Chanur a écrit : La physique quantique nous apprend une chose, c'est qu'il faut prendre de sacrés précaution pour passer du monde macroscopique au monde microscopique.
Bien d'accord. C'est d'ailleurs un piège dans lequel il est bien difficile de ne pas tomber. Quand je parle de la fonction d'onde d'un système quantique, j'ai du mal à voir ça autrement que comme la description objective d'un objet physique (et je ne dois pas être le seul)...
...et pourtant la fonction d'onde d'un système individuel est inobservable. Plus précisément :
Si Jean prépare un seul atome d'argent dans un état de spin vertical up et le confie à Michel
en lui disant que cet atome d'argent est dans un état de spin vertical, Michel sera alors en mesure, par une mesure de spin
vertical avec un Stern et Gerlach, de trouver que cet état de spin vertical est un spin vertical up.
Si Jean prépare 10 000 (par exemple) atomes d'argent tous dans un même état de spin vertical up et les confie à Michel en lui disant simplement qu'ils sont tous dans le même état de spin, Michel sera en mesure, par des mesures de spin selon différentes directions (sur des petits sous-groupes d'atomes piochés dans les atomes confiés par Michel) de trouver que cet état de spin est un état de spin vertical up avec une bonne précision ET un bon taux de confiance.
Si Jean prépare
un seul atome d'argent dans un état de spin vertical up et le confie à Michel
sans lui donner aucune information sur cet état de spin, il n'existe
aucune expérience permettant à Michel de déterminer cet état de spin par une mesure.
On ne sait donc pas observer l'état de position d'un système individuel que cet état soit un état superposé ou non. Par contre, on sait parfaitement observer une collection de systèmes en état superposé de position (et plus généralement une collection de systèmes en superposition d'états dits quasi-classiques identiques) et leur décohérence (la disparition progressive des effets d'interférence caractérisant "un" état superposé). C'est d'ailleurs cette étude de "chatons de Schrödinger" et leur décohérence que réalisent Serge Haroche et ses doctorants au LKB depuis plusieurs décennies dans leurs
expériences d'électrodynamique quantique en cavité microonde supraconductrice.
Par ailleurs
Si (dans l'expérience d'Aspect) Alice fait une mesure de polarisation sur son photon et trouve une polarisation verticale, le photon de Bob est,
pour Alice, immédiatement projeté dans un état de polarisation horizontale. Si cet état de polarisation est "objectif" (comprendre par là valide pour tout observateur macroscopique) alors, c'est vrai aussi pour Bob...
...Oui mais quand ?
Si cet effet est objectif il se produit, du côté de Bob, au "moment" où Alice fait sa mesure. Comme, en raison du caractère objectif supposé de cet effet, il n'y a qu'un seul moment et pas plusieurs, il y a donc un référentiel inertiel privilégié : le(1) référentiel inertiel où la projection du photon d'Alice dans l'état de polarisation verticale et la projection du photon de Bob dans l'état de polarisation horizontale (provoquée par la mesure d'Alice) sont simultanés dans ce référentiel inertiel là.
Bref, l'interprétation de la réduction du paquet d'onde (un phénomène du domaine quantique)
- comme un phénomène physique objectif prenant place dans notre espace-temps macroscopique
- ET l'hypothèse qu'un phénomène se produisant à l'échelle quantique respecte le principe de causalité valide à notre échelle macroscopique,
conduit à la conclusion selon laquelle il existe
- un référentiel quantique privilégié définissant une simultanéité absolue,
- et une action instantanée à distance (au sens de cette simultanéité et du référentiel privilégié qui lui est associé)
en violation de l'invariance de Lorentz.
Ce raisonnement n'est pas stupide. Il repose simplement sur une hypothèse qui n'est pas solide, l'hypothèse selon laquelle nous pouvons projeter à l'échelle quantique des propriétés que nous observons à notre échelle. Ça n'est pas nécessairement valide car les propriétés observées à notre échelle macroscopique (notamment la notion d'espace-temps et sa structure causale) sont, par nature, des grandeurs statistiques. De toute façon, la notion d'information, donc aussi de propriété, est intrinsèquement statistique.
Ce sont cette interprétation réaliste de la fonction d'onde ET l'hypothèse d'applicabilité du principe de causalité à l'effet (perçu comme non local) de la mesure quantique que j'ai (
pour ma part) considérées comme "évidentes" pendant plus de 10 ans (une petite minorité de physiciens continuent d'ailleurs à adhérer à cette interprétation).
Affirmer que cette interprétation est obligatoirement fausse serait faire preuve d'un peu d'imprudence. Toutefois, pour ma part, j'ai fini au vu
par accepter de privilégier l'hypothèse selon laquelle l'invariance de Lorentz était plus fondamentale que le principe de causalité.
Par contre, il n'est pas requis par les faits d'observation de nous retirer le droit à une interprétation réaliste de la fonction d'onde (base de
l'objection EPR d'Einstein dans son article de 1935) et de lui attribuer un caractère de
simple outil de prédiction statistique comme le font les positivistes (le point de vue défendu par les Bohr, Heisenberg, Born, Legett, Peres, Bitbol, Grinbaum...).
La contrepartie, si on pense (comme c'est mon cas) que le
(double)vecteur d'état représente bien un objet physique et que cette représentation est "objective" (comprendre valide pour tous les observateurs macroscopiques) il faut accepter le fait que le principe de causalité et l'écoulement irréversibles du temps ne "descendent pas" à l'échelle quantique. A cette échelle c'est la symétrie T qui prévaut.
Conclusion :
se servir de la physique quantique dans un domaine ou des interprétations divergentes sont encore en concurrence pour essayer d'en extrapoler des conclusions sur des notions mal comprises à l'échelle macroscopique c'est aller vers un risque élevé d'en tirer des conclusions fausses, voir "même pas fausses" (pour paraphraser Pauli).
(1) En fait, pour singulariser
un référentiel il faudrait 3 expériences dans des 3 directions perpendiculaires. Désolé pour la légère simplification.