Le kirpan à l'école
Publié : 07 mars 2006, 19:12
La cour suprême du Canada renverse la cour d'appel du Québec et autorise le port du kirpan dans les écoles. On sait que le kiran est interdit dans les aéroports et cours de justices.
Voici 2 opinions une contre et une pour publiées récemment dans le journal le Devoir.
CONTRE LE PORT DU KIRPAN À L'ÉCOLE
==========================
La religion multiculturelle contre la démocratie
Mathieu Bock-Côté, Candidat à la maîtrise en sociologie, Université du Québec à Montréal
Le Devoir lundi 6 mars 2006
C'est un autre symptôme de notre impuissance politique. La Cour suprême du Canada, désormais gardienne officielle de la foi multiculturaliste, vient d'autoriser le port du kirpan à l'école, malgré les désirs d'une société québécoise presque unanimement contre.
Il suffisait d'écouter les tribunes téléphoniques, après l'annonce du jugement, pour bien sentir l'indignation publique : il semble bien qu'un seuil, dans l'imaginaire populaire, soit désormais franchi. Un peu comme si le sentiment de dépossession démocratique, qui se diffuse dans la plupart des sociétés occidentales trouvait autour de cette question une occasion très nette de se manifester.
De quelle manière considérer cette décision ? Il n'est probablement plus nécessaire de démontrer que la montée d'un pouvoir judiciaire perverti est de plus en plus objectivement contraire aux idéaux démocratiques dans nos sociétés, et spécialement dans la canadienne, ravagée idéologiquement par un chartisme qui accélère la désagrégation du pays sous la poussée des revendications identitaires.
Certainement, cette dimension est centrale, mais ne devrait-on pas pousser la critique plus loin, et bien voir de quelle manière cette décision, qui n'est pas contraire à la tendance lourde d'un certain progressisme identitaire qui se manifeste dans toutes les sociétés occidentales, annonce en fait certains problèmes fondamentaux auxquels elles ne pourront se soustraire, du moins, si elles n'entendent pas dévoyer une fois pour toutes l'idéal national et démocratique qui les fonde ?
La société des identités
La sociologie contemporaine s'intéresse de plus en plus au déploiement de la société des identités, cette communauté politique qui consent presque officiellement à sa propre dissolution tant elle peine à se reconnaître comme monde commun. Nos sociétés, et la québécoise, là-dessus, est peut-être en «avance» sur les autres, ne savent plus dire non, d'aucune manière, à toutes les revendications qui sont investies dans leur espace public, même lorsqu'elles sont explicitement contraires aux principes qui les fondent.
Plus rien n'est incompatible, ont dit pendant deux décennies nos élites cosmopolites et mondialisées, prises de peur à l'idée de ne pas paraître intégralement modernes. Elles avaient évidemment tort. À grande échelle, l'affaire des caricatures, dans les pays d'Europe, en aura donné l'exemple. Il n'est pas interdit de penser que l'affaire du kirpan relève, à l'échelle microscopique, de la même logique, que les deux phénomènes appartiennent à la même vague qui déferle idéologiquement sur l'Occident.
Le multiculturalisme est une dérive
Certains parlent des dérives du multiculturalisme. On commence enfin à comprendre que c'est le multiculturalisme lui-même qui est une dérive, d'abord selon l'idéal national, ensuite selon l'idéal démocratique, qui pratiquement, aujourd'hui, en sont venus à se confondre. Le journaliste français Éric Conan, dans un récent essai, parlait du devoir de ressemblance qui interpelle tous les membres d'une communauté politique. C'est probablement l'intuition féconde de notre époque. Non pas qu'il faille se fermer à toutes les différences, qui serait assez nigaud pour l'avancer ? Mais il faut cesser de penser qu'il faut s'ouvrir à toutes, inconsidérément, et qu'une société, pour être légitime, doit se convertir une fois pour toutes au pluralisme identitaire.
