Par souci de clarté, dans ce billet, je reviens sur le millénarisme, un thème que j’ai abordé sur ce forum dans Les nazis et les animaux. Hitler était-il végétarien ? et que mes lecteurs ne semblent pas avoir compris.
Dans le vocabulaire politique, l'expression « millénarisme » peut servir à désigner, de manière métaphorique, une forme de doctrine aspirant à une révolution radicale, qui aboutirait à la mise en place définitive d'un ordre social supposé plus juste, et sans commune mesure avec ce qui a existé jusqu'à présent. (1)
Le progrès psychologique dont nous sommes si fiers est un immense leurre que nous entretenons collectivement à force de volonté et de mensonges.
Ce sont les fameuses idées chrétiennes devenues folles de Chesterton.
Éric Zemmour. Le suicide français
À cette époque, comme aujourd’hui (2)(3), on pensait que se mettre à aimer les animaux à la façon des saints comme François d'Assise, le saint patron des animaux, était « un procédé fort ingénieux, pour établir parmi les hommes le règne pur de la charité ». Il s’agissait, souligne l'ethnologue Éric Baratay, « de purifier l'humanité, d’extirper le goût du sang et de la cruauté, de rendre l’homme meilleur pour ses congénères et donc de protéger l’humanité elle-même » (4). Les autorités morales et spirituelles du moment encourageaient les gens à exercer leur compassion, notamment sur un animal de compagnie (5)(6).
Selon l’historienne Katherine C. Grier, des dizaines d’auteurs influents de cette époque (c’est toujours le cas), appartenant à la lignée humaniste, écrivaient des apologies romancées sur l’animal rédempteur, idéalisant jusqu’à l’obscénité ses vertus (7). La possession d'un animal était associée à de très grandes qualités humaines (8). La méchanceté publique envers les animaux étant perçue comme un mauvais exemple pour les enfants, elle fut légalement interdite dans tous les pays occidentaux sur le modèle de la fameuse loi Gramont du deux juillet 1850 (9)(10)(11).
« Une littérature abondante écrite presque exclusivement par des femmes faisait passer l’idée que les gens devaient être jugés à la santé de leurs animaux, symbole d’une vie vertueuse », souligne de son côté l’historienne Kathleen Kete (12). Traditionnellement, dans toutes les cultures, la tendresse, la gentillesse, la compassion et la charité sont des qualités plutôt féminines tandis que la rationalité, la domination, l’ambition et la compétition sont en général des attributs masculins (13). C’est sans doute pour cette raison que les femmes sont fortement majoritaires parmi les vétérinaires (70 %), les zoothérapeutes, les collectionneurs d’animaux, les protecteurs des animaux, voire les propriétaires (14)(15)(16)(17)(18). La compassion, la non-violence et la charité sont la chasse gardée des femmes. C'est là qu'elles s'épanouissent, quelque peu protégées de l'infâme domination masculine, du moins en apparence. Les hommes, en effet, ne sont jamais bien loin derrière, occupant les postes clés au sommet de l’échelle hiérarchique de la compassion, dans les conseils d'administration et les universités, notamment en droit, éthique et philosophie (19).
Selon cette approche millénariste, à en juger par le nombre actuel d’animaux de compagnie, la stratégie adoptée par nos ancêtres semble avoir porté ses fruits. À force de volonté, à force de réprimer ses instincts, à force, entre autres, d’aimer les animaux, l’homme s’approche de plus en plus de son idéal humain, symbolisé en Occident par la figure du Christ. Il devient meilleur non seulement envers ses semblables, mais envers l’animal qui cesse d’être considéré comme un instrument ou un objet, pour devenir un sujet juridique. Ainsi, après les Noirs, les enfants, les femmes et les démunis, c’est au tour des animaux d’avoir une charte de droit et un statut qui leur permet de s’émanciper. Selon toute vraisemblance, c’est du moins l’opinion générale, l’homme contemporain aurait enfin pris conscience de ses responsabilités non seulement envers sa propre espèce, mais envers l’arbre et l’animal (20)(21). Cette idée fort répandue se retrouve dans le livre phare, Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, une incarnation poétique des valeurs chrétiennes qui met notamment en évidence la notion de « responsabilité » envers ceux que nous apprivoisons. Pour un bon résumé des principales thèses de l’émancipation animale, voir entre autres, J. B. J. Vilmer et Peter Singer, deux des fers de lance de ce mouvement millénariste (22)(23).
