« Le capitalisme prospère grâce au patriarcat »
ENTRETIEN 1/2. Sociologue à l’université Paris-8, Nacira Guénif-Souilamas est considérée comme l'une des théoriciennes du mouvement décolonial français.
Propos recueillis par Clément Pétreault
Publié le 14/01/2021 à 11h08 - Modifié le 14/01/2021 à 12h53
Considérée comme l'une des théoriciennes du mouvement décolonial français, Nacira Guénif-Souilamas a accepté de répondre au Point. Sociologue, anthropologue, cette professeure à l'université Paris-8 est proche du Parti des indigènes de la République (PIR) et défend la nécessité de faire progresser le champ des études décoloniales à l'université. Elle a dirigé en 2018 l'ouvrage collectif « Rencontres radicales, pour des dialogues féministes décoloniaux » (Cambourakis). Discriminations, inégalités, laïcité, colonialisme, races, patriarcat, capitalisme… voici le premier épisode d'un long entretien.
Le Point : Comment définissez-vous la pensée coloniale ?
Nacira Guénif-Souilamas : C'est un champ dans lequel la question est de savoir comment sortir de la colonialité du pouvoir, d'un ordre colonial, qui n'a pas disparu avec la fin des empires coloniaux, mais qui s'est reconfiguré et continue d'agir, notamment à travers l'ensemble des stratégies capitalistes extractivistes, qui conduisent à la surexploitation des humains, des ressources et au changement climatique. Il y a là une persistance de hiérarchies à la fois sociales et politiques fondées sur une assignation raciale des humains. La pensée décoloniale vise à articuler ces paramètres qui sont, dans la pensée occidentale, séparées. On a tendance à penser la question capitaliste et la question de la lutte des classes, la question de la détention du capital, ou l'aggravation des inégalités indépendamment de l'ordre racial et des pratiques de racialisation. On ne peut pas penser séparément l'ensemble des logiques de prédation des ressources et la racialisation qui les soutient, puisqu'elles participent à la même dynamique de colonisation et destruction du monde.
Qu'il y ait de la discrimination et des inégalités, c'est incontestable, mais vous évoquez une hiérarchie raciale, sans que celle-ci ne soit jamais exprimée, explicitée, structurée, institutionnalisée ou même accompagnée par la loi, bien au contraire… Cette hiérarchie ne serait-elle pas plutôt une construction de votre part ?
C'est bien réel. Il suffit de ne rien faire pour que l'ordre colonial antérieur persiste. Il n'a pas été complètement démantelé au lendemain de la liquidation des empires et continue à agir de façon tout à fait ordinaire.
La France n'a jamais instauré d'ordre colonial sur son propre sol…
C'est ignorer le fait qu'une partie de la population, qui était anciennement colonisée, vit aujourd'hui en France, que leur descendance est française et que ce qui participait d'un ordre colonial lointain, est aujourd'hui présent au sein même de la société française.
Une particularité française est de toujours nier la dimension raciale de l’ordre sociétal français
Mais les gens dont vous parlez ont fait le choix libre de venir habiter chez l'ancien colon… Il y a quand même quelque chose de paradoxal dans ce que vous décrivez, non ?
Ils n'ont pas fait de libre choix, non, puisque la colonisation n'ayant pas été démantelée, l'ensemble des ressources locales a continué à être exploité par l'ancien colonisateur. Cela ne concerne pas uniquement la France, c'est aussi le cas des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne, on parle d'un ordre mondial, pas d'une spécificité française. Toutefois, une particularité française est de toujours nier la dimension raciale de l'ordre sociétal français. Cette dimension continue à persister parce qu'elle n'a jamais été combattue de façon effective et volontaire. Il n'y a peut-être pas eu de volonté de maintenir cet ordre racial, mais il n'y a pas eu de volonté de le démanteler. Cette non-volonté de démanteler l'ordre colonial et sa dimension raciale au sein de la société française au lendemain des indépendances place la France dans la continuité de son empire colonial. Par manque de volonté, toute une série de représentations racialistes du monde continuent à persister dans la société française et engendre des effets réels. Ça n'est pas un choix des anciens colonisés…
Si vous prenez l'exemple des personnes qui viennent en France aujourd'hui, qui traversent la Méditerranée, et y meurent trop souvent, ça n'est pas une partie de plaisir pour elles. Elles ne viennent pas en Europe par choix, elles viennent parce que c'est un enjeu de survie. Cela a toujours été le ressort profond des migrations, des mobilités contraintes qui sont le propre de ceux qu'on appelle aujourd'hui les migrants ou les réfugiés. Ce n'est pas un choix, ou plutôt, c'est un choix par défaut, une quête de survie. Ça n'est pas comme si elles étaient dans une situation symétrique, où il s'agirait de considérer les avantages et les inconvénients à rester au Sénégal, au Mali, au Maroc, au Soudan ou en Afghanistan ou à en partir. Elles n'agissent pas par un calcul typiquement individualiste qui viserait à dire, après avoir soupesé l'ensemble des éléments, je décide qu'il est plus avantageux pour moi d'être en Europe. C'est la réalité brutale qui leur est imposée dans le pays où elles vivent, qui fait qu'elles se retrouvent en Europe, notamment chez l'ancien colonisateur.
