Sociobiologie et différences homme-femme
Publié : 19 août 2005, 03:32
Voici une application concrète de la sociobiologie, un texte de l'anthropologue québécois Daniel Baril. Il était venu d'ailleurs donner une conférence, sur un autre sujet, le 13 avril 2005 chez les sceptiques du Québec: https://www.sceptiques.qc.ca/SM/CompteR ... 50413.html
(J'ai mis en caractère gras ce qui m'a semblé le plus important)
Il s'agit d'un résumé de mémoire de maitrise en anthropologie biologique rédigé pour la revue des cycles supérieurs de l'Université de Montéal.
Différence intersexe et religion : une interprétation évolutionniste
Dans toutes les études statistiques sur la religion, les femmes affichent une plus forte religiosité que les hommes. L’analyse de la littérature sur le sujet montre pour la première fois que cet écart est observable dans tous les marqueurs de la religiosité, quelles que soient les conditions socio-économiques des répondants et quelles que soient les époques. Ce fait, qui demeure étrangement ignoré des chercheurs québécois, nous met sur la piste des fondements biosociaux de la religion.
En octobre dernier, un sondage sur la croyance au spiritisme réalisé à l’approche de l’Halloween révélait que 46 % des femmes au Canada croient en la capacité paranormale de prédire l’avenir contre 33 % des hommes [1]. Il y a trois ans, un sondage sur le portrait sociologique de la jeunesse du Québec indiquait que 81 % des femmes croient en Dieu contre 69 % des hommes [2] . Un coup d’œil aux données de recensement de Statistique Canada montre que 66 % de ceux qui se déclarent athées sont des hommes.
Les femmes seraient-elles donc plus attirées que les hommes par la religion et le surnaturel ? La réponse est oui. Ceci est d’ailleurs l’un des constats les mieux attestés en sciences des religions [3] . Une revue de littérature portant sur 45 études statistiques sur le sujet, faite dans le cadre d’un mémoire de maîtrise en anthropologie [4] , montre que quels que soient les indicateurs retenus (croyance en Dieu, pratique, prière, religiosité intérieure, croyance en la vie après la mort, croyances paranormales), les femmes affichent toujours une plus forte religiosité que les hommes, l’écart intersexe moyen étant d’environ 10 %.
Cet écart varie en fonction de nombreux facteurs comme l’âge, l’époque, la confession, la scolarité et les conditions socio-économiques. Les études montrent par exemple que l’écart s’accroît avec l’âge au cours de l’adolescence et demeure stable à partir de la vingtaine. L’écart est plus grand dans les cultures plus laïcisées que dans les cultures imprégnées de religiosité (ex : Canada, Australie et Angleterre par rapport aux États-Unis) et il est plus grand dans les indicateurs de pratique privée (comme la prière) que dans ceux de pratique publique (la fréquentation des offices). Ces deux derniers points montrent que l’écart intersexe ne peut être attribuable à la pression sociale.
Malgré les fluctuations liées à ces variables, l’écart subsiste toujours et demeure statistiquement significatif même lorsque l’effet des variables socio-économiques est retranché. Le fait par exemple d’avoir ou non des enfants, de travailler ou non, ne réduit pas de façon significative la plus forte religiosité des femmes. La revue de littérature a permis de constater que le phénomène est observable dans tous les pays où des données statistiques sont disponibles, notamment aux États-Unis, en Australie, en France, en Angleterre et au Japon. La période couverte va de 1928 à 2001, une période trop étendue pour que la cause puisse être attribuable à des valeurs sociales passagères.
Le phénomène a par ailleurs été objectivé à tout le moins pour les religions chrétiennes, le judaïsme américain, l’islam turque, le bouddhisme japonais, le mysticisme et le paranormal.
Une telle étendue du phénomène, sa constance à travers les indicateurs et sa persistance à travers les époques et les cultures n’avaient jusqu’ici jamais été mises en évidence.