Une thèse intéressante qui présuppose entre autres que la condition animale s'est bel et bien améliorée. Ce qui n'est pas avérée. De fait, à partir de ce changement de cap vers un monde meilleur, la condition animale s’est considérablement détériorée, et ce, à tous les niveaux. Si la violence et la cruauté envers les animaux deviennent interdites dans les aires publiques, les animaux sont néanmoins élevés, abattus, dévorés, disséqués, observés, étudiés et bichonnés... littéralement à mort, sur une échelle industrielle jamais vue, avec une ferveur qu’on peut qualifier à juste titre... de religieuse. Derrière le masque trompeur de l'amour et de la compassion, la cruauté se propage autant dans l’ombre que la lumière.
L’ombre
La vivisection — nullement réglementée à cette époque et qui se pratique à la manière de René Descartes, avec une cruauté et une brutalité indescriptibles — se répand dans la communauté scientifique à une vitesse éclaire. Les élevages industriels se propagent ainsi qu’un confinement hors sol de plus en plus systématique et cruel des animaux de boucherie, au point de se demander, à l’instar de l’ethnologue français Jean Pierre Digard, « si ce type d’élevage ne correspond pas à une logique inconsciente, proche du sadisme, totalement différente en tout cas de celle — productiviste — qui constitue sa raison d’être officielle » (24). On constate également « une volonté marquée de dissocier les produits de l’abattage de l’animal sur pied; le découpage des carcasses s’intensifie et se raffine au point aujourd’hui de ne plus pouvoir faire le lien entre le morceau de viande sous cellophane et sa provenance », déclare le sociologue Norbert Elias (25).
La lumière
Ce désir de rédemption, voire de béatification, s’est traduit en un temps record par une explosion démographique des animaux de compagnie. En quelques décennies, le nombre de races de chiens passe d’environ une douzaine à plus de 200, phénomène ouvrant ainsi la voie au pétichisme postmoderne (il existe aujourd'hui plus de 425 races de chiens enregistrées, et ce nombre augmente de jour en jour) (26). En même temps, on assiste à une infantilisation massive des animaux de compagnie qui correspond à une perte de fonction et une dépendance affective devenue une fin en soi. Les critères de sélection se concentrent exclusivement sur l’apparence esthétique. Les animaux deviennent des bibelots d’apparat, des objets de consommation. Le nombre de maladies génétiques, psychologiques et physiques fait boule de neige. Les élevages et leurs atrocités se mettent à foisonner, les fourrières et les refuges, à déborder (27). Le commerce des animaux exotiques se banalise, tandis que les zoos avec leur cortège d’atrocités se multiplient comme des petits pains (28). Dans la même lancée, la médecine vétérinaire et la protection animale s'organisent, évidemment, car il faut bien « soigner » et « défendre » tous ces animaux malades des ambitions idéologiques des humains, noblesse oblige (29)(30)(31). Voir à ce propos, sur ce forum, Brigitte Bardot et compagnie ne sont pas crédibles, Le mythe de l'animal-roi, Le prix du bonheur. Le mythe de l'animal-roi et tous les autres articles qui sont sur mon blogue www.charlesdanten.com.
Or, si l'on présuppose que la condition animale est une dramatisation vivante de la condition humaine, son moule en creux et en relief, ce constat se transpose, en essence et non dans la forme, aux humains. Cette volonté de réaliser l'utopie chrétienne à coup de principes, de décrets, de lois et de bonnes intentions s'est traduite par un écart de plus en plus en grand entre les apparences et la réalité, une sorte de schizophrénie collective, le nazisme étant sa manifestation la plus macabre et la démocratie représentative, sa manifestation la plus subtilement perverse. Voir à ce propos, La démocratisation des pulsions. Une explication à la popularité du chat.
