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Biologie et créationnisme, cohabitation difficile


Posted by Jean-Francois , Dec 06,2001,12:11 Index  Forum

Il y a peu de biologistes qui sont créationnistes, c'est sans doute pourquoi Les Créationnistes du Québec mettent le leur en évidence. Sur leur site, dans les articles en ligne de Création-Québec, il y en a trois de Sinaseli TSHIBWABWA (Ph.D. en biologie, spécialiste de la taxonomie des poissons). Dans l'ensemble, ils sont intéressants à plus d'un point de vue, mais celui qui a particulièrement retenu mon attention est "LE TROISIÈME OEIL DU COBRA" ( www.creationnisme.ca , Rubrique Création-Québec). En analysant cet article, je veux montrer que pour faire passer l'idée de la Création, l'auteur est obligé de taire ou de déformer les choses afin de présenter l'évolution comme une impossibilité. De plus, même s'il cherche à éviter les notions d'évolution, il n'en est pas toujours capable.

Dans cet article, M. Tshibwabwa commence par décrire rapidement certains serpents, en insistant sur leurs caractéristiques de bons chasseurs: létalité de leur venin, rapidité... Il embraye ensuite sur le sujet de l'article en commettant une confusion, étonnante pour un systématicien. Il confond cobras - "serpents à lunette", famille des Elapidés - et crotales - "serpents à sonnette", famille des Vipéridés -, les crotales étant le véritable sujet de l'article. Les cobras sont afro-asiatiques, les crotales nord-américains. Ce qui est amusant dans sa confusion, c'est qu'il prête au cobra la capacité de reconnaître l'un de ses prédateurs naturels la mangouste par ses "troisièmes yeux"... toutefois, je n'ai pas trouvé si les cobras possèdent effectivement des organes thermorécepteurs similaires à ceux des crotales; aucun des articles donnés en référence ne concerne les cobras. (Sans en être certain, j'en doute un peu car les "fossettes" sont assez visibles chez le crotale, entre les yeux et les narines, et on ne les voit pas sur la tête de cobra qui illustre l'article.) Il insiste aussi longuement sur leurs proies qui "ont développé dans l'environnement naturel des cobras des mécanismes d'autodéfense ou plutôt des mécanismes d'autoprotection assez singuliers : elles prennent, pour échapper à leurs prédateurs, la couleur du substrat ou la coloration du paysage du territoire dans lequel elles passent la majorité de leur temp"... On lit bien "ont développé", "elles prennent"? A moins de croire qu'une souris est capable de changer de couleur volontairement, il faut supposer que M. Tshibwabwa adhère - malgré lui? - à l'idée que les animaux sont devenus adaptés à leur milieu; notion évolutive s'il en est. Le créationnisme ne permet pas de pareil "développement", puisque les espèces sont fixes et immuables et que leur forme a été donnée par Dieu lors de la Genèse.

Il y a de belles naïvetés dans son texte: "Grâce [au mimétisme], ces animaux peuvent échapper à tous leurs prédateurs, à l'exception d'un seul, le cobra". A croire que les proies du crotale n'ont qu'un seul prédateur, ce qui est parfaitement faux puisqu'elles sont aussi chassées par les oiseaux de proie, les coyotes, autres serpents, etc. Cette affirmation sert simplement à rendre plus "dramatique" l'annonce de l'existence du "troisième œil" chez ces serpents.

