Les artistes se sont rarement inquiété de soutenir une vision du monde à travers leur oeuvre. La plupart, du moins depuis l’époque moderne (en histoire de l’art, le modernisme c’est en gros de 1860 à 1970), voulaient avant tout tenir un discours sur l’art, non sur le monde.
Il y a eu des exceptions, notamment Mondrian, Le Corbusier, Kandinsky ou Klein qui tentaient autant de parler d’art que de spiritualité à travers leur oeuvre, mais ces exceptions étaient toujours le fait d’individus isolés : les principaux courants artistiques n’étaient pas fondés sur des considérations philosophiques, ou quand ils l’étaient ça n’allait pas plus loin que la philosophie de l’art.
Le “mouvement de balancier” que tu as détecté entre raison et irrationnel est provoqué par des allées et venues entre un art académique qui paraît toujours rationnel car fondé sur un ensemble de règles précises, et un art d’avant garde qui parait irrationnel car il a pour but de faire “progresser” l’art et cela ne peut se faire qu’en détruisant les anciennes règles. A son tour cet art finit par devenir formel, académique, par se rationaliser avant de devenir la cible d’une nouvelle avant-garde qui à son tour paraîtra irrationnelle, et ainsi de suite.
Il semblerait (les choses sont encore floues) que ce balancement permanent n’existe plus, ou de manière beaucoup moins nette, depuis les années 70, où le postmodernisme (terme au départ dédié à l’architecture, avant d’arriver dans l’art, puis la philo) a dénoncé comme une illusion l’idée de progrès en art... surtout parce que, à partir du moment, vers la fin des années 60, où des peintres ont commencé à se spécialiser dans les monochromes (Klein ne peignait que des monochromes bleus) ou des sculpteurs dans les formes géométriques pures, on ne voyait plus comment un quelconque progrès pouvait être possible, ni même ce qu’on avait bien pu appeler progrès, étant donné que l’histoire du modernisme ressemble surtout à une gigantesque entreprise de destruction de tout ce à partir de quoi l’art avait pu être pensé depuis l’antiquité.
Il est tout de même vrai que certains courants ont semblé être nettement plus irrationnels que d’autres, par exemple le dadaisme. Mais ce n’est qu’une impression, car en réalité les dadaïstes étaient la plupart du temps les plus sceptiques et matérialistes de tous les artistes. Le pape du dadaisme, Marcel Duchamp, était lui même un rationaliste pur sang, affamé de logique - il fut d’ailleurs un grand joueur d’échecs, et quitta le monde de l’art pour devenir joueur d’échecs professionnel (il fit partie de l’équipe de france).
Le surréalisme aussi, en partie né du dadaïsme, a pu paraître parfaitement irrationnel; et pourtant même s’il a pu y avoir des surréalistes un peu mystiques, qui voyaient dans le monde du rêve la source de révélations de nature quasi-religieuses, la plupart étaient très peu portés sur la spiritualité : Freud était le Saint Patron de la plupart des surrealistes, donc pour l’aspect mystique faudra repasser.
Bref, il y a eu des irrationnalismes en art, mais ils ne sortaient que rarement du cadre de l’art, ce qui est bien normal car l’art est l’un des seuls domaine où il soit légitime d’être plus intuitif que rationnel.
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