Dominance de traits féminins
Les études menées sur le sujet dans les années 90 montrent que ce n’est pas tant le fait d’être de sexe féminin qui s’avère être le meilleur prédicteur de religiosité forte, mais le fait de présenter une personnalité où dominent des traits psychologiques féminins [5] . Les principaux traits considérés comme féminins – selon les outils de mesure utilisés dans ces études – sont l’empathie, l’anxiété et le communautarisme, alors que les principaux traits considérés comme masculins sont les comportements à risque, l’agressivité et l’attrait pour le pouvoir.
Ces dispositions sont considérées féminines ou masculines parce qu’elles sont exprimées plus fortement par l’un ou l’autre des deux sexes. Ces biais intersexes ont été confirmés par des études longitudinales et des méta-analyses couvrant une cinquantaine d’années et tous les âges de la vie, alors que les outils de base ont été validés dans des pays aussi divers que l’Irlande, le Kenya, Israël, l’Inde, les États-Unis ou le Zimbabwe.
La corrélation est donc celle-ci : plus une personne est empathique, anxieuse et recherche le partage, plus elle affichera une religiosité forte et ceci quel que soit son sexe. Inversement, plus une personne est agressive, attirée par les comportements à risque et par la recherche de pouvoir, plus elle affichera une religiosité faible.
Un modèle évolutionniste : la sélection sexuelle
Les études de sociologie et de psychologie sur les différences intersexes demeurent toutefois impuissantes à expliquer pourquoi les habiletés psychosociales en question persistent au-delà des déterminismes culturels. Les causes pourraient relever de la biologie des sexes. Mais les facteurs biologiques proximaux, comme les taux de testostérone, de vasopressine ou de monoamine oxydase, ne règlent pas la question puisqu’on peut toujours se demander pourquoi ces taux varient selon les sexes.
Pour remonter aux causes lointaines ou ultimes, une approches darwinienne comme la psychologie évolutionniste peut s’avérer fort éclairante ; cette approche se fonde sur la théorie de la sélection sexuelle et de l’investissement parental pour interpréter les différences intersexes en fonction du rôle joué par les deux sexes dans la reproduction. Selon cette théorie, le sexe qui fournit la plus grosse cellule reproductrice – soit l’élément féminin – sera celui qui fournira l’investissement parental le plus grand afin de “rentabiliser” l’investissement de base déjà fourni.
Chez la plupart des mammifères, cet investissement parental élevé de la part de la femelle (comprenant notamment la gestation et l’allaitement) a comme conséquence de limiter sa disponibilité sexuelle et de la rendre plus sélective dans son choix de partenaires géniteurs. Cette disponibilité sexuelle limitée entraîne une forte compétition intermâle pour l’accès aux femelles ainsi qu’aux ressources alimentaires et économiques pouvant lui assurer un meilleur potentiel reproducteur. Selon la théorie, il faut s’attendre à observer des comportements sexuellement différenciés là où les mâles et les femelles ont eu à solutionner des problèmes adaptatifs différents liés à leurs fonctions reproductrices spécifiques.
Le modèle vaut également pour le primate humain. Le psychologue évolutionniste Kevin MacDonald a appliqué cette approche au modèle psychologique des cinq grandes composantes de la personnalité (le five-factor model, FFM) auxquelles se rattachent directement les facteurs liés à la religiosité forte ou faible, c’est-à-dire l’empathie, l’anxiété, l’agressivité et les comportements à risque [6] . Son analyse l’amène à soutenir que les différences intersexes observées dans les composantes du FFM – différences attestées par un important corpus de recherches empiriques – reflètent le processus de sélection sexuelle et de l’investissement parental différencié.
La théorie évolutionniste prévoit, par exemple, que l’empathie devrait s’exprimer plus fortement chez le sexe qui assure la plus grande part de l’investissement parental puisque l’empathie de la mère est essentielle pour que le nouveau-né reçoive des soins. Même chose pour l’anxiété – dont la fonction est d’induire des comportements d’évitement face aux dangers – puisque la mère a tout à gagner à éviter de prendre des risques (sur le plan sexuel comme sur celui de sa sécurité physique et de celle de son enfant). La propension plus forte des femmes envers l’empathie et l’anxiété est largement attestée [7] .
