Sur le Forum de Glenn je me suis livré aujourd’hui à un petit exercice de réfutation d’une prédiction “réalisée” de Nostradamus. Une intervenante, face aux accusations selon lesquelles Nostradamus ne faisait que des prédictions floues qui pouvaient être interprétées n’importe comment, cita un quatrain très précis qui s’était parfaitement réalisé. J’avais déjà entendu ce quatrain, de plus il est aussi utilisé comme exemple dans l’encyclopédie universalis, il semblerait donc que ce soit un grand classique de l'argumentation des défenseurs de Nostradamus. Comme vous apprécierez peut-être d’avoir sous la main quelques arguments précis concernant ce quatrain si jamais vous vous retrouviez face à lui dans une conversation sur Nostradamus, j’ai pensé que je pourrais vous faire profiter des résultats de mes recherches en collant dans ici une copie de mon message. Tout d’abord le texte du quatrain (le trente-cinquième de la première centurie) :
“Le lion jeune, le vieux surmontera
en champ bellique par singulier duelle :
dans cage d’or les yeux lui crévera
Deux classes une, puis mourir, mort cruelle”
Il a été publié dans la première édition des centuries (1555) et s’est réalisé en 1559, quand Henri II (dont Nostradamus était le médecin) mourut des suites d’une blessure reçue pendant un tournoi : la lance de son adversaire avait traversé son casque doré pour aller lui crever l’oeil.
L’encyclopédie universalis, dont plusieurs articles concernant le paranormal font preuve d’une crédulité et d’une ignorance désespérante, nous dit «En juillet 1556, Catherine de Médicis le mande [Nostradamus] à la Cour pour établir l’horoscope de ses fils et en 1559, lorsque Henri II trouve la mort à l’issue d’un tournoi, confirmation est donnée : le 35 ème quatrain de la première centurie a prédit l’événement en ses détails mêmes. [...] Ce n’est d’ailleurs pas le seul quatrain qui, au fil de l’histoire prenne un curieux relief et “l’Interprétation des hieroglyphes de Horapollo”, mise au jour en 1968, est une bonne pièce au dossier des chercheurs de clés.»
Ceci dit en passant, je ne sais pas ce que contient exactement cet ouvrage (l’interprétation des hieroglyphes de Horapollo) mais je suppose qu’il s’agit d’un commentaire sur les Hieroglyphica de Horapollon, texte égyptien du Vème siècle découvert en 1419, qui était très à la mode au 16ème siècle - mais toutes les interprétations datant de cette époque sont totalement fausses (cf. Umberto Eco 1994, “La recherche de la langue parfaite”, qui consacre une dizaine de page à l’histoire du texte d’Horapollon). Mais enfin, je m’éloigne du sujet. Revenons à notre quatrain.
Après quelques recherches et déductions simples, on peut facilement faire passer ce quatrain du stade de prédiction extraordinaire à celui d’événement banal :
1- Henri II était un personnage assez violent dont la plus grande passion était les joutes, auxquelles il participait régulièrement. Si Nostradamus a fait sa prédiction en pensant spécifiquement à Henri II, il n’y avait rien d’improbable à imaginer qu’un jour il puisse trouver la mort dans ces exercices dangereux.
2- Au XVI ème siècle, les haumes n’étant plus employés dans les tournois depuis plus d’une cinquantaine d’années, Henri II portait certainement la pièce d’armure que l’on nomme “salade”, une sorte de casque integral moins lourd que le haume. Les salades portées lors des tournois étaient différentes des salades de combat réel : elles ressemblaient plus à des pièces d’armure de parade que de combat, souvent couvertes d’ornements et décorées de diverses manières. Il n’est donc pas étonnant que Henri II ait porté une “cage d’or” sur la tête, la réputation du roi exigeant qu’il ait les atours les plus beaux et les plus riches. D’autant plus que Nostradamus a pu avoir l’occasion de voir Henri II jouter, ou de savoir par un autre moyen que celui-ci portait un casque doré. Ce détail précis n’a donc rien a voire avec la voyance.
3- Contrairement à ce que la plupart des films de chevalerie pourraient nous faire croire, il existe deux façon de remporter une joute : la façon brutale, qui consiste à faire vider les étriers à son adversaire en le frappant de plein fouet; et la façon douce, qui consiste a arracher délicatement le cimier de son casque du bout de la lance. A cet effet, les salades de tournoi sont dotées de cimiers bien plus volumineux que ceux portés dans les combats réels. Cette méthode est plus hasardeuse que la façon brutale, mais rapporte bien plus de gloire à celui qui réussit la manoeuvre, et ce d’autant plus que l’adversaire est prestigieux. Donc étant donné la renommée de Henri II, il devait fréquemment être visé à hauteur de la tête. Les salades de tournoi du XVIème siècle étant forgées d’une pièce et spécialement conçues pour dévier les coups de lance, elles ne laissent qu’un seul point faible où l’arme peut pénétrer : la visière... Vous voyez donc où je veux en venir : si on veut parier que Henri II mourra dans un tournoi, le plus probable est que ce sera suite à un coup de lance dans les yeux. Donc là non plus, les détails donnés par Nostradamus n’ont rien d’extraordinaire.
4- Henri II avait 35 ans quand Nostradamus fit sa prédiction. C’est déjà un âge assez avancé pour l’époque, en ce siècle où l’espérance de vie est de 29 ans; ce l’est encore plus pour participer à un tournoi. Si Henri II est tué, il est donc très probable que ce soit par quelqu’un de plus jeune que lui. Et, effectivement, il avait 40 ans à sa mort, et Montgomery, qui l’a tué, n’en avait que 29.
Pourtant Nostradamus fait une grosse erreur : il prédit que “le lion jeune, le vieux surmontera”, donc que celui qui mourra sera tué par un plus vieux que lui. Car à moins que l’on modifie les règles de la syntaxe, c’est bien ce que signifie cette phrase. Or c’est le contraire qui a eu lieu. Donc, non seulement cette “prédiction” de la mort d’Henri II n’était qu’une extrapolation très banale, mais en plus elle était fausse !!!
Si encore Nostradamus n’avait écrit dans sa vie qu’un seul quatrain, celui-ci précisément, il faudrait admettre que sa corrélation avec la mort d’Henri II est assez improbable. Par contre s’il avait écrit cinq ou six quatrains dans ce style et que seul celui-ci s’était réalisé, il ne ferait aucun doute que tout cela n’est dû qu’au hasard. Ce qui serait étonnant, ce serait qu’au contraire aucune prédiction ne se réalise jamais, puisque comme disait Voltaire à ce propos “même un astrologue ne saurait avoir le privilège de toujours se tromper”.
Or Nostradamus n’a pas écrit que ce seul quatrain, ni même 10 : il en a écrit plus de mille, dont beaucoup sont soit assez imprécis pour pouvoir être interprétés comme correspondant à de nombreux évènements très divers, soit plus précis mais ne correspondant la plupart du temps à aucun événement... donc il n’y a là que l’effet du hasard, car je ne vois pas de raison d’aller chercher des causes surnaturelles là ou la causalité naturelle suffit amplement à expliquer les faits observés.