Toutes les différences ne sont pas possibles dans une communauté politique démocratique. Certaines contradictions sont de plus en plus manifestes, criantes, et il manque d'hommes politiques et d'intellectuels pour les exprimer dans le débat public. Entre le droit des femmes et certaines coutumes religieuses, comme on l'a vu récemment avec le problème des tribunaux islamiques en Ontario. Entre le droit des peuples à la préservation de leur identité nationale et un certain multiculturalisme qui prêche l'ouverture à toutes les différences sauf celles du majoritaire, spécialement d'une majorité nationale à l'occidentale, toujours suspecte de toutes les dérives, qu'elle soit américaine, française ou québécoise.
La France, avec sa courageuse et nécessaire Loi sur la laïcité, a probablement donné l'exemple, à partir de ses propres problèmes et de sa tradition spécifique, des mesures à prendre, dans l'avenir, pour restaurer la cohésion collective dans le domaine public. Car, de plus en plus, ce sera la question qui s'imposera à toutes les sociétés occidentales qui se disent évoluées : doivent-elles s'avancer plus loin dans la reconnaissance de toutes les différences qu'elles croient regrouper, ou doivent-elles plutôt chercher à mettre en avant ce qui les unit, ce qui leur donne une vraie cohésion collective.
Si elles font ce dernier choix, elles apprendront vite que des principes de droit ne sont pas suffisants, et elles devront fatalement se tourner vers la nation majoritaire sur laquelle elles sont fondées pour se rassembler substantiellement autour d'elle, en y trouvant de nombreuses raisons communes : ce qui ne sera pas sans conséquences très réelles pour un ensemble de domaines de la vie collective et pour la manière d'envisager leur avenir.
Une prise de conscience à faire
Il faut en appeler au plus vite à cette prise de conscience des vrais démocrates occidentaux, au Québec comme ailleurs, qui ne confondent plus le degré élevé d'ouverture dont une société libérale est capable avec le consentement résigné à certaines perspectives qui ne peuvent pas, malgré toutes les contorsions idéologiques possibles, s'y reconnaître.
Mais c'est surtout avec un certain terrorisme idéologique qu'il faut rompre, qui accuse nos sociétés de racisme, de xénophobie, dès qu'elles manifestent quelque velléité d'affirmation collective. C'est vrai sur la question du kirpan, où les accusations de racisme n'étaient jamais très loin de ceux qui considéraient les préoccupations populaires comme la simple expression d'un populisme malsain, peu évolué, et certainement contraire à la religion différentialiste des nouveaux curés progressistes qui ont toute la place dans le débat public. D'une certaine manière, cette décision de la Cour suprême, regrettable pour de nombreuses raisons, révèle au moins la brèche de plus en plus évidente entre nos institutions communes, malheureusement détournées de leurs finalités, et un peuple qui ne sait plus comment vraiment manifester ses désirs et ses préférences démocratiques.
On nous dira que notre avis n'est pas légitime, qu'il manifeste une mauvaise intention rétrograde qui voudrait «refermer notre société sur elle-même». Qu'importe. À tout le moins peut-on sérieusement avouer qu'il faudra déboulonner les totems pluralistes de la nouvelle religion multiculturelle.
Souhaitons qu'ils soient de plus en plus nombreux à choisir la démocratie plutôt qu'un pouvoir judiciaire détourné de ses finalités, et surtout, à ne plus avoir honte de plaider pour la cohésion nationale et sociale de nos démocraties. C'est probablement la priorité politique et idéologique des années à venir.
POUR LE PORT DU KIRPAN À L'ÉCOLE
========================
Oui au kirpan à l'école
La Cour suprême renverse un jugement de la Cour d'appel du Québec
Brian Myles
Édition du vendredi 3 mars 2006
Ottawa -- L'orthodoxie sikhe a triomphé hier en Cour suprême, qui a sanctionné le port du kirpan dans les écoles au grand soulagement du jeune Gurbaj Singh Multani.
La décision, qui renverse un jugement de la Cour d'appel du Québec, marque un nouveau triomphe du multiculturalisme tout en ouvrant la porte encore plus grande à l'expression des différences religieuses dans les écoles.
Le tribunal a reconnu le kirpan comme un objet religieux, rejetant les prétentions de la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys (CSMB) selon lesquelles il s'agissait à la base «d'un symbole de violence», un poignard conçu pour tuer, blesser ou intimider.
