Suivi

Toujours un petit peu de lecture


Postée par Coucou , Feb 10,1999,23:04 Index  Forum


- Jean Staune, Président de l'université interdisciplinaire de Paris

"SUITE"

"VOIR L'ECONOMIE AUTREMENT"

En science nous sommes passés par un stade magique où l'homme ne pouvait expliquer les phénomènes qu'il constatait, puis par un stade de la complétude où l'homme croyait pouvoir tout expliquer avant de nous diriger vers le stade du "réel voilé" (selon l'expression de Bernard d'Espagnat), où l'homme pourra toujours connaître de mieux en mieux son environnement (le réel proche), mais où par essence même une partie de ce qui est lui restera inaccessible car non située dans le temps, l'espace, la matière...

En religion nous avons vu qu'une "phase trois" se profilait à l'horizon après la phase "littérale" et la phase "mythique" .

En économie aussi nous pouvons distinguer trois phases : celle du travail manuel, où la force reposait sur le nombre de bras que l'on pouvait mobiliser (esclaves ou serviteurs), et qui a correspondu à la phase "magique" en science et à la phase "littérale" en religion. Celle du travail mécanique, où la force reposait sur les machines-outils et l'énergie, et qui a clairement correspondu jusqu'à cette fin de siècle à la phase de la complétude en science et à celle du mythe en religion.

Si ces trois évolutions sont coordonnées c'est qu'il y a derrière un lien qui les fédère : le concept de vision du monde. Toute société, quelle qu'elle soit, fait dépendre son organisation, sa façon de produire, de consommer, ses rapports avec la nature, avec les autres, de la vision du Monde qui domine dans cette société.

Le taylorisme et toute l'organisation du travail qui a prévalu au XXe siècle dans la société occidentale découle en droite ligne de la vision du monde diffusée par la science "classique" : le monde était une grande mécanique déterministe avec des particules et des lois régissant leur interaction, l'entreprise doit donc se calquer sur ce qui "marche", elle doit être une grande mécanique où les hommes seront les particules élémentaires dont les "interactions" seront réglées par des procédures. Le quantitatif va régner en maître, taux de profit, PNB, etc. seront les indicateurs du "bien-être" de la société. Même l'idée d'organigramme (mettre les hommes dans des "cases") est impensable sans la démarche réductionniste. Cette conception de l'économie dont on voit aujourd'hui les effets pervers (on peut avoir un très bon taux de croissance accompagné par une croissance tout aussi forte du "mal être" de la population : stress, pollution, etc.) est parfaitement logique dans le cadre d'une science en "phase deux", celle qui pense que tout est maîtrisable, calculable, que l'homme peut comprendre en totalité l'univers qui l'entoure et donc le contrôler ensuite à sa guise.

Mais la nouvelle science nous dit qu'il y a une dimension intangible dans l'univers, une incomplétude radicale dans notre façon de l'appréhender, que l'homme n'est pas une machine, que la quête du sens... retrouve un sens, que le règne du quantitatif pur est terminé.

Il n'est donc pas étonnant que l'on voie dans le domaine du management se développer des conceptions remettant en cause le fonctionnement hiérarchique classique, la circulation linéaire de l'information, la communication basée sur les seuls avantages quantitatifs du produit au profit d'une structure en réseau, de la volonté de donner un sens à l'activité de l'entreprise, de la prise en compte d'un intangible qui donne parfois à une entreprise une force bien plus grande que tous les ratios quantitatifs peuvent le laisser penser. (Il y a 10 ans les spécialistes prévoyaient déjà la fin rapide d'Apple à partir des mêmes ratios, si cette entreprise a pu survivre c'est justement à cause du lien intangible qu'elle a créé entre elle, ses salariés et les consommateurs.)

Ce n'est pas ici le lieu de développer cela. Il est juste très important de savoir que cette nouvelle approche de l'économie, qui bouleverse complètement la conception que l'on peut avoir de l'entreprise, n'est nullement verbale et que des dizaines d'entreprises l'appliquent déjà de par le monde.