Les deux autres habiletés ressortant des études sur la différence intersexe dans la religiosité, soit les comportement à risque et l’agressivité, peuvent être respectivement considérées comme l’envers de l’anxiété et de l’empathie. Tel que mentionné plus haut, on doit s’attendre, toujours selon la théorie de la sélection sexuelle, à ce que les hommes soient plus enclins que les femmes à prendre des risques, à être agressifs et à rechercher la dominance sociale parce que ces comportements sont nécessaires à l’obtention de la ressource reproductive qui se fait plus rare. Ce n’est un secret pour personne que les hommes présentent un penchant plus marqué pour ces comportements, quelle que soit la culture ambiante [8] .
Lorsqu’on aborde les comportements humains sous cet angle, il faut bien sûr avoir à l’esprit le contexte ancestral d’il y a près de trois millions où s’est effectuée la sélection des caractéristiques de l’ancêtre lointain d’Homo sapiens. Si depuis son apparition l’Homo sapiens a modifié son environnement, sa biologie du social n’a pas pour autant disparu ; le contrôle que l’être humain peut exercer sur ses comportements n’élimine pas l’origine biologique des émotions qui sous-tendent ces comportements.
La différence intersexe dans la religiosité, que les psychologues et les sociologues de la religion attribuent à la différence intersexe dans l’anxiété, l’empathie, l’agressivité et les comportement à risque, peut donc être considérée comme l’une des manifestations culturelles de la biologie comportementale des hommes et des femmes façonnée par la sélection sexuelle.
La religion : un épiphénomène
Les quatre habiletés examinées ici sont au cœur de tous nos comportements sociaux. Puisqu’elles semblent déterminantes dans le comportement religieux, ceci nous amène à situer la religion dans le prolongement de nos prédispositions sociales. Par contre, cette interprétation n’explique ni comment ni pourquoi l’être humain crée du surnaturel.
Pour l’anthropologue cognitiviste Pascal Boyer [9] , le surnaturel est une création naturelle de nos mécanismes cognitifs spécialement adaptés à la vie en société, notamment l’interprétation causale des phénomènes, les attentes psychologiques et physiques intuitives, l’attribution d’intentionnalité aux gestes et aux évènements, la détection d’agents. En percevant l’environnement à travers ces prismes, l’être humain crée des agents pour comprendre ce qui lui arrive. La religion est ainsi pour Boyer un parasite de nos mécanismes cognitifs innés.
Bien que les différences entre hommes et femmes paraissent évidentes dans le comportement, il n’en va pas de même pour les habiletés cognitives identifiées par Boyer. Ces habiletés paraissent en effet tout aussi indispensables aux femmes qu’aux hommes. Conformément à la théorie de la sélection sexuelle, les manifestations culturelles qui découlent de ces habiletés ne devraient donc montrer que peu de différence intersexe.
C’est précisément ce que montre l’analyse des données empiriques. La différence intersexe dans la religiosité est toujours plus faible dans les indicateurs relevant d’habiletés cognitives, telle la croyance au surnaturel, que dans les indicateurs comportementaux privés comme la prière.
À titre d’exemple, dans l’étude de Reginald Bibby sur la religion des Canadiens (faite à partir de données de Statistique Canada), la différence intersexe pour la croyance en Dieu est de 9 %, mais atteint 17 % pour la pratique de la prière [10] . Dans la méta-analyse d’Argyle et Beit-Hallahmi, une étude clé dans le domaine de la différence intersexe et qui compile des recensements américains et britanniques, les écarts vont de 2 à 10 % pour la croyance en Dieu, mais montent jusqu’à 22 % pour la prière [11] . Dans l’étude d’Edward Thompson sur les adolescents américains, la différence est non significative pour la croyance en la survie après la mort de même que pour la croyance en Dieu, mais devient statistiquement significative pour la prière5.
Cette constance n’avait elle aussi jamais été relevée jusqu’ici. Non seulement fait-elle ressortir l’aspect composite de ce qui est appelé “ religion”, mais elle montre que l’approche évolutionniste demeure pertinente même pour éclairer des faits culturels aussi complexes que la religion. Elle consolide les interprétations identifiant la religion comme un épiphénomène de nos dispositions sociales.