«La tolérance religieuse constitue une valeur très importante au sein de la société canadienne. Si des élèves considèrent injuste que Gurbaj Singh puisse porter son kirpan à l'école alors qu'on leur interdit d'avoir des couteaux en leur possession, il incombe aux écoles de remplir leur obligation d'inculquer à leurs élèves cette valeur qui est à la base même de notre démocratie», affirme la juge Louise Charron au nom de quatre de ses collègues.
«La prohibition totale de porter le kirpan à l'école dévalorise ce symbole religieux et envoie aux élèves le message que certaines pratiques religieuses ne méritent pas la même protection que d'autres», renchérit-elle.
Les trois autres juges en arrivent à la même conclusion, mais par des raisonnements différents.
La fin de l'ignorance
Gurbaj Singh Multani avait 12 ans lorsque la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys lui a interdit de porter à l'école son kirpan, une dague cérémonielle de 20 cm. Le voilà âgé de 17 ans, pas amer du tout et satisfait que la Cour suprême ait mis fin à cette longue bataille qui, selon lui, prend racine dans «l'ignorance» des autres à l'égard de sa religion empreinte de pacifisme. «Les gens se sont intéressés à ma religion avec cette cause. L'ignorance qui était à l'origine de cette affaire est en voie de disparaître», a-t-il dit hier en conférence de presse.
Le kirpan est un symbole de justice rappelant les sikhs orthodoxes à leur devoir de protéger les plus vulnérables, a expliqué Singh Multani. «Ce n'est pas fait pour être utilisé. C'est symbolique», a-t-il ajouté. La Cour suprême a d'ailleurs souligné à grands traits que le jeune Singh Multani n'avait jamais été impliqué dans un épisode de violence lors de son séjour à l'école secondaire Sainte-Catherine-Labouré, dans l'arrondissement de LaSalle. «Le risque que cet élève utilise son kirpan à des fins violentes me paraît très improbable», affirme la juge Charron. Le kirpan est déjà permis dans les écoles de l'Ontario, de la Colombie-Britannique et de l'Alberta. Aucun incident n'y a été signalé.
La Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys a exprimé par voie de communiqué sa déception, tout en s'inclinant devant le jugement. C'est «avec respect» qu'elle définira prochainement les modalités du port du kirpan avec les parents d'élèves sikhs.
La CSMB ne niait pas la nécessité de favoriser la diversité culturelle en milieu scolaire en tenant tête à la famille Singh Multani. La moitié de ses 45 000 élèves ont une mère née hors Québec, dans pas moins de 190 pays. La diversité est ici la norme, pas l'exception. «La CSMB a cru de son devoir de porter sur la place publique sa préoccupation à intégrer la dimension sécuritaire dans l'élaboration harmonieuse de mesures d'accommodement raisonnables», explique le communiqué.
La volonté de la CSMB d'assurer la sécurité des élèves et leur épanouissement dans un environnement sans violence est certes un objectif «urgent et réel», estime la Cour suprême. Mais la Commission ne cherche pas à assurer une sécurité absolue. Si tel était le cas, il y aurait des détecteurs de métal aux portes des écoles, tout objet potentiellement dangereux serait interdit (y compris les ciseaux, compas et bâtons de baseball) et les élèves violents seraient expulsés du système de façon permanente. Le plus haut tribunal du pays considère que la Commission scolaire vise plutôt à établir un niveau «raisonnable» de sécurité.
Dans ce contexte, la prohibition totale du kirpan constitue une limite excessive sur le droit à la liberté de religion garanti par la Charte canadienne des droits et libertés.
La cour réaffirme par le fait même toute sa déférence à l'égard des sentiments religieux, quels qu'ils soient. Tant que ceux-ci n'entrent pas en conflit avec d'autres droits (égalité, liberté, etc.), les tribunaux doivent permettre leur plus large expression. «Il doit y avoir des risques justifiés avant de dérober à quelqu'un son droit à la liberté de religion. Nous devons nous assurer, peu importe les peurs que nous avons, de certaines bases rationnelles pour limiter ce droit», a commenté Palbinder Shergill, l'avocate de la section canadienne de l'Organisation mondiale des sikhs.
