Mireille a écrit :Est-ce que, le temps peut se penser en simultané et donc que notre conception du temps passé présent futur est fausse ?
Je réponds à cette question et à cette question uniquement (je ne veux pas discuter des conférences de P. Guillemant).
Répondre sérieusement à la question du temps n'est pas simple. On on peut en dire deux choses:
1/ L'hypothèse du temps thermique et l'émergence d'une réalité d'apparence classique perçue comme objective
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L'hypothèse du temps thermique
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L'écoulement irréversible du temps n'a pas de signification objective. Je veux dire par là que la notion d'écoulement irréversible du temps du passé vers le futur ne peut pas se passer de la notion d'information et de fuite d'information hors de portée d'une classe d'observateurs.
La formulation de ce point de vue, l'hypothèse dite du temps thermique, est présentée de façon très détaillée (et très technique) dans les 3 documents ci-dessous:
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- Von Neumann Algebra Automorphisms and Time-Thermodynamics Relation in General Covariant Quantum Theories
A. Connes, C. Rovelli (Jun 1994) http://arxiv.org/abs/gr-qc/9406019
(voir aussi, pour une présentation plus grand public de cette analyse, le théâtre quantique d'Alain Connes)
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- Diamonds's Temperature: Unruh effect for bounded trajectories and thermal time hypothesis, P. Martinetti, C. Rovelli
(Feb 2004) http://arxiv.org/abs/gr-qc/0212074
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- "Forget time" Carlo Rovelli (Mar 2009)
http://arxiv.org/abs/0903.3832
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L'émergence d'un monde classique par le processus dit d'Einselection
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Les 3 articles de A. Connes, C. Rovelli et P. Martinetti ci-dessus rejoignent ceux de W. Zurek sur la décohérence. Les études de Zurek montrent que l'émergence d'un monde perçu comme classique avec des propriétés physiques perçues comme objectives, c'est à dire indépendantes de l'observateur et de l'acte d'observation, passe par une dispersion de l'information sur l'état d'un système observé dans l'environnement.
Sans cette fuite d'information dans l'environnement, il n'y aurait pas de processus irréversible de mesure, autrement dit, pas d'information classique d'apparence objective sur les propriétés du monde qui nous entoure. Grâce à cet enregistrement d'informations fortement redondantes dans l'environnement des systèmes observés, ces informations peuvent être recueillies, traitées, partagées et transmises entre observateurs (sans détruire ou altérer les propriétés classiques observées).
Les états quantiques nous apparaissant comme des états classiques sont ceux qui résistent aux "agressions" de l'environnement (on a de très belles expériences réalisées sur ce sujet par S. Haroche et ses doctorants au laboratoire Kasler Brossel : cf. Oscillation de Rabi à la frontière classique-quantique et génération de chats de Schrödinger, Alexia Auffeves Garnier
http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00006406/fr/).
Les états classiques sont des états quantiques qui, en raison de leur invariance vis à vis de leur dynamique d'interaction avec l'environnement, sont recopiés dans l'environnement en de multiples exemplaires. Zurek appelle cela le processus d'Einselection (Environment induced superselection).
Environment as a Witness: Selective Proliferation of Information and Emergence of Objectivity in a Quantum Universe
Harold Ollivier, David Poulin, Wojciech H. Zurek (Nov 2005)
http://arxiv.org/abs/quant-ph/0408125
2/ Le futur comme le passé déterminent le présent
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Cette interprétation dite time symmetric de la mécanique quantique reste encore assez minoritaire, me semble-t-il.
cf. A time-symmetric formulation of quantum mechanics, Yakir Aharonov, Sandu Popescu, and Jeff Tollaksen,
http://www.tau.ac.il/~yakir/yahp/yh171.pdf
Quantum mechanics allows one to independently select both the initial and final states of a single system. Such pre- and postselection reveals novel effects that challenge our ideas about what time is and how it flows.
Bien que sujette à controverse, l'interprétation time-symmetric de la mécanique quantique est défendue par des scientifiques tels que Aharonov, Bergmann, Lebowitz, Albert, Vaidman, Lundeen, Tollaksen, Popescu et quelques autres dont les articles scientifiques et la compétence sont reconnus.
L'interprétation temporellement symétrique de la mécanique quantique a débuté en 1964 avec un article (publié dans une revue à comité de lecture) de Y. Aharonov, P. Bergman et J. Lebowitz. Ils avaient en effet constaté que l'on pouvait donner (sans rien changer aux équations elles-mêmes) une présentation du formalisme quantique parfaitement symétrique vis à vis du temps.
