"SUITE"
"VOIR LE MONDE AUTREMENT"
De l'infiniment grand à l'infiniment petit, de l'étude de la vie à celle de la conscience, une nouvelle vision du monde est en train d'émerger. Elle nous permet de retrouver une profondeur du réel que la vision scientiste, mécaniste et déterministe qui domina les siècles précédents, avait occultée, voire niée. Cette vision que l'on peut aujourd'hui qualifier de "classique" nous affirmait: "Circulez, il n'y a rien (d'autre) à voir." Rien à voir derrière la matière, juste des molécules, rien à voir derrière la conscience, juste des neurones, rien à voir derrière l'évolution, juste des mutations et la sélection naturelle.
Mais la physique quantique nous montre qu'un lien intangible peut exister entre deux particules quelle que soit la distance qui les sépare; un lien qui se joue des notions de temps, d'espace et d'énergie. (Voir à ce sujet À la recherche du réel par Bernard d'Espagnat, aux Éditions Press Pocket, quatrième chapitre, et Le Cantique des quantiques par Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, aux Éditions Le Livre de Poche).
Ce n'est qu'un des points parmi d'autres qui nous amène à dire qu'il est possible de voir émerger au coeur même d'un des domaines les plus techniques de la science, la notion d'un autre niveau de réalité, d'un réel qui existerait bel et bien mais qui resterait voilé pour nous qui sommes dans l'espace et dans le temps. Bernard d'Espagnat est l'un de ceux qui ont le mieux résumé toute la portée de cette découverte : "Un des enseignements des sciences modernes dites par tradition de la matière est celui-ci : la chose -- s'il en est une -- qui se conserve n'est pas le concret mais l'abstrait; non pas ce qui est proche des sens mais au contraire le nombre pur dans toute son abstraction mathématique, telle que nous la révèle la physique théorique. En d'autres termes, par rapport à nos sens et à nos concepts familiers (qui en résument les possibilités), le réel, indéniablement, est lointain. Et cette découverte (fort importante), une des manières les plus pertinentes de l'évoquer est, selon moi, de reconnaître que le mot matière est mauvais et de réintroduire le beau mot d' être.
Mais nous savons désormais que le temps et l'espace ne sont pas des absolus, qu'ils sont relatifs et donc qu'il est possible d'imaginer, comme l'implique la théorie du big bang, qu'ils n'ont pas toujours existé, ce qui amène à penser qu'un monde sans temps ni espace peut avoir un sens ! Bien plus, nous savons, depuis une quinzaine d'années, que l'univers où nous vivons est très particulier : parmi tous les univers possibles c'est le seul où la vie puisse se développer. Certains ne veulent voir dans ce fait qu'une simple tautologie : si nous sommes là, c'est que l'Univers doit être fait de telle façon que nous puissions y apparaître. Mais si tout semble être comme si l'univers avait été réglé pour que nous y apparaissions, il est difficile de refuser un statut scientifique à l'hypothèse qu'il a réellement été réglé pour que la vie puisse y apparaître ! Ainsi "la question de la création, exclue avec dédain par Laplace et ses successeurs, retrouve une place dans le champ de la science au moment où l'on s'y attendait le moins", comme le dit l'astrophysicien Trinh Xuan Thuan. Le principe anthropique en établissant un lien entre les fondements de notre univers et notre existence, constitue donc une étonnante défaite du fantôme de Copernic et de tous ceux qui désiraient donner un statut scientifique évident à l'idée que l'homme n'est qu'un épiphénomène dans l'univers.
Mais les deux principes clés du darwinisme (évolution graduelle et absence de toute signification, de toute directivité dans l'évolution) sont sérieusement contestés. S'il existe des cas de gradualisme, les découvertes paléontologiques montrent que la structure des fossiles déjà trouvés (et non les chaînons manquants, comme on le dit parfois) est incompatible avec une généralisation du gradualisme. En effet, on trouve plus de fossiles pour couvrir de petites transitions évolutives que pour les grandes, à l'inverse de ce qu'exige le gradualisme. Écoutons Stephen Jay Gould, l'un des plus grands paléontologues actuels : "L'extrême rareté des formes fossiles transitoires reste le secret professionnel de la paléontologie. Les arbres généalogiques des lignées de l'évolution qui ornent nos manuels n'ont de données qu'aux extrémités et aux noeuds de leurs branches ; le reste est constitué de déductions, certes plausibles, mais qu'aucun fossile ne vient confirmer.
L'histoire de la plupart des espèces fossiles présente deux caractéristiques particulièrement incompatibles avec le gradualisme :
1) La stabilité : la plupart des espèces ne présentent aucun changement directionnel pendant toute la durée de leur vie sur Terre. Les premiers fossiles que l'on possède ressemblent beaucoup aux derniers.
2) L'apparition soudaine : dans une zone donnée, une espèce n'apparaît pas progressivement à la suite de la transformation régulière de ses ancêtres; elle surgit d'un seul coup et complètement formée." (Le Pouce du panda, pp. 175-176) .