Les établissements publics doivent donc trouver des accommodements, «jusqu'au point où le respect de cette obligation entraîne des contraintes excessives» pour eux, précise la Cour suprême. L'école avait joué le jeu de l'accommodement avec le jeune Singh Multani à l'époque, en acceptant qu'il porte son kirpan à l'intérieur de ses vêtements, dans un fourreau de bois, enveloppé et cousu dans une étoffe solide. L'accord avait par la suite été renié par le conseil d'établissement et la Commission scolaire. «On avait fait tout ce qui était possible pour calmer les inquiétudes, qui n'étaient basés sur aucun fait. C'étaient des peurs, a dit Jean-Philippe Desmarais, l'un des avocats de la famille Singh Multani. Se baser sur des craintes ou des peurs pour refuser des droits fondamentaux garantis par la Charte, ça doit être fait de façon parcimonieuse.»
Il y a bien des limites au droit à la liberté de religion, reconnaît la Cour suprême, mais elles seront tracées au cas par cas. Les tribunaux ont déjà restreint ce droit par le passé, notamment en forçant une enfant leucémique à subir une transfusion sanguine malgré l'opposition de ses parents témoins de Jéhovah. La décision d'hier n'est pas étrangère aux précédentes : la cour accorde une grande lattitude à l'expression de la différence religieuse.
La victoire des sikhs orthodoxes appartient aussi aux croyants de toute confession revendiquant le port de signes ostentatoires en milieu scolaire. Selon l'avocate Palbinder Shergill, rien n'empêche désormais les musulmans d'invoquer les principes du jugement pour réclamer le port du tchador (un voile recouvrant toute la tête, sauf les yeux) dans les classes.
Un sondage divulgué hier par la firme Repère communication recherche indique que six Québécois sur dix sont contre le port des signes religieux dans les écoles publiques. Au yeux des tribunaux, par contre, les sentiments défavorables ou la peur ne suffisent pas pour restreindre le droit à la liberté de religion. C'est peut-être la plus grande leçon, qu'elle plaise ou non, donnée hier par la Cour suprême.
http://www.ledevoir.com/2006/03/03/103463.html?355
I.
Voici 2 opinions une contre et une pour publiées récemment dans le journal le Devoir.
CONTRE LE PORT DU KIRPAN À L'ÉCOLE
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La religion multiculturelle contre la démocratie
Mathieu Bock-Côté, Candidat à la maîtrise en sociologie, Université du Québec à Montréal
Le Devoir lundi 6 mars 2006
C'est un autre symptôme de notre impuissance politique. La Cour suprême du Canada, désormais gardienne officielle de la foi multiculturaliste, vient d'autoriser le port du kirpan à l'école, malgré les désirs d'une société québécoise presque unanimement contre.
Il suffisait d'écouter les tribunes téléphoniques, après l'annonce du jugement, pour bien sentir l'indignation publique : il semble bien qu'un seuil, dans l'imaginaire populaire, soit désormais franchi. Un peu comme si le sentiment de dépossession démocratique, qui se diffuse dans la plupart des sociétés occidentales trouvait autour de cette question une occasion très nette de se manifester.
De quelle manière considérer cette décision ? Il n'est probablement plus nécessaire de démontrer que la montée d'un pouvoir judiciaire perverti est de plus en plus objectivement contraire aux idéaux démocratiques dans nos sociétés, et spécialement dans la canadienne, ravagée idéologiquement par un chartisme qui accélère la désagrégation du pays sous la poussée des revendications identitaires.
Certainement, cette dimension est centrale, mais ne devrait-on pas pousser la critique plus loin, et bien voir de quelle manière cette décision, qui n'est pas contraire à la tendance lourde d'un certain progressisme identitaire qui se manifeste dans toutes les sociétés occidentales, annonce en fait certains problèmes fondamentaux auxquels elles ne pourront se soustraire, du moins, si elles n'entendent pas dévoyer une fois pour toutes l'idéal national et démocratique qui les fonde ?
