Le théonormatisme
Publié : 07 janv. 2020, 22:06
J’appelle théonormatisme le principe d’une vision du monde qui fait de la croyance en une quelconque forme de transcendance ou de spiritualité (au sens de croyance en l’existence d’une substance spirituelle) une norme implicite et qui marginalise et dénigre l’athéisme (ou l’absence de spiritualité) en le considérant comme une forme de religion qui s’ignore. Le théonormatisme repose sur le préjugé faux selon lequel aucun être humain ne peut vivre sans croire à une forme de transcendance ou de sens de l’existence qui serait donné par un être suprême. Toute forme de réserve ou de suspension du jugement de la part d’un non-croyant est considérée comme le signe que la personne va finir par croire un jour. Pour éviter d’avoir à défendre sa croyance en l’existence de Dieu ou de l’affirmer dogmatiquement, on nie plutôt la sincérité des non-croyants. On décrédibilise ainsi les critiques de la religion en disant que les non-croyants sont des croyants déçus par toutes les religions existantes, qu’ils sont donc tellement religieux qu’aucun dieu n’est assez divin pour eux. Il y a bien sûr des distinctions entre les concepts de dieu, de religion et de spiritualité. Je parle ici de la croyance au surnaturel en un sens très général, c’est la croyance qu’il existe quelque chose au-delà de la pure matière qui pourrait donner un sens à la vie ou fonder une forme de spiritualité. Bref, le théonormatisme, c’est présumer que tout être humain croit d’une façon ou d’une autre au surnaturel.
En érigeant la croyance au surnaturel en norme, le théonormatisme rend l’athéisme (ou l’absence totale de spiritualité) culturellement invisible : c’est seulement lorsque des individus affirment clairement leur athéisme ou sont publiquement perçus comme athées qu’ils deviennent visibles et font l’objet d’une discrimination sociale. Ainsi, le théonormatisme n’est pas seulement un système de valeurs personnel, c’est un outil du maintien de la religion et de la discrimination contre les athées, une forme de contrôle social envers les individus qui dévient de la norme de croyance. Voici quelques exemples de théonormatisme :
· La présence d’une croix sur la tombe d’un inconnu;
· L’affirmation « Nous croyons tous au même Dieu, mais nous lui donnons des noms différents » pour avoir l’air inclusif tout en excluant ceux qui ne croient pas à une religion abrahamique;
· Le D. G. Regina (qui est l’abréviation du latin Dei Gratia Regina, reine par la grâce de Dieu) sur les pièces de 25 cents canadiennes;
· La question « Tu dois bien croire en quelque chose? »;
· L’expression « En dehors des croyances et des adhésions religieuses » utilisée dans un manuel écrit par Jean Grondin et Daniel Weinstock pour le cours ECR pour désigner les athées;
· L’affirmation selon laquelle l’athéisme est une forme de spiritualité (Jean Grondin, « La religion comme expérience de vérité », Cités, n° 62, 2015, p. 13);
· Le fait de dire qu’il est à peu près impossible de mourir sans être croyant (Jean Grondin, À l’écoute du sens, Montréal, Bellarmin, 2011, p. 152);
· Le fait de dire à quelqu’un « Tu n’es pas comme les autres athées », ce qui revient à dire que toutes les personnes athées se ressemblent;
· Le fait de souhaiter qu’un mort repose en paix (un mort ne se repose pas dans l’attente de la résurrection de la chair, il se décompose).
Je viens d’énumérer des façons d’affirmer implicitement l’existence d’une divinité ou d’un ordre de réalité surnaturel. Par l’utilisation d’expressions théonormatives, les croyants peuvent imposer leur vision du monde au quotidien et marginaliser les athées, ceux qui sont « en dehors des croyances et des adhésions religieuses », comme le dit le même manuel dont j’ai parlé plus haut, tout en parlant d’eux comme « des membres d’une religion se disent non-religieux ou incroyants » (pour plus de détails, voir mon chapitre «Les vertus antiphilosophiques du cours ECR» dans La face cachée du cours Éthique et culture religieuse, publié chez Léméac).