Revue Dire ( revue des cycles supérieurs à l’Université de Montréal ), Avril-Mai 2003.
[1] Léger Marketing, Les Canadiens et les sciences occultes, Montréal, octobre 2002.
[2] Léger & Léger, Au-delà des apparences : Sondage sur la jeunesse, Montréal, février 2000.
[3] Leslie J. Francis, “The Psychology of Gender Difference in Religion : A Review of Empirical Research”, Religion, vol. 27, 1997, p. 81-96.
[4] Daniel Baril, Sélection sexuelle et différence intersexe dans la religiosité, mémoire de maîtrise, Département d’anthropologie, Université de Montréal, 2002.
[5] Edward H. Thompson, “Beneath the Status Characteristic : Gender Variations in Religiousness”, Journal for the Scientific Study of Religion, vol. 30, no 4, 1991, p. 381-394.
[6] Kevin MacDonald, “Evolution, the Five-Factor Model, and Levels of Personality”, Journal of Personality, vol. 63, no 3, 1995, p. 525-567.
[7] Marin L. Hoffman, “Sex Differences in Empathy and Related Behaviors”, Psychological Bulletin, vol. 84, no 4, 1977, p. 712-722.
Hasida Ben-Zur et Moshe Zeidner, “Sex Differences in Anxiety, Curiosity, and Anger : A Cross-Cultural Study”, Sex Roles, vol. 19 nos 5-6, p. 335-347.
[8] Margo Wilson et Martin Daly, “Competitiveness, Risk Taking, and Violence : The Young Male Syndrome”, Ethology and Sociobiology, vol. 6, 1985, p. 59-73.
James P. Byrnes, Davis C. Miller et William D. Schafer, “Gender Differences in Risk Taking : A Meta-Analysis”, Psychological Bulletin, vol. 125, no 3, 1999, p. 367-383.
[9] Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer la religion, Paris, Robert Laffont, 2001.
[10] Reginald W. Bibby, La religion à la carte, Montréal, Fides, 1988.
[11] Michael Argyle et Benjamin Beit-Hallahmi, The Social Psychology of Religion, London, Routledge & Kegan Paul,. 1975.
source du texte: http://www.libre-pensee.qc.ca/modules.p ... age&pid=48
(J'ai mis en caractère gras ce qui m'a semblé le plus important)
Il s'agit d'un résumé de mémoire de maitrise en anthropologie biologique rédigé pour la revue des cycles supérieurs de l'Université de Montéal.
Différence intersexe et religion : une interprétation évolutionniste
Dans toutes les études statistiques sur la religion, les femmes affichent une plus forte religiosité que les hommes. L’analyse de la littérature sur le sujet montre pour la première fois que cet écart est observable dans tous les marqueurs de la religiosité, quelles que soient les conditions socio-économiques des répondants et quelles que soient les époques. Ce fait, qui demeure étrangement ignoré des chercheurs québécois, nous met sur la piste des fondements biosociaux de la religion.
En octobre dernier, un sondage sur la croyance au spiritisme réalisé à l’approche de l’Halloween révélait que 46 % des femmes au Canada croient en la capacité paranormale de prédire l’avenir contre 33 % des hommes [1]. Il y a trois ans, un sondage sur le portrait sociologique de la jeunesse du Québec indiquait que 81 % des femmes croient en Dieu contre 69 % des hommes [2] . Un coup d’œil aux données de recensement de Statistique Canada montre que 66 % de ceux qui se déclarent athées sont des hommes.
Les femmes seraient-elles donc plus attirées que les hommes par la religion et le surnaturel ? La réponse est oui. Ceci est d’ailleurs l’un des constats les mieux attestés en sciences des religions [3] . Une revue de littérature portant sur 45 études statistiques sur le sujet, faite dans le cadre d’un mémoire de maîtrise en anthropologie [4] , montre que quels que soient les indicateurs retenus (croyance en Dieu, pratique, prière, religiosité intérieure, croyance en la vie après la mort, croyances paranormales), les femmes affichent toujours une plus forte religiosité que les hommes, l’écart intersexe moyen étant d’environ 10 %.