Beaucoup de choses à dire sur ce "troisième œil": d'abord il est pair, ce qui n'en fait pas un œil mais deux*. Ensuite, c'est un "œil" si on considère que les "oreilles" sont des yeux acoustiques. Une appellation plus judicieuse est l'organe des sens thermique (ou infrarouge). Cet organe est un sens innervé par le trijumeau (5ème nerf crânien), ce qui le rend proche du goût et des sensations tactiles et thermiques du visage. Ca a son importance car, les formes des organes des sens associés au trijumeau sont extrêmement variées chez les vertébrés (certains poissons ont des organes du goût distribués un peu partout sur l'extérieur de la tête et même sur le corps). D'ailleurs, les crotales ont d'autres régions thermermosensibles mais dans la cavité orale. La tête est une région très particulière des animaux, elle subit de très grandes modifications lors du développement de l'animal. C'est de plus le lieu de concentration de certaines zones particulières, ayant des caractéristiques similaires à celles du neurectoderme (la couche qui donne naissance au cerveau), et qu'on appelle placodes. Le cristallin de l'œil et l'oreille interne se développent à partir des placodes optiques et otiques, respectivement. Plusieurs autres organes, associés à l'olfaction, au sens de la ligne latérale, au goût, et, donc, à la thermoréception se développent aussi en tout ou en partie à partir de ces placodes.

* Le "troisième œil" est déjà l'appellation illégitime mais vernaculaire de la glande pinéale ou épiphyse. Cette glande, située au niveau dorsal du diencéphale de tous les vertébrés (donc dans le cerveau), est très impliquée dans la régulation des rythmes circadiens et circannuels et, chez les anamniotes au moins, possède la capacité de percevoir les variations de luminosité (quand les tissus crâniens ne sont pas trop épais).

M. Tshibwabwa continue en montrant le caractère exceptionnel de cet organe. Et, il a raison car c'est vraiment une curiosité. Je n'ai pas vérifié les chiffres qu'il donne, je lui fais confiance là-dessus (malgré les erreurs précédentes) et ça n'a pas grande importance: c'est un organe exceptionnel, permettant la détection de variations de chaleur infime. Je note, aussi, que M. Tshibwabwa a l'honnêteté de préciser que les cellules neuro-sensitives qui forment cet organe se retrouvent chez d'autres animaux (il ne va toutefois pas jusqu'à préciser qu'on les retrouve chez d'autres serpents) et même chez l'homme...

Ce qui donne lieu à une autre naïveté: "À titre d'exemple, chez l'Homme qui est généralement placé au sommet de l'arbre évolutif par les évolutionnistes, on ne compte que 3 cellules neuro-sensitives sur 1 mm2 de peau. Par contre, chez les cobras, reptiles moins évolués que l'Homme, on en dénombre 150 000 sur la même surface, soit 5 fois plus que l'Homme n'en possède sur tout son corps(1)!"
Que doit-on conclure de ce "par contre"? Que parce que l'homme était traditionnellement placé au sommet de l'échelle de la nature (ce qui n'est plus le cas maintenant, tous les animaux actuels sont considérés comme aussi évolués les uns que les autres; l'homme n'est même plus considéré comme l'animal apparut le plus récemment), il devrait posséder tous les organes observés chez les autres animaux et possédant leur plus grande sensibilité? L'homme devrait avoir des yeux qui voient de l'infra-rouge à l'ultraviolet, des oreilles qui discernent des infra- aux ultrasons, avoir des organes de thermoréception, des organes du goût sur toute la tête, une ligne latérale, etc. Mais, qu'est-ce que c'est que cette caricature? Quel est le biologiste qui prétend que l'évolution n'est qu'une longue accumulation de caractères sur une seule lignée menant jusqu'à l'homme? L'homme a son histoire évolutive, qui l'a fait comme il est. Les crotales aussi, et ils n'ont pas grand chose à voir avec l'homme puisque leurs lignées respectives ont divergé il y a pas mal de temps. (Note, les organes thermiques du crotale sont une "invention" récente puisque les serpents considérés comme plus proches de l'ancêtre des serpents ne les possèdent pas. Mais, à supposer que l'ancêtre commun aux serpents et aux mammifères ait possédé de tels organes, il est possible que l'humain en possèderait.)

L'auteur continue :
"D'après la théorie de l'évolution, ce troisième œil des cobras aurait évolué par accumulation de petits changements " positifs " ou sélection naturelle, au hasard, à partir des cellules neuro-sensitives capables de percevoir la chaleur. Ces cellules se seraient concentrées depuis des dizaines de millions d'années dans deux points thermiques pour finalement aboutir à l'organe hautement spécialisé des cobras. Quelles sont les étapes intermédiaires d'une telle évolution?"