La société des identités
La sociologie contemporaine s'intéresse de plus en plus au déploiement de la société des identités, cette communauté politique qui consent presque officiellement à sa propre dissolution tant elle peine à se reconnaître comme monde commun. Nos sociétés, et la québécoise, là-dessus, est peut-être en «avance» sur les autres, ne savent plus dire non, d'aucune manière, à toutes les revendications qui sont investies dans leur espace public, même lorsqu'elles sont explicitement contraires aux principes qui les fondent.
Plus rien n'est incompatible, ont dit pendant deux décennies nos élites cosmopolites et mondialisées, prises de peur à l'idée de ne pas paraître intégralement modernes. Elles avaient évidemment tort. À grande échelle, l'affaire des caricatures, dans les pays d'Europe, en aura donné l'exemple. Il n'est pas interdit de penser que l'affaire du kirpan relève, à l'échelle microscopique, de la même logique, que les deux phénomènes appartiennent à la même vague qui déferle idéologiquement sur l'Occident.
Le multiculturalisme est une dérive
Certains parlent des dérives du multiculturalisme. On commence enfin à comprendre que c'est le multiculturalisme lui-même qui est une dérive, d'abord selon l'idéal national, ensuite selon l'idéal démocratique, qui pratiquement, aujourd'hui, en sont venus à se confondre. Le journaliste français Éric Conan, dans un récent essai, parlait du devoir de ressemblance qui interpelle tous les membres d'une communauté politique. C'est probablement l'intuition féconde de notre époque. Non pas qu'il faille se fermer à toutes les différences, qui serait assez nigaud pour l'avancer ? Mais il faut cesser de penser qu'il faut s'ouvrir à toutes, inconsidérément, et qu'une société, pour être légitime, doit se convertir une fois pour toutes au pluralisme identitaire.
Toutes les différences ne sont pas possibles dans une communauté politique démocratique. Certaines contradictions sont de plus en plus manifestes, criantes, et il manque d'hommes politiques et d'intellectuels pour les exprimer dans le débat public. Entre le droit des femmes et certaines coutumes religieuses, comme on l'a vu récemment avec le problème des tribunaux islamiques en Ontario. Entre le droit des peuples à la préservation de leur identité nationale et un certain multiculturalisme qui prêche l'ouverture à toutes les différences sauf celles du majoritaire, spécialement d'une majorité nationale à l'occidentale, toujours suspecte de toutes les dérives, qu'elle soit américaine, française ou québécoise.
La France, avec sa courageuse et nécessaire Loi sur la laïcité, a probablement donné l'exemple, à partir de ses propres problèmes et de sa tradition spécifique, des mesures à prendre, dans l'avenir, pour restaurer la cohésion collective dans le domaine public. Car, de plus en plus, ce sera la question qui s'imposera à toutes les sociétés occidentales qui se disent évoluées : doivent-elles s'avancer plus loin dans la reconnaissance de toutes les différences qu'elles croient regrouper, ou doivent-elles plutôt chercher à mettre en avant ce qui les unit, ce qui leur donne une vraie cohésion collective.
Si elles font ce dernier choix, elles apprendront vite que des principes de droit ne sont pas suffisants, et elles devront fatalement se tourner vers la nation majoritaire sur laquelle elles sont fondées pour se rassembler substantiellement autour d'elle, en y trouvant de nombreuses raisons communes : ce qui ne sera pas sans conséquences très réelles pour un ensemble de domaines de la vie collective et pour la manière d'envisager leur avenir.
Une prise de conscience à faire
Il faut en appeler au plus vite à cette prise de conscience des vrais démocrates occidentaux, au Québec comme ailleurs, qui ne confondent plus le degré élevé d'ouverture dont une société libérale est capable avec le consentement résigné à certaines perspectives qui ne peuvent pas, malgré toutes les contorsions idéologiques possibles, s'y reconnaître.