Une autre stratégie pour maintenir au statut de norme le fait de croire en Dieu consiste à nier la sincérité des non-croyants. Affirmer que les athées sont en quelque sorte des croyants qui s’ignorent ou que le positionnement des athées et des agnostiques est la « religion » de nos sociétés avancées, c’est du théonormatisme. En effet, on entend souvent des croyants dire que l’argumentation des personnes non croyantes présuppose les réponses religieuses, auxquelles elles feraient des emprunts importants quand elles parlent de la dignité humaine ou de l’injustice qu’il faut combattre, mais aussi lorsqu’elles rêvent d’une libération à venir. C’est laisser entendre que toute croyance en quelque chose qui nous rendra heureux est une forme de religion. C’est du révisionnisme conceptuel : on se donne une définition de religiosité qui est si large qu’elle permet de voir des croyances religieuses là où il n’y en a pas. Comme le dit le physicien Steven Weinberg :
«Certains ont de Dieu une vision si large et si souple qu’ils ne peuvent que le trouver partout où ils le cherchent. On entend dire “Dieu est l’être suprême”, “Dieu est le meilleur de nous-mêmes”, ou “Dieu est l’univers”. Bien sûr, comme n’importe quel autre mot, on peut donner au mot “Dieu” le sens que l’on veut. Si vous voulez dire que “Dieu est l’énergie”, vous pouvez le trouver dans un morceau de charbon.»
Le théonormatisme, dans sa logique même, évacue trop rapidement la possibilité même de l’athéisme : il présuppose qu’aucun homme n’existe vraiment sans quelque forme de religion, sans spiritualité. Je vis pourtant très bien sans spiritualité : je constate quotidiennement que l’univers est complètement indifférent à mon sort, et je juge que la vie humaine n’a pas de sens, ce qui ne m’empêche pas de bien vivre. La vie, écrit Camus, « sera d’autant mieux vécue qu’elle n’aura pas de sens ». La thèse selon laquelle l’être humain a besoin de « spiritualité » doit être démontrée. Or, bien des gens semblent la tenir pour acquise, ils se fondent sur ce préjugé théonormatif pour justifier la thèse selon laquelle les athées sont en fait des croyants qui s’ignorent. C’est un raisonnement qui tourne en rond.
La plupart des croyants n’ont pas l’intention de blesser et se considèrent dépourvus de biais discriminants. Les micro-agressions théonormatives sont insidieuses précisément parce que les personnes qui les font n’en sont pas conscientes. Il ne faut donc pas être surpris si une personne s’indigne parce qu’on lui fait la remarque que ces biais sont blessants. Pour en finir avec le théonormatisme, il faut tenter d’être constamment vigilant sur nos propres biais théonormatifs et être ouvert à la discussion sur nos propres attitudes et biais envers les athées.
En érigeant la croyance au surnaturel en norme, le théonormatisme rend l’athéisme (ou l’absence totale de spiritualité) culturellement invisible : c’est seulement lorsque des individus affirment clairement leur athéisme ou sont publiquement perçus comme athées qu’ils deviennent visibles et font l’objet d’une discrimination sociale. Ainsi, le théonormatisme n’est pas seulement un système de valeurs personnel, c’est un outil du maintien de la religion et de la discrimination contre les athées, une forme de contrôle social envers les individus qui dévient de la norme de croyance. Voici quelques exemples de théonormatisme :
· La présence d’une croix sur la tombe d’un inconnu;
· L’affirmation « Nous croyons tous au même Dieu, mais nous lui donnons des noms différents » pour avoir l’air inclusif tout en excluant ceux qui ne croient pas à une religion abrahamique;
· Le D. G. Regina (qui est l’abréviation du latin Dei Gratia Regina, reine par la grâce de Dieu) sur les pièces de 25 cents canadiennes;
· La question « Tu dois bien croire en quelque chose? »;
· L’expression « En dehors des croyances et des adhésions religieuses » utilisée dans un manuel écrit par Jean Grondin et Daniel Weinstock pour le cours ECR pour désigner les athées;
· L’affirmation selon laquelle l’athéisme est une forme de spiritualité (Jean Grondin, « La religion comme expérience de vérité », Cités, n° 62, 2015, p. 13);
· Le fait de dire qu’il est à peu près impossible de mourir sans être croyant (Jean Grondin, À l’écoute du sens, Montréal, Bellarmin, 2011, p. 152);
· Le fait de dire à quelqu’un « Tu n’es pas comme les autres athées », ce qui revient à dire que toutes les personnes athées se ressemblent;
· Le fait de souhaiter qu’un mort repose en paix (un mort ne se repose pas dans l’attente de la résurrection de la chair, il se décompose).