On ne connaît pas de réponse assurée à la question. Mais, ce n'est parce qu'on sait pas que l'évolution a été impossible. Après tout, ces cellules existaient, elles se répartissaient sur le corps des serpents et il est très probable que des placodes responsables de leur apparition se sont développées au niveau de la tête et aient été conservées vu l'avantage que procure cet organe pour la chasse.

"Pourquoi ces cellules se sont-elles ainsi agencées en avant de la tête de ces serpents et non pas en un autre endroit de leur corps?"

C'est la première fois que je vois un zoologiste ne pas connaître le phénomène de céphalisation! Si les serpents avançaient à reculons et attrapaient leurs proies avec leur anus, il est plus que probable que les organes des sens se seraient accumulés autour de l'anus: ça aurait été plus pratique. Seulement, les serpents avancent en direction de la tête et attrapent leur proie avec la bouche. C'est donc dans cette région que ces organes sont utiles. C'est pourquoi les organes des sens dits "spéciaux" (yeux, oreilles, organes olfactifs, etc.) sont concentrés au niveau de la tête. Où, ces organes devraient se situer sinon? Au bout des doigts (dans la Genèse, le serpent a d'abord des pattes avant que Dieu les lui retire après la Faute? Genèse 3)? Je trouve sa question non seulement niaiseuse, mais en plus pas mal biaisée vu ce qui suit:
"Aucun évolutionniste n'est en mesure de fournir une réponse à ces questions et encore moins d'en faire une démonstration."

Comme on le voit, des réponses il en existe (j'en donne un complément plus loin). Si M. Tshibwabwa avait réalisé une recherche un tant soit peu plus poussée, il se serait aperçu que des réponses évolutives peuvent être avancées sans problème. Et, que si nous il n'y a pas de démonstration absolue, il y a moyen d'en chercher une partielle. Personnellement, une réponse partielle appuyée par les faits m'apparaîtra toujours plus solide qu'une réponse absolue appuyée par un seul bouquin anachronique.

"On sait seulement que cet organe n'a pas d'équivalent dans tout le règne animal. Admettons que cet organe ait connu une certaine évolution, comment le cobra s'y prenait-il pour attraper ses proies au tout début du processus évolutif de cet organe, car ses yeux normaux étaient (et sont encore) incapables de discerner les proies camouflées par un mimétisme de couleur ou de forme?"

Autre question relativement niaise. Après avoir longuement disserté sur le caractère unique de l'organe, il demande comment le "cobra" pourrait-il vivre sans. La réponse est que l'animal qui ne possédait pas cet organe n'était pas un "cobra" mais un animal proche des autres serpents, qui ne possèdent pas cet organe et qui survivent très bien sans (moins bien depuis que l'homme est là, mais c'est une autre question), même en capturant des proies capables de se camoufler. On peut penser aux boïdés (boas, anacondas) ou aux colubridés (couleuvres), qui ne possèdent en plus même pas de venin. Une telle question montre plus une incompréhension de l'évolution

Faut-il aussi rappeler que l'ancêtre des serpents ne vivait probablement pas dans un milieu ou la recherche des proies à l'aide de senseurs thermiques avait une grande utilité. Les proies (et prédateurs) de cet ancêtre étaient plus probablement des ectothermes (animaux qui vont chercher leur chaleur dans le milieu extérieur, "à sang froid") et non des endothermes. L'évolution suppose des changements en fonction des interactions avec l'environnement, pas un changement sur une décision de l'animal lui-même.

"Imaginez le nombre total de cellules neuro-sensitives serrées l'une contre l'autre sur une minuscule surface dans chaque fossette, le nombre de connections nerveuses et la coordination nerveuse entre ces centaines de milliers de cellules d'une part, et d'autre part, entre ces dernières et le cerveau de l'animal! Un organe d'une telle perfection ne peut être le produit d'une évolution au hasard."

