Le dictionnaire sceptique dérape parfois. Dans tous les cas de "dérapages" c'est que l'auteur aborde une sujet beaucoup trop loin de sa spécialité et se documente à partir d'auteurs peu fiables. L'article sur le test de Rorschach en est un bon exemple. Rappelons que l'auteur, Robert Todd Carroll, n'est ni psychiatre ou psychologue ni bénéficiaire d'aucune espèce de formation ou expérience en lien avec la santé mentale. Carroll est un docteur en philosophie spécialisé dans la critique de la foi religieuse. Il ne cite qu'une seule source au dernier paragraphe, Robyn Dawes, qui lui est bien psychologue fondamentaliste et méthodologiste, mais n'a aucune formation en test projectif ni même en clinique.
Voyons ce que ça donne:
« Le test est dit projectif parce qu'on suppose que le patient projette dans les taches d'encre sa vraie personnalité, révélée par l'interprétation. »
Non! Un test est qualifié de projectif lorsque l'épreuve oblige le sujet, pour produire sa réponse, à faire appel à un large spectre de ressources internes impliquées dans les processus de perception et de conduite plutôt que simplement à ses connaissances et ses ressources intellectuelles.
«Les taches sont prétendument équivoques (purportedly ambiguous)»
Expression tendancieuse! C'est comme si Carroll mettait en doute même le fait que les tâches de Rorschach soient ambiguës? Carroll commence ici à enchainer un ensemble de commentaires dénigrants, non-sourcés, et parfaitement gratuit
«Ceux qui font passer de tels tests se pensent eux-mêmes experts en interprétant les interprétations de leurs patients.»
De qui parle-t-il? Qu'est-ce donc qu'un "expert" dans l'esprit de Carroll?
« Quelles preuves y a-t-il que l'interprétation d'une tache d'encre (ou d'un dessin ou de l'écriture - autres éléments utilisés dans les tests projectifs), reflet d'une composante de la personnalité, révèle les réelles perceptions plutôt que, par exemple, la créativité d'un sujet ? »
Premièrement, il y a un assez large corps de recherches empiriques qui démontrent les liens entre certaines caractéristiques des réponses des sujets et des traits de personnalité. Si Carroll avait pris connaissance du manuel d'Exner (dont il parle pourtant à la fin de son article), il l'aurait su. Ensuite, pourquoi Carroll oppose-t-il la créativité aux autres traits de la personnalité? S'il était psychologue clinicien, Carroll saurait que ces conduites sont toutes dans le même enclot.
«Quelle justification y a-t-il pour supposer qu'une interprétation donnée d'une tache d'encre n'émane pas d'une composante de la personnalité déterminée à tromper l'autre, ou à se tromper soi-même sur ce sujet ? »
S'il était psychologue clinicien, Carroll saurait que ces conduites sont toutes dans le même enclot.
«Même si l'interprétation provient d'une composante de la personnalité qui exprime les désirs …»
Les désirs, mais aussi les peurs, les besoins affectifs, la plasticité émotionnelle, la capacité perceptivo-cognitive, les modes internes de résolution de problèmes, etc.
« …, il y a loin du désir à sa réalisation. Par exemple, une interprétation peut sans équivoque exprimer le désir de coucher avec le thérapeute, mais cela n'implique ni que le patient a couché avec le thérapeute, ni, si l'occasion se présentait, qu'il serait d'accord pour le faire. »
En effet, mais c'est quoi le rapport avec une critique du test de Rorschach? Je ne connais personne dans la profession qui suppose qu'un désir s'actualise automatiquement lorsque l'occasion se présente. C'est même un point clef de l'évaluation d'une dynamique de personnalité: comment le sujet régularise-t-il les conflits entre ses désirs, ses valeurs morales et l'anticipation des conséquences prévisibles d'un passage à l'acte?
« Il y a un problème inhérent au test de Rorschach. Avant tout, le thérapeute doit considérer la tache d'encre comme équivoque et abstraite pour qu'elle soit censée représenter réellement la projection du sujet. »
En effet!
«En conséquence, le thérapeute ne doit pas se référer à la tache dans l'interprétation des réponses du patient»
Erreur! Même ambiguës et abstraites, les tâches ne sont pas indifféremment équivalentes. Certaines caractéristiques objectives (par exemple la présence de couleurs chromatiques) sont présentent dans certaines tâches et pas dans d'autres.