Vous avez présenté la laïcité comme le « bras armé de l'islamophobie ». Qu'est-ce qui vous permet de démontrer cela ?
Je pense que ça n'a pas été le cas, au début et ça peut encore ne pas être le cas aujourd'hui, tout dépend en fait de la manière dont on conçoit la laïcité. Mais ce qui ce qui est frappant depuis 1989 et tout particulièrement depuis le vote de la loi de 2004, c'est que par glissements successifs, on en est venu à considérer que la laïcité était le dernier rempart pour se protéger de l'islam, dédouanant ainsi des propos et des pratiques islamophobes.
La loi de 2004 a désigné l’islam comme cible principale et exclusive parce qu’il serait une menace contre la laïcité.
Qui est ce « on » ?
Ceux qui par exemple ont considéré que la commission Stasi avait pris une bonne décision en préconisant le vote d'une loi de prohibition des signes ostensibles. Tout cela réalisé avec une série de contorsions sémantiques visant à ne pas nommer l'objectif visé, c'est-à-dire supprimer le voile de tout l'espace public en France. Ce qui s'est joué au moment de la loi de 2004 a conduit à ce qu'on veuille étendre le champ de cette loi au-delà du système scolaire français public, et que l'on veuille l'appliquer aussi à l'université, à l'ensemble des services publics, d'ailleurs avec succès, puisqu'il existe aujourd'hui des entreprises privées rendant un service public qui doivent établir les conditions dans lesquelles une personne qui porterait le voile pourrait ou non exercer ce droit en étant au service des usagers ou des clients. Cette loi a désigné l'islam comme cible principale et exclusive parce qu'il serait une menace contre la laïcité.
On peut considérer que les mères musulmanes voilées notamment ne sont qu'un dommage collatéral de cette loi, ce qui n'est pas mon cas… Il y a eu de multiples épisodes depuis 2004 où des femmes voilées, françaises, ont été verbalement et physiquement agressées, humiliées, les épisodes abondent. En général, les personnes qui pratiquent ce genre d'agressions et d'humiliations se prévalent toujours de la laïcité. Il y a aussi des journaux, des médias, et des ouvrages qui s'empressent de montrer à quel point les atteintes à la laïcité dans les établissements scolaires et dans la vie en général en France sont aujourd'hui légion et le fait exclusif de musulmans ou sympathisants, les supposés « islamo-gauchistes ». Mais ces médias se gardent bien de faire le travail consistant à répertorier toutes les fois où des personnes qui sont identifiées où assignées à la religion musulmane sont en butte à des attaques et privées de leurs droits fondamentaux.
Cela montre bien qu'à force de se prévaloir d'une laïcité qui serait complètement intransigeante et travestie – très bien décrite par Jean Baubérot – que oui, il existe une néo-laïcité qui perd de vue les principes fondateurs de la loi de 1905 pour imposer un nouveau récit laïque, qui serait celui de l'éradication de toute expression de la religiosité dans l'espace public et notamment l'éradication de toute forme d'expression de l'islam ou d'une forme d'appartenance musulmane. Donc oui, la laïcité peut tout à fait devenir le bras armé de l'islamophobie lorsqu'elle est détournée de son propos initial et de ses principes fondateurs.
La laïcité a toujours prévu que ceux qui désirent suivre une éducation répondant à des principes religieux puissent se tourner vers l'enseignement privé, qui, lui, n'a jamais interdit l'expression religieuse…
Oui, mais en fait, beaucoup de personnes qui portent le voile ne cherchent pas forcément à quitter l'école publique et laïque. Lorsque vous interrogez des jeunes femmes qui portent le voile, elles vous répondent qu'elles ne veulent pas faire sécession avec la conception de l'enseignement, ce qu'elles veulent, c'est simplement manifester leur appartenance religieuse. Une minorité considère que leur appartenance religieuse est incompatible avec le fait d'être dans un établissement scolaire public et franchit le pas pour quitter ces établissements. Mais pour la majorité des personnes qui ont été sanctionnées par l'application de la loi de 2004, il n'était pas question de contester les programmes scolaires par exemple, ce qui leur a souvent été imputé. On leur attribue des convictions qui seraient à même d'abolir la légitimité des programmes scolaires… Alors qu'au contraire, elles voudraient rester à l'école et bénéficier de l'enseignement public, gratuit et laïque.
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On voit que le mouvement décolonial dénonce régulièrement le sexisme et le caractère patriarcal de la société… mais ne dénonce jamais les patriarcats avérés imposés par les monothéismes – tous les monothéismes – cela ne vous semble pas paradoxal ?
Toute la question est de savoir quelles sont les forces patriarcales les plus hégémoniques et les plus prédominantes dans leur imposition ! Actuellement, le patriarcat s'exerce à travers toute une série d'autorités. Prenons l'exemple de la persistance du sexisme en milieu professionnel, c'est un patriarcat qui repose sur un système qui s'appelle le capitalisme, donc le capitalisme s'appuie sur le patriarcat pour continuer à surexploiter les femmes, qui ne sont pas reconnues à égalité avec les hommes dans le système capitaliste.