Cet écart varie en fonction de nombreux facteurs comme l’âge, l’époque, la confession, la scolarité et les conditions socio-économiques. Les études montrent par exemple que l’écart s’accroît avec l’âge au cours de l’adolescence et demeure stable à partir de la vingtaine. L’écart est plus grand dans les cultures plus laïcisées que dans les cultures imprégnées de religiosité (ex : Canada, Australie et Angleterre par rapport aux États-Unis) et il est plus grand dans les indicateurs de pratique privée (comme la prière) que dans ceux de pratique publique (la fréquentation des offices). Ces deux derniers points montrent que l’écart intersexe ne peut être attribuable à la pression sociale.
Malgré les fluctuations liées à ces variables, l’écart subsiste toujours et demeure statistiquement significatif même lorsque l’effet des variables socio-économiques est retranché. Le fait par exemple d’avoir ou non des enfants, de travailler ou non, ne réduit pas de façon significative la plus forte religiosité des femmes. La revue de littérature a permis de constater que le phénomène est observable dans tous les pays où des données statistiques sont disponibles, notamment aux États-Unis, en Australie, en France, en Angleterre et au Japon. La période couverte va de 1928 à 2001, une période trop étendue pour que la cause puisse être attribuable à des valeurs sociales passagères.
Le phénomène a par ailleurs été objectivé à tout le moins pour les religions chrétiennes, le judaïsme américain, l’islam turque, le bouddhisme japonais, le mysticisme et le paranormal.
Une telle étendue du phénomène, sa constance à travers les indicateurs et sa persistance à travers les époques et les cultures n’avaient jusqu’ici jamais été mises en évidence.
Dominance de traits féminins
Les études menées sur le sujet dans les années 90 montrent que ce n’est pas tant le fait d’être de sexe féminin qui s’avère être le meilleur prédicteur de religiosité forte, mais le fait de présenter une personnalité où dominent des traits psychologiques féminins [5] . Les principaux traits considérés comme féminins – selon les outils de mesure utilisés dans ces études – sont l’empathie, l’anxiété et le communautarisme, alors que les principaux traits considérés comme masculins sont les comportements à risque, l’agressivité et l’attrait pour le pouvoir.
Ces dispositions sont considérées féminines ou masculines parce qu’elles sont exprimées plus fortement par l’un ou l’autre des deux sexes. Ces biais intersexes ont été confirmés par des études longitudinales et des méta-analyses couvrant une cinquantaine d’années et tous les âges de la vie, alors que les outils de base ont été validés dans des pays aussi divers que l’Irlande, le Kenya, Israël, l’Inde, les États-Unis ou le Zimbabwe.
La corrélation est donc celle-ci : plus une personne est empathique, anxieuse et recherche le partage, plus elle affichera une religiosité forte et ceci quel que soit son sexe. Inversement, plus une personne est agressive, attirée par les comportements à risque et par la recherche de pouvoir, plus elle affichera une religiosité faible.
Un modèle évolutionniste : la sélection sexuelle
Les études de sociologie et de psychologie sur les différences intersexes demeurent toutefois impuissantes à expliquer pourquoi les habiletés psychosociales en question persistent au-delà des déterminismes culturels. Les causes pourraient relever de la biologie des sexes. Mais les facteurs biologiques proximaux, comme les taux de testostérone, de vasopressine ou de monoamine oxydase, ne règlent pas la question puisqu’on peut toujours se demander pourquoi ces taux varient selon les sexes.
Pour remonter aux causes lointaines ou ultimes, une approches darwinienne comme la psychologie évolutionniste peut s’avérer fort éclairante ; cette approche se fonde sur la théorie de la sélection sexuelle et de l’investissement parental pour interpréter les différences intersexes en fonction du rôle joué par les deux sexes dans la reproduction. Selon cette théorie, le sexe qui fournit la plus grosse cellule reproductrice – soit l’élément féminin – sera celui qui fournira l’investissement parental le plus grand afin de “rentabiliser” l’investissement de base déjà fourni.