Mais c'est surtout avec un certain terrorisme idéologique qu'il faut rompre, qui accuse nos sociétés de racisme, de xénophobie, dès qu'elles manifestent quelque velléité d'affirmation collective. C'est vrai sur la question du kirpan, où les accusations de racisme n'étaient jamais très loin de ceux qui considéraient les préoccupations populaires comme la simple expression d'un populisme malsain, peu évolué, et certainement contraire à la religion différentialiste des nouveaux curés progressistes qui ont toute la place dans le débat public. D'une certaine manière, cette décision de la Cour suprême, regrettable pour de nombreuses raisons, révèle au moins la brèche de plus en plus évidente entre nos institutions communes, malheureusement détournées de leurs finalités, et un peuple qui ne sait plus comment vraiment manifester ses désirs et ses préférences démocratiques.
On nous dira que notre avis n'est pas légitime, qu'il manifeste une mauvaise intention rétrograde qui voudrait «refermer notre société sur elle-même». Qu'importe. À tout le moins peut-on sérieusement avouer qu'il faudra déboulonner les totems pluralistes de la nouvelle religion multiculturelle.
Souhaitons qu'ils soient de plus en plus nombreux à choisir la démocratie plutôt qu'un pouvoir judiciaire détourné de ses finalités, et surtout, à ne plus avoir honte de plaider pour la cohésion nationale et sociale de nos démocraties. C'est probablement la priorité politique et idéologique des années à venir.
POUR LE PORT DU KIRPAN À L'ÉCOLE
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Oui au kirpan à l'école
La Cour suprême renverse un jugement de la Cour d'appel du Québec
Brian Myles
Édition du vendredi 3 mars 2006
Ottawa -- L'orthodoxie sikhe a triomphé hier en Cour suprême, qui a sanctionné le port du kirpan dans les écoles au grand soulagement du jeune Gurbaj Singh Multani.
La décision, qui renverse un jugement de la Cour d'appel du Québec, marque un nouveau triomphe du multiculturalisme tout en ouvrant la porte encore plus grande à l'expression des différences religieuses dans les écoles.
Le tribunal a reconnu le kirpan comme un objet religieux, rejetant les prétentions de la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys (CSMB) selon lesquelles il s'agissait à la base «d'un symbole de violence», un poignard conçu pour tuer, blesser ou intimider.
«La tolérance religieuse constitue une valeur très importante au sein de la société canadienne. Si des élèves considèrent injuste que Gurbaj Singh puisse porter son kirpan à l'école alors qu'on leur interdit d'avoir des couteaux en leur possession, il incombe aux écoles de remplir leur obligation d'inculquer à leurs élèves cette valeur qui est à la base même de notre démocratie», affirme la juge Louise Charron au nom de quatre de ses collègues.
«La prohibition totale de porter le kirpan à l'école dévalorise ce symbole religieux et envoie aux élèves le message que certaines pratiques religieuses ne méritent pas la même protection que d'autres», renchérit-elle.
Les trois autres juges en arrivent à la même conclusion, mais par des raisonnements différents.
La fin de l'ignorance
Gurbaj Singh Multani avait 12 ans lorsque la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys lui a interdit de porter à l'école son kirpan, une dague cérémonielle de 20 cm. Le voilà âgé de 17 ans, pas amer du tout et satisfait que la Cour suprême ait mis fin à cette longue bataille qui, selon lui, prend racine dans «l'ignorance» des autres à l'égard de sa religion empreinte de pacifisme. «Les gens se sont intéressés à ma religion avec cette cause. L'ignorance qui était à l'origine de cette affaire est en voie de disparaître», a-t-il dit hier en conférence de presse.
Le kirpan est un symbole de justice rappelant les sikhs orthodoxes à leur devoir de protéger les plus vulnérables, a expliqué Singh Multani. «Ce n'est pas fait pour être utilisé. C'est symbolique», a-t-il ajouté. La Cour suprême a d'ailleurs souligné à grands traits que le jeune Singh Multani n'avait jamais été impliqué dans un épisode de violence lors de son séjour à l'école secondaire Sainte-Catherine-Labouré, dans l'arrondissement de LaSalle. «Le risque que cet élève utilise son kirpan à des fins violentes me paraît très improbable», affirme la juge Charron. Le kirpan est déjà permis dans les écoles de l'Ontario, de la Colombie-Britannique et de l'Alberta. Aucun incident n'y a été signalé.
La Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys a exprimé par voie de communiqué sa déception, tout en s'inclinant devant le jugement. C'est «avec respect» qu'elle définira prochainement les modalités du port du kirpan avec les parents d'élèves sikhs.
La CSMB ne niait pas la nécessité de favoriser la diversité culturelle en milieu scolaire en tenant tête à la famille Singh Multani. La moitié de ses 45 000 élèves ont une mère née hors Québec, dans pas moins de 190 pays. La diversité est ici la norme, pas l'exception. «La CSMB a cru de son devoir de porter sur la place publique sa préoccupation à intégrer la dimension sécuritaire dans l'élaboration harmonieuse de mesures d'accommodement raisonnables», explique le communiqué.
La volonté de la CSMB d'assurer la sécurité des élèves et leur épanouissement dans un environnement sans violence est certes un objectif «urgent et réel», estime la Cour suprême. Mais la Commission ne cherche pas à assurer une sécurité absolue. Si tel était le cas, il y aurait des détecteurs de métal aux portes des écoles, tout objet potentiellement dangereux serait interdit (y compris les ciseaux, compas et bâtons de baseball) et les élèves violents seraient expulsés du système de façon permanente. Le plus haut tribunal du pays considère que la Commission scolaire vise plutôt à établir un niveau «raisonnable» de sécurité.
Dans ce contexte, la prohibition totale du kirpan constitue une limite excessive sur le droit à la liberté de religion garanti par la Charte canadienne des droits et libertés.
La cour réaffirme par le fait même toute sa déférence à l'égard des sentiments religieux, quels qu'ils soient. Tant que ceux-ci n'entrent pas en conflit avec d'autres droits (égalité, liberté, etc.), les tribunaux doivent permettre leur plus large expression. «Il doit y avoir des risques justifiés avant de dérober à quelqu'un son droit à la liberté de religion. Nous devons nous assurer, peu importe les peurs que nous avons, de certaines bases rationnelles pour limiter ce droit», a commenté Palbinder Shergill, l'avocate de la section canadienne de l'Organisation mondiale des sikhs.
Les établissements publics doivent donc trouver des accommodements, «jusqu'au point où le respect de cette obligation entraîne des contraintes excessives» pour eux, précise la Cour suprême. L'école avait joué le jeu de l'accommodement avec le jeune Singh Multani à l'époque, en acceptant qu'il porte son kirpan à l'intérieur de ses vêtements, dans un fourreau de bois, enveloppé et cousu dans une étoffe solide. L'accord avait par la suite été renié par le conseil d'établissement et la Commission scolaire. «On avait fait tout ce qui était possible pour calmer les inquiétudes, qui n'étaient basés sur aucun fait. C'étaient des peurs, a dit Jean-Philippe Desmarais, l'un des avocats de la famille Singh Multani. Se baser sur des craintes ou des peurs pour refuser des droits fondamentaux garantis par la Charte, ça doit être fait de façon parcimonieuse.»
Il y a bien des limites au droit à la liberté de religion, reconnaît la Cour suprême, mais elles seront tracées au cas par cas. Les tribunaux ont déjà restreint ce droit par le passé, notamment en forçant une enfant leucémique à subir une transfusion sanguine malgré l'opposition de ses parents témoins de Jéhovah. La décision d'hier n'est pas étrangère aux précédentes : la cour accorde une grande lattitude à l'expression de la différence religieuse.
La victoire des sikhs orthodoxes appartient aussi aux croyants de toute confession revendiquant le port de signes ostentatoires en milieu scolaire. Selon l'avocate Palbinder Shergill, rien n'empêche désormais les musulmans d'invoquer les principes du jugement pour réclamer le port du tchador (un voile recouvrant toute la tête, sauf les yeux) dans les classes.
Un sondage divulgué hier par la firme Repère communication recherche indique que six Québécois sur dix sont contre le port des signes religieux dans les écoles publiques. Au yeux des tribunaux, par contre, les sentiments défavorables ou la peur ne suffisent pas pour restreindre le droit à la liberté de religion. C'est peut-être la plus grande leçon, qu'elle plaise ou non, donnée hier par la Cour suprême.
http://www.ledevoir.com/2006/03/03/103463.html?355
I.