Je viens d’énumérer des façons d’affirmer implicitement l’existence d’une divinité ou d’un ordre de réalité surnaturel. Par l’utilisation d’expressions théonormatives, les croyants peuvent imposer leur vision du monde au quotidien et marginaliser les athées, ceux qui sont « en dehors des croyances et des adhésions religieuses », comme le dit le même manuel dont j’ai parlé plus haut, tout en parlant d’eux comme « des membres d’une religion se disent non-religieux ou incroyants » (pour plus de détails, voir mon chapitre «Les vertus antiphilosophiques du cours ECR» dans La face cachée du cours Éthique et culture religieuse, publié chez Léméac).
Une autre stratégie pour maintenir au statut de norme le fait de croire en Dieu consiste à nier la sincérité des non-croyants. Affirmer que les athées sont en quelque sorte des croyants qui s’ignorent ou que le positionnement des athées et des agnostiques est la « religion » de nos sociétés avancées, c’est du théonormatisme. En effet, on entend souvent des croyants dire que l’argumentation des personnes non croyantes présuppose les réponses religieuses, auxquelles elles feraient des emprunts importants quand elles parlent de la dignité humaine ou de l’injustice qu’il faut combattre, mais aussi lorsqu’elles rêvent d’une libération à venir. C’est laisser entendre que toute croyance en quelque chose qui nous rendra heureux est une forme de religion. C’est du révisionnisme conceptuel : on se donne une définition de religiosité qui est si large qu’elle permet de voir des croyances religieuses là où il n’y en a pas. Comme le dit le physicien Steven Weinberg :
«Certains ont de Dieu une vision si large et si souple qu’ils ne peuvent que le trouver partout où ils le cherchent. On entend dire “Dieu est l’être suprême”, “Dieu est le meilleur de nous-mêmes”, ou “Dieu est l’univers”. Bien sûr, comme n’importe quel autre mot, on peut donner au mot “Dieu” le sens que l’on veut. Si vous voulez dire que “Dieu est l’énergie”, vous pouvez le trouver dans un morceau de charbon.»
Le théonormatisme, dans sa logique même, évacue trop rapidement la possibilité même de l’athéisme : il présuppose qu’aucun homme n’existe vraiment sans quelque forme de religion, sans spiritualité. Je vis pourtant très bien sans spiritualité : je constate quotidiennement que l’univers est complètement indifférent à mon sort, et je juge que la vie humaine n’a pas de sens, ce qui ne m’empêche pas de bien vivre. La vie, écrit Camus, « sera d’autant mieux vécue qu’elle n’aura pas de sens ». La thèse selon laquelle l’être humain a besoin de « spiritualité » doit être démontrée. Or, bien des gens semblent la tenir pour acquise, ils se fondent sur ce préjugé théonormatif pour justifier la thèse selon laquelle les athées sont en fait des croyants qui s’ignorent. C’est un raisonnement qui tourne en rond.
La plupart des croyants n’ont pas l’intention de blesser et se considèrent dépourvus de biais discriminants. Les micro-agressions théonormatives sont insidieuses précisément parce que les personnes qui les font n’en sont pas conscientes. Il ne faut donc pas être surpris si une personne s’indigne parce qu’on lui fait la remarque que ces biais sont blessants. Pour en finir avec le théonormatisme, il faut tenter d’être constamment vigilant sur nos propres biais théonormatifs et être ouvert à la discussion sur nos propres attitudes et biais envers les athées.