Lors d'un colloque organisé par l'association "Utopies" en janvier 1996, le public français a pu découvrir des entreprises ayant sauvé des milliers d'emplois et ayant contribué à changer la vie de leurs salariés en appliquant des méthodes basées sur la délégation, la stimulation de la créativité, le respect de l'homme et de l'environnement, le développement d'une véritable éthique.

Les glaces Ben et Jerry, entreprise créée par deux chômeurs sans formation, achètent leur lait 20 % plus cher à de petits fermiers du Vermont, pour être sûrs qu'il soit sans hormones, leurs usines sont implantées dans des quartiers défavorisés, leurs salariés peuvent s'occuper de causes humanitaires sur leur temps de travail, il n'y a pas de publicité pour la marque, tout se fait par le bouche à oreille ou lors d'organisations d'événements. (Des concerts qui permettent de vendre des glaces !) Lorsqu'ils ont eu besoin de capitaux, les fondateurs, plutôt que d'entrer en Bourse, ont proposé à chaque famille du Vermont d'acheter une action pour que l'entreprise ne perde pas son indépendance... et ça a marché ! Ils ont pour devise : "si ce n'est pas drôle on ne le fait pas.... même si ça doit rapporter beaucoup d'argent". Avec des principes pareils on peut penser qu'ils n'iront pas loin dans la jungle économique. Eh bien Ben et Jerry vient de prendre la première place sur la marché américain des crèmes glacées, le plus grand du monde !

Les études récentes montrent que le public veut donner un sens à ses actes d'achat et peut payer un produit plus cher s'il est sûr que le produit en question soutient avec sincérité une cause. Aux États Unis des ouvrages comme "Le guide des achats pour un monde meilleur" explique comment sont fabriqués les produits de consommation courante, et décerne "des indices d'éthique" (Ben et Jerry sont premiers). Il tire à plusieurs millions d'exemplaires et exerce une influence grandissante sur le choix des consommateurs.

En France les magasins Nature et Découvertes veulent aider le public, surtout les jeunes, à redécouvrir la nature. Ils organisent des sorties sur le terrain en petits groupes qui concernent chaque année des milliers de personnes, ils consacrent 10 % de leurs bénéfices à des projets de protection de la nature. Implantés la plupart du temps au coeur des cités les plus bétonnées, ces magasins sont des "attachés de presse" pour la protection de la nature souvent plus efficaces que les mouvements écologiques, par la sensibilisation du public qu'ils arrivent à obtenir. Et tout cela sans bruit, sans publicité !

On objectera peut-être que ces entreprises gagnent de l'argent. Mais justement ! L'erreur de certains utopistes a été de croire que l'on pouvait se passer de profit. Dans la nouvelle vision de l'entreprise, le profit est aussi nécessaire que la respiration pour un être humain. Seulement personne n'a pour but dans la vie... de respirer, même si tout le monde le fait. Ainsi le but de l'entreprise c'est la pérennité et non le profit à court terme. (Ben et Jerry, Nature et Découvertes, les vêtements Patagonia ont refusé des offres qui leur auraient permis de gagner beaucoup plus d'argent mais qui auraient détruit leur spécificité, cet "intangible" qui fait leur succès. Savoir freiner sa croissance devient le problème n[[ordmasculine]]o 1 pour de telles entreprises !) Et pour cela elle se doit d'avoir un rôle social, une dimension éthique et non plus seulement un rôle de création de richesses, comme l'ont cru les théories aussi bien marxistes que capitalistes au XXe siècle. Ce nouveau mouvement n'a rien à voir ni avec l'autogestion (il y a une vraie direction qui prend des décisions), ni avec le paternalisme (où il y avait un rôle social mais où le pouvoir était monolithique et le fonctionnement totalement hiérarchique). La nouvelle approche de l'économie qui se manifeste dans ces entreprises est située exactement entre les deux : ni trop de concertation, ni trop peu. L'efficacité économique qu'elle manifeste et l'adhésion du public qu'elle emporte, permet d'espérer qu'elle puisse contribuer à réduire la crise actuelle.

"A SUIVRE"