Chez la plupart des mammifères, cet investissement parental élevé de la part de la femelle (comprenant notamment la gestation et l’allaitement) a comme conséquence de limiter sa disponibilité sexuelle et de la rendre plus sélective dans son choix de partenaires géniteurs. Cette disponibilité sexuelle limitée entraîne une forte compétition intermâle pour l’accès aux femelles ainsi qu’aux ressources alimentaires et économiques pouvant lui assurer un meilleur potentiel reproducteur. Selon la théorie, il faut s’attendre à observer des comportements sexuellement différenciés là où les mâles et les femelles ont eu à solutionner des problèmes adaptatifs différents liés à leurs fonctions reproductrices spécifiques.
Le modèle vaut également pour le primate humain. Le psychologue évolutionniste Kevin MacDonald a appliqué cette approche au modèle psychologique des cinq grandes composantes de la personnalité (le five-factor model, FFM) auxquelles se rattachent directement les facteurs liés à la religiosité forte ou faible, c’est-à-dire l’empathie, l’anxiété, l’agressivité et les comportements à risque [6] . Son analyse l’amène à soutenir que les différences intersexes observées dans les composantes du FFM – différences attestées par un important corpus de recherches empiriques – reflètent le processus de sélection sexuelle et de l’investissement parental différencié.
La théorie évolutionniste prévoit, par exemple, que l’empathie devrait s’exprimer plus fortement chez le sexe qui assure la plus grande part de l’investissement parental puisque l’empathie de la mère est essentielle pour que le nouveau-né reçoive des soins. Même chose pour l’anxiété – dont la fonction est d’induire des comportements d’évitement face aux dangers – puisque la mère a tout à gagner à éviter de prendre des risques (sur le plan sexuel comme sur celui de sa sécurité physique et de celle de son enfant). La propension plus forte des femmes envers l’empathie et l’anxiété est largement attestée [7] .
Les deux autres habiletés ressortant des études sur la différence intersexe dans la religiosité, soit les comportement à risque et l’agressivité, peuvent être respectivement considérées comme l’envers de l’anxiété et de l’empathie. Tel que mentionné plus haut, on doit s’attendre, toujours selon la théorie de la sélection sexuelle, à ce que les hommes soient plus enclins que les femmes à prendre des risques, à être agressifs et à rechercher la dominance sociale parce que ces comportements sont nécessaires à l’obtention de la ressource reproductive qui se fait plus rare. Ce n’est un secret pour personne que les hommes présentent un penchant plus marqué pour ces comportements, quelle que soit la culture ambiante [8] .
Lorsqu’on aborde les comportements humains sous cet angle, il faut bien sûr avoir à l’esprit le contexte ancestral d’il y a près de trois millions où s’est effectuée la sélection des caractéristiques de l’ancêtre lointain d’Homo sapiens. Si depuis son apparition l’Homo sapiens a modifié son environnement, sa biologie du social n’a pas pour autant disparu ; le contrôle que l’être humain peut exercer sur ses comportements n’élimine pas l’origine biologique des émotions qui sous-tendent ces comportements.
La différence intersexe dans la religiosité, que les psychologues et les sociologues de la religion attribuent à la différence intersexe dans l’anxiété, l’empathie, l’agressivité et les comportement à risque, peut donc être considérée comme l’une des manifestations culturelles de la biologie comportementale des hommes et des femmes façonnée par la sélection sexuelle.
La religion : un épiphénomène
Les quatre habiletés examinées ici sont au cœur de tous nos comportements sociaux. Puisqu’elles semblent déterminantes dans le comportement religieux, ceci nous amène à situer la religion dans le prolongement de nos prédispositions sociales. Par contre, cette interprétation n’explique ni comment ni pourquoi l’être humain crée du surnaturel.
Pour l’anthropologue cognitiviste Pascal Boyer [9] , le surnaturel est une création naturelle de nos mécanismes cognitifs spécialement adaptés à la vie en société, notamment l’interprétation causale des phénomènes, les attentes psychologiques et physiques intuitives, l’attribution d’intentionnalité aux gestes et aux évènements, la détection d’agents. En percevant l’environnement à travers ces prismes, l’être humain crée des agents pour comprendre ce qui lui arrive. La religion est ainsi pour Boyer un parasite de nos mécanismes cognitifs innés.
