BeetleJuice a écrit :A votre avis, ABC, est-ce que vous pensez qu'il y a moyen pour que vous arriviez à vulgariser un peu tout ça ?
C'est possible je pense, mais du coup je vais laisser tomber les détails techniques pour aller vers une présentation plus qualitative. Je me place dans le cas classique du "télécopiage" de la polarisation d'un photon C détenu par Alice avec pour objectif :
- d'expliquer la signification physique de l'état de polarisation EPR corrélé d'une paire de photons A et B,
- de présenter 3 interprétations possibles, sans incohérence, de la non localité quantique.
C'est cette ressource (A, B) de photons EPR corrélés en polarisation qui est exploitée par Alice pour télécopier, sur le photon B de Bob, l'état de polarisation d'un photon C détenu par Alice.
Pour "télécopier" l'état de son photon C sur le photon B de Bob, Alice procède ainsi :
- elle réalise d'abord à une mesure dite de Bell (donnant seulement 4 résultats possibles) sur la paire de photons (A,C) qu'elle détient,
- La mesure de Bell d'Alice projette instantanément l'état du photon B de Bob sur un état parmi 4 états possibles images du photon C,
- Alice transmet, par voie classique (v < c), le numéro 1, 2, 3 ou 4 du résultat de mesure de Bell qu'elle vient d'obtenir,
- Dès qu'il a reçu cette information, Bob réalise, sur son photon B, une action U1, U2, U3 ou U4 dépendant du résultat 1, 2, 3 ou 4 obtenu par Alice.
Le photon B de Bob est désormais dans l'état où se trouvait le photon C...et si Alice ne connaissait pas l'état du photon C avant de le télécopier, elle ne le connaîtra jamais car, de son côté, l'information sur l'état du photon C avant téléportation a été détruite par l'opération de téléportation.
Maintenant, je détaille :
- les propriétés de l'intrication entre polarisations des photons A et B,
- les avantages/inconvénients des diverses interprétations physiques que l'on peut attribuer à la non localité des états EPR corrélés.
Alice et Bob possèdent, l'une un photon A, l'autre un photon B, en état de polarisation EPR corrélé (polarisation totale nulle par exemple). Cela signifie que :
- Si Alice réalise une mesure de polarisation circulaire et que Bob ne mesure rien, le photon B de Bob se met instantanément, du point de vue d'Alice, en état de polarisation circulaire.
- Si Alice réalise une mesure de polarisation horizontale/verticale et que Bob ne mesure rien, le photon B de Bob se met instantanément, du point de vue d'Alice, en état de polarisation verticale/horizontale.
- Si Alice réalise une mesure de polarisation à +/-45° et que Bob ne mesure rien, le photon B de Bob se met instantanément, du point de vue d'Alice, en état de polarisation à -/+ 45°.
Ma présentation ci-dessus semble indiquer que l'action de mesure d'Alice est la
cause d'une modification instantanée de l'état du photon de Bob. Or l'effet de la mesure d'Alice est instantané ! De ce fait, si on considère l'état de polarisation du photon de Bob comme correspondant à "un élément de réalité" (autrement dit à l'état d'un système individuel et non à une propriété
statistique relative à un
ensemble de systèmes), l'action d'Alice s'interprète alors comme une
action instantanée à distance. On peut cependant préserver la causalité (l'antériorité temporelle supposée des causes sur les effets), mais à condition de considérer que ce caractère d'action instantanée à distance soit relatif à la simultanéité d'un
référentiel quantique privilégié (autrement dit la notion de présent et d'espace 3D associés à ce référentiel donc).
La contrepartie de cette interprétation dite réaliste de l'état quantique, c'est que l'on perd ainsi, au niveau interprétatif, l'équivalence entre référentiels inertiels, donc le principe de relativité du mouvement. Le principe de relativité est alors "rabaissé" au niveau d'émergence de nature thermodynamique statistique. C'est l'interprétation réaliste
et respectueuse du principe de causalité, donc explicitement non locale, de la non localité de la mesure quantique. Cette interprétation réaliste et explicitement non locale de l'état quantique, de la mesure quantique et de la corrélation EPR est compatible avec l'interprétation Lorentzienne de la Relativité Restreinte. Elle est donc très minoritaire parmi ceux qui maîtrisent le sujet.
L'interprétation à ce jour majoritaire rejette ce mode de présentation. Pourquoi ? Parce que ce que fait Alice sur son photon A et la modification qu'elle induit ainsi sur l'état du photon B, Bob n'a aucun moyen d'en prendre connaissance par des mesures sur son photon B (de telles mesures détruisent l'information envoyée).
De plus, si Alice et Bob réalisent des mesures de polarisation en même temps, il n'y a aucun moyen d'établir une distinction entre:
- l'hypothèse où l'action d'Alice est considérée comme la cause du changement d'état de la paire de photons,
- l'hypothèse où l'on interprète, au contraire, l'action de Bob comme cause de ce changement d'état.
En particulier, quel que soit l'ordre causal supposé, si Alice et Bob réalisent les mêmes types de mesure de polarisation, ils trouvent :
- des polarisations identiques s'il s'agit d'une mesure de polarisation circulaire (deux polarisations circulaires droites ou deux polarisations circulaires gauches),
- des polarisations opposées s'il s'agit d'une mesure de polarisation horizontale/verticale ou à +/- 45° (une polarisation verticale d'un côté implique une polarisation horizontale de l'autre).
