L'islam peut être considéré comme une religion particulière parce que...
Son intervention pourrait s'appeler "repères pour y comprendre quelque chose"....
...Les autres religions monothéistes, le christianisme et le judaïsme, ont fait leur histoire critique. Mais si vous cherchez de l’histoire critique sur les débuts de l’islam, vous n’en trouverez pas. Vous avez une histoire sacralisée, qui fantasme complètement le passé. Et étant donné que le Coran n’est pas un texte suivi, ce n’est pas une narration, il est très compliqué de le contextualiser, parce qu’il faut une grille de lecture qui traverse le texte en rassemblant de façon homogène des thématiques dispersées en de multiples morceaux.
Un lecteur ordinaire ne peut pas avoir une vision historique de ce qu’a été le Coran en son temps. Le croyant d’aujourd’hui s’imagine, parce qu’il connaît l’arabe ou qu’il lit une traduction, qu’il a tout compris. Or il ne comprend rien du tout, ou plutôt il ne produit que sa propre lecture.
Mais cette lecture, elle vient d’intellectuels, d’érudits, elle se fait aussi dans des universités…
Oui, mais les érudits en question ne savent pas ce que c’est qu’une lecture historique. L’islam, pour des raisons historiques qu’on peut comprendre, crises diverses, colonisation, etc., a échappé à une analyse historique critique de son passé. Et le problème, c’est que dans les milieux universitaires actuels, on n’est pas très nombreux à avoir une approche anthropologique de ce passé. Moi, ça me désole. Mes collègues d’autres disciplines, comme les biblistes avec lesquels je travaille, se désolent aussi. Vous chercherez vainement une approche qui permettrait de remettre de la raison dans la tête des musulmans d’aujourd’hui.
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Les savants musulmans, l’histoire critique, ils ne savent pas ce que c’est. Ils connaissent les textes, mais ils connaissent la version sacralisante des textes, ils n’ont aucune idée de ce qu’est une approche historique du passé. Ils mélangent deux corpus. Le corpus du Coran, qui date du VIIe siècle, société tribale, et le corpus de la tradition prophétique, le hadith, qui apparaît deux siècles après, dans les sociétés urbaines de la société impériale, qui a justement besoin de se donner un mythe fondateur et qui fantasme déjà complètement le passé.
Les musulmans d’aujourd’hui mélangent tout ça et y ajoutent la victimisation (l’Occident colonialiste, le racisme) pour prendre au pied de la lettre un morceau de Coran qui dit « tuez les mécréants ».
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On utilise des citations du passé pour justifier une violence contemporaine. Pendant longtemps, la violence dans le monde musulman était régulée, parce que les musulmans étaient au pouvoir. Il y avait des États musulmans forts. Le dernier, qui s’est effondré, c’est l’Empire ottoman.
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C’est là que commence l’intégration des populations extérieures. La religion se construit à ce moment-là. Une société complexe et urbaine se met en place, et c’est à partir de là qu’on commence à avoir besoin de se représenter un passé idéal, celui de la oumma, la communauté musulmane.
Le chiisme et le sunnisme naissent à ce moment-là. Paradoxalement, les Abbassides vont mettre en place cette grande société multiculturelle du IXe siècle, où toutes les cultures se mélangent – on ne demande pas à un savant s’il est musulman, chrétien ou autre chose, on s’en fout – et où tout le monde construit un modèle commun, mais en même temps, ils vont se tourner vers le passé, pour donner à cette société un mythe fondateur.
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D’un côté, vous avez les intellectuels qui traduisent des philosophes grecs, de l’autre, vous avez la conversion des populations urbaines qui, elles, ont besoin de modèles pratiques. La tradition prophétique, qui s’invente au IXe siècle, répond à ce besoin. C’est à ce moment-là qu’apparaît la sacralisation de la figure prophétique. Parce que Mahomet, dans sa tribu, n’était pas un homme au-dessus des autres. Mais il faut faire de l’anthropologie pour comprendre ça.
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Il y a un déficit d’histoire monstrueux. Non seulement les musulmans, pour des raisons historiques, de crises majeures, la colonisation, les guerres, etc., se sont montrés incapables de faire de l’histoire critique de leur propre passé, mais chez nous, c’est pareil. Nos manuels, c’est une catastrophe. C’est de l’histoire sacrée. Ils ne font pas d’anthropologie historique sur le passé musulman. Et sur ce type de sujet, si vous ne le faites pas, vous ne comprenez rien.
