pouvoir, eux seuls diraient la vérité. La symbiose avec le mouvement est telle qu’Éric Drouet, l’homme qui a lancé le premier appel Facebook à occuper les ronds-points, va jusqu’à qualifier la chaîne de « seul média libre de France ». Cette bienveillance mutuelle permet à RT d’obtenir des exclusivités. Le 2 janvier, quand Éric Drouet se fait interpeller par les CRS alors qu’il « marche tranquillement près des Champs-Élysées », les images de son arrestation musclée tournent en boucle sur RT. Politiques et journalistes s’indignent de « la criminalisation d’un simple opposant » et de « la dérive autoritaire d’un pouvoir paniqué ». À sa sortie de garde à vue, Éric Drouet reconnaîtra dans un live Facebook qu’il s’agissait en réalité d’une mise en scène : certain qu’il serait arrêté s’il se rendait à proximité de l’Élysée, il avait donné rendez-vous à RT France et à Brut, le média vidéo des réseaux sociaux, pour être certain que leurs caméras immortalisent l’instant. La chaîne russe en profitera pour faire défiler pendant plusieurs jours sur son plateau
des invités venus dénoncer « une nouvelle manœuvre d’intimidation du président ».
Le besoin de notoriété vient à bout de toutes les pudeurs. À présent, même les partisans de la France insoumise acceptent de se rendre sur les plateaux de RT pour débattre. Avant d’annoncer au mois de mai son ralliement surprise au Rassemblement national, Andréa Kotarac, un jeune conseiller régional proche de Jean-Luc Mélenchon sur les questions internationales, avait été reçu près de vingt fois sur la chaîne pour critiquer Macron ou défendre la politique étrangère russe. Sa dévotion a été récompensée. Kotarac a été invité au Forum économique international de Yalta au mois d’avril 2019, où se croisent dirigeants d’entreprises, leaders d’extrême droite comme Marion Maréchal-Le Pen ou même le ministre de l’économie d’Assad. En acceptant ces invitations, de plus en plus d’experts autorisés et de politiques sont convaincus de faire ainsi avancer leur carrière – et accessoirement leur cause. Mais savent-ils au moins à quoi ils participent ? En 2014, la journaliste américaine Liz Wahl démissionnait en direct à l’antenne de RT America, expliquant d’une voix tremblante, « ne plus pouvoir travailler pour une entreprise financée par un gouvernement russe qui blanchit les actions de Poutine ». Quand j’ai touché un mot de ces questions à Jean-Luc Hees, le président du comité d’éthique de la chaîne russe en France, il a fini par laisser échapper un léger soupir : « Ça m’inquiète un peu ce que vous me racontez, pour tout vous dire. Ça m’inquiète un peu... »
Le journaliste de VF est interrogé sur France-Culture:
https://www.franceculture.fr/emissions/ ... -du-jour-1