Il est donc impossible d'établir, par des statistiques de résultats de mesure, une antériorité causale entre :
- les actions de mesure de polarisation de Bob en B et,
- les actions de mesure de polarisation d'Alice en A
quand elles sont simultanées dans un référentiel inertiel.
Cela conduit, du point de vue rasoir d'Occam, à laisser tomber l'attribution d'un caractère d'action instantanée à distance à la modification non locale de l'état du photon B induite par une action locale d'Alice. Dans l'interprétation majoritaire, on préfère se rabattre sur l'hypothèse selon laquelle la mesure de polarisation réalisée par Alice et l'information qu'elle acquière ainsi, modifie seulement
sa connaissance de l'état quantique caractérisant (au mieux de son point de vue) l'état de la paire (A, B) au vu de l'information acquise.
En fait, dans l'interprétation réaliste comme dans l'interprétation positiviste, la causalité est "protégée" :
- Dans l'interprétation réaliste : par l'hypothèse d'un référentiel quantique privilégié. Il permet d'attribuer une antériorité causale entre une action d'Alice et une action de Bob. L'action d'Alice est supposée causalement antérieure à celle de Bob, si elle se produit avant celle de Bob au sens de la chronologie ayant cours dans un référentiel quantique privilégié....
...Mais du coup on perd le principe de relativité du mouvement (au niveau interprétatif).
- Dans l'interprétation positiviste : on évite d'attribuer à l'état quantique du photon l'interprétation de propriété caractérisant l'état d'un système individuel. On lui attribue uniquement, et surtout rien de plus, que le caractère de propriété d'un ensemble de photons caractérisés par un même état de polarisation. Grâce à cette interprétation à la Occam, le changement instantané d'état de polarisation de la paire (A,B) n'est plus une action instantanée à distance, mais un changement local de la connaissance, notion à caractère statistique, qu'Alice possède de cette paire de photons.
Il existe une 3ème interprétation gagnant doucement en audience (auprès d'un public professionnellement légitime pour exprimer un avis) : l'interprétation time-symmetric de la mesure quantique. Elle est capable (comme l'interprétation explicitement non locale de la non localité quantique) d'attribuer à l'état de polarisation d'une paire de photons EPR corrélés, le caractère de propriété d'un système individuel.
Cette interprétation time-symmetric :
- respecte le principe de relativité du mouvement contrairement à l'interprétation dite réaliste explicitement non locale,
- respecte et exploite la symétrie T. Elle ne demande pas aux mesures provoquant un changement d'état du système observé de précéder ce changement d'état du point de vue de l'ordre cause-effet émergeant à notre échelle d'observation macroscopique (dans l'espace-temps classique valide à notre échelle d'observation).
Bien noter que cette interprétation time-symmetric de la mécanique quantique se contente de
mettre en valeur (et non de supposer) que les statistiques des résultats de mesure dépendent de façon parfaitement symétrique des "causes futures" et des "causes passées".
Les équations qui le disent sont celles de la mécanique quantique standard. C'est une (trop?) grande confiance dans ce que nous observons à notre échelle qui nous conduit à projeter à l'échelle quantique la causalité et le sens d'écoulement du temps émergeant à notre échelle (et à retenir dans les équations conduisant à l'équation de Schrödinger ou de Dirac une seule des deux équations d'évolution temporelle : celle qui évolue du passé vers le futur et non son équation adjointe évoluant à rebrousse-temps).
En effet, quand on réalise des mesures dites faibles sur un système quantique à un instant t (des mesures perturbant peu l'état du système quantique contrairement aux mesures projectives dites mesures fortes), l'effet statistique d'un état quantique postérieur à l'instant t de mesure faible est le même que l'effet statistique d'un état quantique antérieur à cet instant t. L'état d'un système à un instant t est donc caractérisé par deux vecteurs d'état :
- un état quantique | psi >, antérieur à l'instant t, évoluant du passé vers le futur. Il agit causalement sur l'appareil de mesure faible à l'instant t.
- un état quantique < phi |, postérieur à t, évoluant du futur vers le passé. Il agit rétrocausalement sur l'appareil de mesure faible à l'instant t.
Le caractère time-symmetric de la mesure faible n'est pas une innovation propre à un changement d'hypothèse. C'est la simple constatation de ce que nous disent déjà les équations d'évolution de la mécanique quantique standard connues depuis presque un siècle. Il a fait l'objet, depuis 1988 (Y. Aharonov, D.Z. Albert, L. Vaidman How the result of a measurement of a component of the spin of a spin-1/2 particle can turn out to be 100. Physical Review Letters (1988); 60 (14): 1351-1354.
http://dx.doi.org/10.1103/PhysRevLett.60.1351), de très nombreux travaux avec de nombreux succès époustouflants concernant la mesure faible et son exploitation à des fins de mesures de très grande précision de déviation de faisceaux lumineux :
- observation de l'effet Hall quantique sur des photons par exemple :
O. Hosten and P.G. Kwiat,
Observation of the spin hall effect of light via weak measurement
Science Vol. 319 no. 5864 pp. 787-790 (2008)
http://www.sciencemag.org/content/319/5864/787
- Ou encore, de très faibles déviations de faisceau lumineux:
P.B. Dixon, D.J. Starling, A.N. Jordan, J.C. Howell
Ultrasensitive beam deflection measurement via interferometric weak value amplification
Physical Review Letters 2009; 102 (17): 173601 (2009)
http://arxiv.org/abs/0906.4828