Bien que les différences entre hommes et femmes paraissent évidentes dans le comportement, il n’en va pas de même pour les habiletés cognitives identifiées par Boyer. Ces habiletés paraissent en effet tout aussi indispensables aux femmes qu’aux hommes. Conformément à la théorie de la sélection sexuelle, les manifestations culturelles qui découlent de ces habiletés ne devraient donc montrer que peu de différence intersexe.
C’est précisément ce que montre l’analyse des données empiriques. La différence intersexe dans la religiosité est toujours plus faible dans les indicateurs relevant d’habiletés cognitives, telle la croyance au surnaturel, que dans les indicateurs comportementaux privés comme la prière.
À titre d’exemple, dans l’étude de Reginald Bibby sur la religion des Canadiens (faite à partir de données de Statistique Canada), la différence intersexe pour la croyance en Dieu est de 9 %, mais atteint 17 % pour la pratique de la prière [10] . Dans la méta-analyse d’Argyle et Beit-Hallahmi, une étude clé dans le domaine de la différence intersexe et qui compile des recensements américains et britanniques, les écarts vont de 2 à 10 % pour la croyance en Dieu, mais montent jusqu’à 22 % pour la prière [11] . Dans l’étude d’Edward Thompson sur les adolescents américains, la différence est non significative pour la croyance en la survie après la mort de même que pour la croyance en Dieu, mais devient statistiquement significative pour la prière5.
Cette constance n’avait elle aussi jamais été relevée jusqu’ici. Non seulement fait-elle ressortir l’aspect composite de ce qui est appelé “ religion”, mais elle montre que l’approche évolutionniste demeure pertinente même pour éclairer des faits culturels aussi complexes que la religion. Elle consolide les interprétations identifiant la religion comme un épiphénomène de nos dispositions sociales.
Revue Dire ( revue des cycles supérieurs à l’Université de Montréal ), Avril-Mai 2003.
[1] Léger Marketing, Les Canadiens et les sciences occultes, Montréal, octobre 2002.
[2] Léger & Léger, Au-delà des apparences : Sondage sur la jeunesse, Montréal, février 2000.
[3] Leslie J. Francis, “The Psychology of Gender Difference in Religion : A Review of Empirical Research”, Religion, vol. 27, 1997, p. 81-96.
[4] Daniel Baril, Sélection sexuelle et différence intersexe dans la religiosité, mémoire de maîtrise, Département d’anthropologie, Université de Montréal, 2002.
[5] Edward H. Thompson, “Beneath the Status Characteristic : Gender Variations in Religiousness”, Journal for the Scientific Study of Religion, vol. 30, no 4, 1991, p. 381-394.
[6] Kevin MacDonald, “Evolution, the Five-Factor Model, and Levels of Personality”, Journal of Personality, vol. 63, no 3, 1995, p. 525-567.
[7] Marin L. Hoffman, “Sex Differences in Empathy and Related Behaviors”, Psychological Bulletin, vol. 84, no 4, 1977, p. 712-722.
Hasida Ben-Zur et Moshe Zeidner, “Sex Differences in Anxiety, Curiosity, and Anger : A Cross-Cultural Study”, Sex Roles, vol. 19 nos 5-6, p. 335-347.
[8] Margo Wilson et Martin Daly, “Competitiveness, Risk Taking, and Violence : The Young Male Syndrome”, Ethology and Sociobiology, vol. 6, 1985, p. 59-73.
James P. Byrnes, Davis C. Miller et William D. Schafer, “Gender Differences in Risk Taking : A Meta-Analysis”, Psychological Bulletin, vol. 125, no 3, 1999, p. 367-383.
[9] Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer la religion, Paris, Robert Laffont, 2001.
[10] Reginald W. Bibby, La religion à la carte, Montréal, Fides, 1988.
[11] Michael Argyle et Benjamin Beit-Hallahmi, The Social Psychology of Religion, London, Routledge & Kegan Paul,. 1975.
source du texte: http://www.libre-pensee.qc.ca/modules.p ... age&pid=48