Le caractère unidirectionnel de l'écoulement du temps dans la présentation standard du formalisme quantique est interprété par ces auteurs comme une présentation se conformant à la vision du temps et de la causalité tels que nous les percevons à notre échelle et non comme une propriété de la mécanique quantique elle-même. En effet, les lois de la physique sont temporellement symétriques (à l'exception notable de l'interaction faible toutefois).
Il n'est rien sorti d'exploitable au plan des prédictions expérimentales de cette vision time-symmetric de la mécanique quantique avant 1988. A cette date, un article décisif a été publié par Y. Aharonov, D. Albert et L. Vaidman développant la notion de mesure dite faible. Il s'agit de mesures réalisées avec une interaction choisie faible entre l'appareil de mesure et le système observé (Hamiltonien d'interaction H = g PA avec A observable concernée, g facteur de couplage faible de la grandeur A observée à l'appareil de mesure et P opérateur impulsion conjugué de la grandeur Q servant "d'aiguille" indiquant le résultat de mesure).
Grâce à ce faible facteur de couplage g, il est possible de recueillir un peu d'information sur l'état quantique du système observé sans avoir pour cela à le projeter dans l'un des états propres de l'observable concernée. La valeur qu'on observe alors (par moyenne de nombreuses mesures en général) est la valeur moyenne (dite faible) de l'observable en question. Aucune des valeurs propres de l'observable ne ressortent statistiquement de ces mesures faibles si le facteur de couplage g est choisi suffisamment petit. De plus, les systèmes quantiques observés conservent alors sensiblement leur état initial (car ils ne s'intriquent que faiblement avec l'appareil de mesure lors de l'opération de mesure faible).
Aharonov Albert et Vaidman ont montré que la mesure faible pouvait conduire à des résultats de mesure quantique complètement imprévus (alors qu'ils étaient prévisibles d'après les équations de la mécanique quantique). En effet, de tels résultats de mesure sont susceptibles de se situer totalement à l'extérieur de la plage des valeurs propres des observables mesurées. Il faut, pour obtenir ce type de résultat, effectuer des mesures faibles entre un état initial présélectionné et un état de mesure post-selectionné presque orthogonaux.
Ces prédictions ont ensuite été confirmées observationnellement. L'interprétation time symmetric de la mécanique quantique a donc ainsi apporté les premiers éléments tangibles de son intérêt scientifique.
Cet article de 1988 a tout d'abord été contesté par A. Peres et par A. Leggett. Depuis, de nombreuses confirmations expérimentales concernant la mesure faible ont été apportées et la contestation s'est réduite aux aspects purement interprétatifs de la théorie (ce qui enlève beaucoup de poids à ces critiques puisqu'elles n'ont plus de base objective).
Une des prédictions les plus surprenantes de la formulation time symmetric de la mécanique quantique (The Two-State Vector Formalism of Quantum Mechanics: an Updated Review Yakir Aharonov, Lev Vaidman (Jun 2007) 48 pages
http://arxiv.org/abs/quant-ph/0105101 et 6 pages
http://arxiv.org/abs/0706.1347) concerne le paradoxe dit des 3 boîtes.
Dans ce paradoxe, entre un état initial lpsi_in> = lA> + lB> + lC> et un état final lpsi_fin> = lA> + lB> - lC> un système a une probabilité de présence :
- de 100% d'être en A (PAw = <psi_fin lA><Al psi_in> /<psi_fin l psi_in> = 1)
- de 100% d'être en B (PBw = 1)
- de - 100% d'être en C (PCw = -1)
Depuis, ce paradoxe a été confirmé par des observations dès 2003 (Experimental Realization of the Quantum Box Problem, K.J. Resch, J.S. Lundeen, A.M. Steinberg (Oct 2003)
http://arxiv.org/abs/quant-ph/0310091v1).
Ces probabilités négatives, prédites par le formalisme quantique sous l'impulsion de sa présentation time-symmetric, se traduisent observationnellement par des effets de signe opposé aux effets de ces mêmes particules quand la probabilité faible de leur détection est au contraire positive. Dans la présentation time-symmetric de la mécanique quantique, ces probabilités négatives s'interprètent comme des évolutions temporelles à rebrousse-temps.
Le fait que le temps et la causalité soient des émergences statistiques n'est pas vraiment une découverte puisque la compréhension du caractère statistique du second principe de la thermodynamique est connu depuis les travaux de L. Boltzmann, mais on commence seulement à comprendre à quel point ce caractère non objectif de l'écoulement irréversible du temps et de la causalité sont importants et susceptibles de conduire à des faits d'observation en opposition forte avec notre intuition, nos post-jugés et notre myopie d'observateur macroscopique.