Ah! Nous y voilà: l'argument de l'irréductible complexité mâtiné "d'intelligent design". Au risque de fâcher M Tshibwabwa, il faut bien dire qu'il n'est pas plus difficile d'assembler 150 000 cellules là où il y en avait 20 000 (et 20 000 là où il y en avait 10 000, etc.), il suffit d'étendre la surface de la placode ou sa fenêtre temporelle de développement ce qui peut se faire par mutation. Ensuite, l'innervation nerveuse n'est pas spécialement un obstacle non plus: on sait très bien que l'innervation d'un membre surnuméraire - greffé - se fait relativement normalement (et là, je parle d'une patte complète, différents tissus). En ce qui concerne la placode, la crête neurale produira simplement plus de cellules sensorielle si celles-ci ont une cible à innerver. Au niveau du système nerveux central, de nombreuses expériences ont montré que si l'on redirige les nerfs cochléaires vers les régions normalement innervées par les nerfs optiques, ces régions analyseront les sons captés par l'oreille et n'auront pas de fonction visuelle. Le système nerveux est ainsi fait que les modalités ne sont pas entièrement programmées dans le cerveau; telles aires cérébrales deviendront visuelles parce qu'elles reçoivent des inputs visuels, telles autres seront somatiques parce qu'elles reçoivent les inputs mécaniques. C'est, en partie, pourquoi des aveugles de naissances peuvent avoir une meilleure capacité auditive que la moyenne: les aires qui devraient être visuelles sont partiellement envahies par les aires et inputs auditifs. Si la modalité "thermique" est très utile au serpent, elle sera conservée, au détriment d'autres modalités (l'audition et la vue). Cela est indirectement montré par le fait que les sensations thermiques sont perçues au niveau du collicule supérieur, cible habituelle des voies visuelles sous-corticales. (Entre autres: les fonctions du collicule sont complexes puisque cet organe établit des relations entre plusieurs modalités sensorielles, afin de sortir une sorte de "carte" de l'environnement sensoriel de l'animal. Le collicule supérieur est toutefois principalement axé sur la vision; l'inférieur sur l'audition.)

Donc, l'apparition, le développement, l'innervation périphérique, l'organisation centrale nécessaire à l'évolution d'un organe thermique s'expliquent très bien en termes évolutifs au regard de ce que la science connaît. Avec un peu de temps, le hasard dirigé par des contingences (dès qu'une tâche thermique de quelques centaines de cellules apparaît, elle est sélectionnée et développée au fil des générations) peut très bien expliquer la présence de cet organe chez certains serpents et pas d'autres.

"L'énigme du troisième œil du cobra est semblable à celle de l'œil normal. La théorie de l'évolution manque d'arguments et de preuves pour expliquer les différentes étapes intermédiaires de l'évolution des organes d'une si grande perfection. Par contre, la théorie créationniste y voit le témoignage de la grande intelligence du Dieu Créateur qui créa tous les animaux, chacun selon son espèce. La Bible nous le dit en Genèse 1 : 24-25."

Si l'organe thermique des crotalinés est vraiment exceptionnel, en quoi est-il parfait? Son fonctionnement reste dépendant de la physiologie du serpent, et ne lui permet pas d'échapper à tous ses prédateurs ni de capturer toutes ses proies potentielles. Pourquoi tous les serpents ne possèdent-ils pas cet organe? Pourquoi un animal aussi honnit que "le" serpent a-t-il droit à un tel cadeau de l'Eternel Courroucé? Pourquoi la "grande intelligence" du Créateur fait-elle donc toujours les choses à moitié? Comment vérifier l'affirmation de la création? Alouette!

Et puis, à quoi sert un organe thermique pour trouver une pomme? Manque quelques précisions dans cette histoire... et on ne les aura jamais car elles échappent totalement à l'étude.

Jean-François


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