Gould se dit encore darwinien car si l'évolution est non-graduelle, elle se déroule toujours par hasard, selon lui. Mais, si l'on peut imaginer que, dans la lignée des ancêtres de l'homme, un quadrupède se transforme en bipède en une seule génération par une modification des gènes régulateurs du bassin, il est difficile de penser que cela puisse se produire par hasard, étant donné qu'il faut aussi que se modifie simultanément la zone du cerveau qui régule l'équilibre de la locomotion, comme l'a montré le Prix Nobel sir John Eccles. Richard Dawkins, grand défenseur du gradualisme orthodoxe, montre bien (dans L'Horloger aveugle) qu'aucun changement non-graduel d'une certaine importance ne peut se dérouler par hasard. Comme il a posé au départ de son raisonnement qu'il ne pouvait exister rien d'autre que le hasard, il en conclut que Gould se trompe.
Ainsi nous avons deux écoles darwiniennes. L'une, gradualiste, a une théorie pourvue d'une cohérence interne mais n'est pas cohérente avec les faits. L'autre, non-gradualiste, est cohérente avec les faits mais n'a pas de cohérence interne.
C'est dire l'importance des travaux d'Anne Dambricourt-Malassé (parus dans La Recherche d'avril 1996). En analysant la structure des crânes des ancêtres de l'homme sur soixante millions d'années, elle montre qu'il y a à la fois non-gradualisme et non-hasard. Pour des raisons d'ordre embryologique on passe sans intermédiaire possible d'un plan d'organisation à un autre. La notion d'espèce retrouve donc une réalité (et donc la protection des espèces un sens !). Mais surtout elle montre qu'il y a dans cette évolution un "déterminisme interne reproductible", un processus qui se répète étape après étape, et qui se joue des modifications de l'environnement, de la sélection naturelle, des mutations aléatoires. Ainsi notre propre apparition ne serait pas contingente. Nous serions apparus, peut-être un peu plus tôt ou un plus tard, même si l'évolution avait été différente ! C'est là une découverte qui bouleverse tous les concepts établis dans ce domaine et qui nous montre qu'en biologie de l'évolution aussi, la quête d'un sens caché derrière les faits scientifiques n'est plus à priori absurde.
De même qu'un Richard Dawkins ne puisse même pas imaginer qu'il existe autre chose que le hasard qui agisse sur l'évolution, les neurologues pensent que la conscience est réductible à l'activité neuronale du cerveau, car il ne peut rien exister d'autre. C'est pour cela que Jean Pierre Changeux affirme : "L'homme n'a plus rien à faire de l'esprit, il lui suffit d'être un homme neuronal", et que, selon lui, "l'identité entre un état mental et un état neuronal s'impose en toute légitimité".
Mais, là aussi, nous disposons de faits qui viennent contrecarrer cette vision réductionniste.
Benjamin Libet, de l'université d'État de Californie, a réalisé de nombreuses expériences mettant en lumière les indices cérébraux de la conscience. Sa conclusion est que la relation entre l'expérience subjective, éprouvée par le patient, et l'activité neuronale n'est pas déductible à priori de l'observation physique. Selon lui, une connaissance complète des événements neuronaux ne permet pas en soi de décrire ou de prédire l'activité mentale à laquelle ils sont associés.
La plus célèbre expérience de Libet montre qu'un délai de cinq cents millisecondes est nécessaire pour que notre conscience perçoive une stimulation. En effet, si l'on intervient sur la zone adéquate du cerveau pendant ce délai, le sujet ne sera jamais conscient de la stimulation qu'il a reçue. Mais, en temps normal (lorsqu'il n'y a pas d'intervention), le sujet est conscient de la piqûre au bout de vingt-cinq millisecondes et non de cinq cents ! C'est-à- dire au début du processus de traitement de l'information par le cerveau ! Y a-t-il un processus d'antédatage de la perception, comme le pense Libet ? La conscience peut-elle remonter le temps ? Dans tous les cas, ce que cette expérience prouve de façon éclatante, c'est que le temps de la conscience n'est pas le temps des neurones.
Certes, tout ceci ne prouve pas l'existence de l'âme. D'ailleurs on ne peut pas prouver directement l'existence de l'âme. Si elle existe elle est d'un autre ordre que la matière, on ne peut ni la peser, ni la mesurer. Toute preuve ne pourra donc être qu'indirecte, par la démonstration qu'il manque quelque chose pour expliquer la conscience, même si l'on a une connaissance parfaite des mécanismes neuronaux. En montrant de façon spectaculaire qu'il n'y a pas identité entre certains états mentaux et les états neuronaux qui leur sont associés, les expériences de Libet constituent la pierre angulaire d'une nouvelle vision de la conscience en cours d'élaboration.
Oui, il est possible de voir désormais le monde autrement. À une vision où l'homme n'est qu'une machine perfectionnée, où le hasard règne en maître, où l'univers ne saurait avoir de sens, se substitue peu à peu une vision où il y a une dimension intangible dans l'univers, qui échappe au temps, à l'espace, à l'énergie, à la matière, où il y a une dimension dans l'homme qui échappe à tout calcul, à toute représentation, et où la question de savoir si l'univers possède un sens, et un projet redevient une question scientifique, même si sa réponse reste en dehors du champ de la science.
"A SUIVRE"