Bibliographie
Grier, Katherine C. (2006). Pets in America. A History. Harcourt.
Kete, Kathleen (1994). The Beast in the boudoir. Petkeeping in Nineteenth-Century Paris. University of California Press.
Zemmour, Éric (2014). Le suicide français. Albin Michel. (Les effets pervers du millénarisme sur la France)
Références
1. Keith Thomas (1983). Dans le jardin de la nature. La mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne (1500-1800). Gallimard (Bibliothèque des histoires).
2. Temple Grandin et Catherine Johnson (2009). Animals make us human. Houghton Mifflin Harcourt.
3. Karine-Lou Matignon (2000). Sans les animaux, le monde ne serait pas humain. Albin Michel.
4. Éric Baratay (1995). « Respect de l’animal et respect de l’autre, l’exemple de la zoophilie catholique à l’époque contemporaine. » Des bêtes et des hommes : un jeu sur la distance : 255-265.
5. Éric Baratay (1998). « Le Christ est-il mort pour les bêtes? » Études rurales : 27-48.
6. Jean-Pierre Albert (1995). « L’Ange et la Bête : Sur quelques motifs hagiographiques. » Des bêtes et des hommes : un jeu sur la distance : 255-265.
7. Katherine C. Grier (2006). Pets in America. A History. Harcourt.
8. Kathleen Kete (1994). « Animal protection in Nineteenth-Century France. » The Beast in the boudoir. Petkeeping in Nineteenth-Century Paris. University of California Press.
9. Valentin Pélosse (1981). « Imaginaire social et protection de l’animal : Des amis des bêtes de l’an X au législateur de 1850. » L’Homme, XXI (4) : 5-33.
10. Katherine C. Grier (2006). « Hierarchy, power and animals. » Ouvr. cité : 177.
11. Margit Livingston (2001). « Desecrating the Ark. Animal Abuse and the Law’s role in Prevention. » Iowa Law Review : 87 (1).
12. Kathleen Kete. Ouvr. cité.
13. Katherine C. Grier. « Domesticity and the Qualities of Men and Women. » Ouvr. cité.
14. Susan D. Jones (2003). Valuing Animals: Veterinarians and their Patients in Modern America. The John Hopkins University Press.
15. Joanna Swabe (1999). Animals, Disease and Human Society: Human-Animal Relations and the Rise of Veterinary Science. Routlege.
16. Alan Herscovici (1991). Second Nature. The Animal-rights Controversy. Toronto. Stoddart.
17. Jean-Pierre Digard (2005). Les Français et leurs animaux. Ouvr. Cité : 26.
18. Sondage Léger pour le compte de l‘Académie de médecine vétérinaire du Québec. [En ligne]. Adresse URL : http://www.veterinet.net/services/nouve ... 3.4&no=674 (page consultée en mai 2011).
19. Jean Baptiste Jeangène Vilmer (2008). Éthique animale. PUF. Dans la première partie de son livre Vilmer passe en revue le nec du nec des humanistes concernés par la condition animale. Or, ils sont tous, sauf exception, de sexe masculin.
20. Luc Ferry (1992). Le nouvel ordre écologique. L'arbre l'animal et l'homme. Grasset.
21. Monique Canto-Sperber (1996). Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale. PUF.
22. Jean Baptiste Jeangène Vilmer. Ouvr. cité.
23. Peter Singer (1975). Animal liberation. Pimlico.
24. Jean-Pierre Digard (2005). « L’élevage industriel. » Les Français et leurs animaux : 41.
25. Norbert Elias (1973). La civilisation des mœurs. Calmann-Lévy : 250-259.
26. Kathleen Kete. Ouvr. cité.
27. Ibid.
28. Éric Baratay et Élizabeth Hardouin-Fuguier (1998). Zoos, histoires des jardins zoologiques en occident (XVIe –XXe siècle). La Découverte.
29. Kathleen Kete. Ouvr. cité.
30. Susan D. Jones. Ouvr. cité.
31. Joanna Swabe. Ouvr. cité.