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Je me bats pour ça depuis une quarantaine d’années. Ce sont des religieux qui parlent aux religieux. La Bible parle au Coran. Dans nos études, il y a un défaut de méthode qui est absolument catastrophique. L’islam, c’est une espèce d’ovni : les musulmans viennent de Mars. Et les musulmans finissent pas se prendre pour des musulmans, c’est-à-dire pour des Martiens. Ils disent : « J’ai la langue la plus ancienne du monde, mon Prophète est le meilleur, vous m’humiliez aujourd’hui… ».
Mais un musulman, c’est d’abord un homme, ce n’est pas un musulman. Ils croient faire de l’histoire de la religion, mais ils font de la politique. Ceux qui disent par exemple « l’islam est spirituel »… L’islam n’est ni spirituel ni matériel, il est ce qu’on en fait, au moment où on vit. Il n’y a pas d’ontologie de la croyance. Ce sont les hommes qui croient, ce n’est pas la croyance qui est, par essence. Ce sont les hommes qui s’approprient et manipulent la croyance, à chaque époque, en fonction des enjeux de leur époque. Or les enjeux actuels sont des enjeux politiques. Et on manipule le passé pour ces enjeux.
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Il faut faire de l’histoire, comme on le fait sur le christianisme, sur le judaïsme, il faut travailler sur l’histoire des croyances. Je viens d’écrire un livre avec le titulaire de la chaire Milieux bibliques au Collège de France, Thomas Römer, Dieu de la Bible, Dieu du Coran (éd. Seuil). Thomas Römer travaille sur l’aspect historique des textes bibliques, comme moi j’essaie de travailler sur le Coran. Mais lui est entouré de plein de gens qui font la même chose, y compris en Israël, où des archéologues disent aux religieux : « Le roi Salomon, ce n’est pas ce que vous dites. » Mais dans le monde musulman, vous n’avez pas d’historiens critiques. Parce qu’ils risquent de se faire trouer la peau. Mais au moins, ici, qu’on fasse le boulot !
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Que répond-on à un dignitaire religieux ou à un intellectuel qui, après qu’un attentat terroriste a été perpétré, dit : « Ça n’a rien à voir avec l’islam » ?
On lui rentre dedans. On lui met le nez dans l’Histoire. Mais il ne faut pas partir de là où nous sommes, mais de là où ils sont. C’est ce que je faisais avec mes étudiants. J’ai l’avantage d’être arabisante, et quand mes étudiants me disaient « le Coran dit que », je répondais « bien, on va voir ce qu’il dit ». Je peux remettre les choses en place, dans le contexte, à partir de la langue, et je peux contrer. Le problème, pour réussir à contrer, c’est qu’il faut des compétences multiples. Il faut connaître la langue, en particulier la langue médiévale, parce que ce sont des textes très anciens, il faut connaître l’Histoire, il faut connaître l’anthropologie. Moi, ce que je leur dis, c’est que ce texte-là s’est d’abord adressé à des gens qui ne sont pas eux, dans un milieu qui n’est pas le leur. Ils ne vivent pas au VIIe siècle, ils ne sont pas des hommes de tribu.
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On était dans des sociétés de survie, donc on ne jouait pas à se donner la mort volontairement. Il faut essayer de faire comprendre aux croyants qu’ils ne sont pas les musulmans du début, et surtout qu’ils ne sont pas ce qu’ils imaginent que ces gens étaient. Mais ça n’est pas fait. Ni à l’université ni dans la sphère politique. J’ai peur qu’ils n’aient pas très bien compris… Et c’est pire que désolant… c’est tragique ! •
Propos recueillis par Gérard Biard
Pour pouvoir comprendre et agir en amont, il faut d'abord être enseigné, et disposer de structures à cet effet.
Les universités françaises, Sciences-Po,... n'en prennent pas le chemin. cf. les interventions de Kepel, Rougier, Bergeaud-Kapler,... à ce sujet.
La résolution des problèmes en cours n'est pas à l'ordre du jour et les difficultés grandissantes. cf. dernières affaires tragiques en cours
La bêtise entretenue remplace la réflexion nécessitant une distanciation.