Le patriarcat n'a pas attendu le capitalisme pour exister…
Non, mais il a beaucoup utilisé le capitalisme pour se renforcer et vice versa. C'est deux-là ont de solides affinités !
L’égalité hommes-femmes constitue le problème au sein du binôme patriarcat occidental/capitalisme.
Sans affirmer que les choses sont parfaites aujourd'hui, on atteint tout de même un niveau d'égalité femmes-hommes inédit sur ces 50 dernières années, et ce en dépit d'un capitalisme triomphant…
Peut-être, depuis cinquante ans, si l'on n'est pas trop regardant ; mais auparavant le capitalisme a prospéré grâce au patriarcat depuis ses formes archaïques qui commencent avec la Réforme en Europe – je vous renvoie à L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, de Max Weber –, tout autant qu'avec la Reconquista et l'amorce des conquêtes coloniales, que les théories décoloniales remettent au cœur de la discussion. Cela fait plusieurs siècles que le capitalisme prospère grâce au patriarcat et il s'en porte très bien. Or, on ne s'est pas suffisamment interrogé sur les raisons pour lesquelles le capitalisme n'était pas capable de prendre ses distances avec le patriarcat. C'est désormais le cas.
Mais aujourd'hui le féminisme progresse et le capitalisme aussi, où est le lien ?
Ce lien est très net ! Interrogez des féministes et demandez-leur si elles considèrent qu'il faut agir au sein du capitalisme ou si le capitalisme n'est pas le premier de leur problème… Le capitalisme perpétue les logiques d'exploitation et d'oppression des femmes au sein des rapports de travail salarié. Il existe des travaux très intéressants, qui ne se réclament d'ailleurs pas forcément des approches décoloniales, qui montrent très bien que l'égalité hommes-femmes constitue le problème au sein du binôme patriarcat occidental/capitalisme.
Donc, le poids des traditions religieuses ne joue aucun rôle dans la pérennisation du patriarcat ?
Si, il en a un, mais encore une fois, il faut voir les choses dans toute leur complexité, c'est-à-dire étudier comment différents éléments interagissent et se renforcent mutuellement. Soit on s'en tient à des explications monolithiques où effectivement il suffit de dire les religions sont la seule source de l'oppression des femmes, soit on complexifie la réflexion. Effectivement, il y a bien une oppression des monothéismes à l'égard des femmes, personne ne nie cela. Mais la question est de savoir comment cette oppression, que les monothéismes ont constituée, est aujourd'hui perpétuée par des dynamiques autrement plus puissantes. Il faut regarder ce qui se passe du côté de l'exploitation capitaliste des corps genrés, c'est-à-dire masculin / féminin, identifiés comme tel et donc exploitables, en raison même de leur identité sexuée et racialisés pour être mieux et plus exploitables…
Le féminisme historique fait l’économie de considérer l’ordre racial au sein des rapports d’oppression.
Vous avez régulièrement pris la parole pour expliquer que le « féminisme historique », ou le « féminisme blanc », ou « universaliste » était une forme de racisme déguisé, ou que seul le féminisme intersectionnel, qui prend en compte le racisme, pouvait émanciper les femmes. Donc, si on suit votre raisonnement, le problème du féminisme, ce n'est pas la misogynie, mais le racisme ?
Le féminisme historique fait l'économie de considérer l'ordre racial au sein des rapports d'oppression, alors que cet ordre est clair et établi. Le féminisme occidental des femmes blanches pour le dire rapidement, est complètement passé à côté de toutes les dynamiques coloniales et raciales. Il n'a pas compris que les femmes colonisées vivaient sous le joug du système colonial, et qu'elles étaient en proie à un système d'oppressions beaucoup plus intensives. Il y a eu des femmes qui ne voyaient pas d'inconvénient à maintenir l'ordre esclavagiste ou l'ordre colonial. Il faut revisiter ce qu'ont été les positions des féminismes occidentaux, et notamment le fait que ces militantes soient passées à côté de certaines formes de pensées, soit parce qu'elles n'en avaient pas connaissance, ou parce qu'elles ne voulaient pas en avoir connaissance. Il y a un angle mort dans l'élite féministe occidentale, notamment française et notamment dans ce qu'on a appelé le féminisme universaliste qui s'est évertué à nier que des femmes racialisées ou assignées à une couleur de peau, une religion ou à une origine, sont en butte à des formes de sexisme et de racisme entrecroisés qu'elles reconnaissent et décrivent fort bien, alors que les femmes blanches subissent essentiellement des formes de sexisme. Ces formes d'oppressions sont intriquées les unes dans les autres et cela me conduit à penser en termes de féminisme intersectionnel, ou de féminisme décolonial, puisque c'est une dimension qui s'impose par l'observation des conflits en cours, comme celui des femmes de chambre dans l'hôtellerie par exemple, plus exploitables parce que racisées dans leur écrasante majorité.
La suite de notre entretien demain.