« … ou bien on devrait tenir compte de la projection du thérapeute appréciée de façon indépendante par une tierce personne. Alors celle-ci aurait dû elle-même être interprétée par une quatrième, et ainsi de suite. Le thérapeute doit donc interpréter l'interprétation du patient sans faire référence à ce qui a été interprété. »
8/10! Même s'il l'exprime mal, Carroll soulève un problème bien réel de l'interprétation du Rorschach, mais ce problème est circonscrit à l'analyse qualitative des réponses
«On peut aussi bien faire interpréter au patient des taches sur le mur ou au sol. En d'autres termes, l'interprétation doit être étudiée comme s'il y avait un récit ou un rêve sans référence précise au réel. Même comme cela, le thérapeute doit en fin de compte rendre une appréciation sur l'interprétation, c'est-à-dire interpréter l'interprétation. Mais de nouveau, qui va interpréter l'interprétation du thérapeute ? Un autre thérapeute ? Alors, qui interprétera cette dernière interprétation ? Etc.»
C'est ce que font les psychiatres qui diagnostiquent leurs patients uniquement à la suite d'un examen clinique il apprécient les déformations qui semblent apparaitre dans l'expérience que les patients ont du réel, d'un réel que le psychiatre est bien obligé lui-même d'apprécier avec toutes les implications projectives que cela implique... Les praticiens du Rorschach ont au moins l'avantage d'avoir des statistiques normatives sur la fréquence des types de réponses pour chaque localisation de tache.
« Pour éviter le problème logique de définir un standard du standard du standard etc., les spécialistes ont imaginé des interprétations normalisées des interprétations. Formes et contenus sont tous deux normalisées. Par exemple, un patient qui ne prête attention qu'à une petite partie de la tache « suggère une personnalité obsessionnelle » ; tandis que celui qui perçoit des silhouettes mi-humaines mi-animales suggère un trouble de la personnalité, peut-être à la limite de l'isolement social de la schizophrénie (Dawes, 148). »
La performance au Rorschach ne s'interprète pas réponse par réponse. Ce sont les proportions de types de réponse qui soulèvent des hypothèses.
«S'il n'existait pas d'interprétations normalisées des interprétations, alors des thérapeutes pourraient considérer comme également logiques les mêmes interprétations de patients, mais les interpréter différemment. Quelles expériences ont été réalisées pour démontrer qu'une interprétation donnée d'une tache d'encre reflète n'importe quelle conduite passée ou prédit un quelconque comportement dans l'avenir ?»
Plusieurs! Par exemple, une proportion de types [C, CF> FC] est statistiquement associée à une plus grande impulsivité émotionnelle.
«En bref, l'interprétation du test des taches d'encre est à peu près aussi scientifique que l'interprétation des rêves.»
C'est une opinion! L'opinion d'une personne qui n'a pas fait l'exercice de prendre connaissance de la littérature sur la question!
« Pour fonder quelque espoir de présenter le test des taches d'encre comme étant scientifiquement valable, il était indispensable de le transformer en test non projectif. Les taches ne sont plus considérées comme totalement abstraites, mais appellent une réponse type, les interprétations du patient y étant confrontées en tant que bonnes ou mauvaises réponses. C'est ce que fit John E. Exner. »
Même dans le modèle d'Exner, le test reste projectif. C'est le travail d'analyse qui est systématisé et l'interprétation alimentée par la connaissance tirée de résultats de recherches empiriques.
«Le système Exner utilise les taches d'encre comme un test normalisé. De ce point de vue, l'idée semble absurde. Imaginez qu'on admette les étudiants en faculté de médecine en se fondant sur un tel test normalisé ! Ou qu'on sélectionne ainsi les candidats à l'école de police ! (« Je n'ai pas été reçu à cause de mon échec au test des taches d'encre. »)»
Ce qui est "absurde" c'est de parachuter comme exemples des situations qui n'ont pas de réalité. En effet, le test de Rorschach ne sert de test d'entrée dans aucune faculté de médecine ou d'école de police. On échoue d'ailleurs jamais le test de Rorschach puisque l'interprétation en fonction de repère normalisée ne se fait pas sur une base "bon / mauvais".
« Le partisan du Rorschach devrait reconnaître que les taches d'encre, les rêves, les dessins ou l'écriture ne peuvent être de nature différente que la parole ou les gestes. Chacun de ces éléments est susceptible de multiples interprétations, quelques unes vraies, quelques autres fausses, certaines significatives, d'autres insignifiantes.»
Les praticiens du Rorschach que je connais reconnaitront cela sans peine. Alors de qui Carroll parle-t-il?