C'est le lieutenant Meporema (le sosie d'Omar Sharif) qui nous accueille dans cette caserne ultramoderne qui abrite notamment le 728e Bataillon de Guerre Electronique auquel je vais appartenir désormais. L'endroit rappelle Achern en plus neuf et aussi en plus petit, le corps lui-même est constitué de deux centaines de soldats, tout au plus. C'est vraisemblablement cet effectif réduit qui confère à l'endroit un caractère convivial, et même familial, si je me fie à la "bonhomie" qui se dégage du lieutenant qui, à présent, nous dirige vers nos appartements. Ce sont des chambres à six lits, sentant le neuf et le propre, aménagées avec goût : rideaux aux fenêtres et posters champêtres sur les murs. Deux tables dotées de tiroirs meublent le centre de la pièce dont les radiateurs muraux révèlent un "chauffage-central". J'ai l'impression que je n'aurai pas à regretter ce nouveau changement.
Mon activité principale va se dérouler à l'Etat-Major, très précisément au Secrétariat du Chef de Corps lui-même, le lieutenant-colonel Pozzo Di Borgo, originaire de...Toulon. Autant dire que je ne pouvais tomber mieux. Mon responsable direct est un adjudant-chef, personnage réservé n'ayant absolument rien à voir avec ceux dont j'ai pu vous tracer le portrait précédemment.
Une semaine après, alors que tout se passe pour le mieux comme je le mentionne sur les lettres que j'envoie à mes parents et amis, je suis désigné, avec deux autres appelés, pour effectuer un stage destiné à me faire passer le permis de conduire. Je n'en suis pas spécialement ravi, ne ressentant aucune disposition particulière pour la conduite automobile.
Mon père a bien tenté de m'intéresser à la chose, voilà deux ans, par l'intermédiaire d'un de ses employés dont l'épouse possédait une auto-école et cela n'a abouti à rien de concret. La seule tangibilité en la matière ayant été de s'apercevoir que je n'étais visiblement pas mûr pour tenir un volant, vu le caractère distrait qui m'animait. Toujours cette immaturité dont j'ai pu faire état au début de cet ouvrage. Pour me motiver, mon "paternel" m'avait même, en désespoir de cause, promis de commander deux voitures neuves, au moment de changer la sienne, une m'étant, dès lors, destinée.
Rien n'y avait fait et je ne me sentais pas, là, davantage concerné par la démarche. Je ne le suis toujours pas d'ailleurs, à l'heure où j'écris ces lignes !
Je ne voulais cependant pas faire preuve de mauvaise volonté à l'encontre de mes supérieurs qui croyaient, sans doute, se montrer agréables à mon égard en m'intéressant à cette activité débouchant sur l'obtention d'un diplôme, valable de surcroît par la suite dans la vie civile. De plus, comme j'avais l'intime conviction que nombre de choses que je faisais ne dépendaient pas totalement, loin s'en faut, de mon bon vouloir, j'aurais eu bien tort d'adopter une position de refus vis à vis de quoi que ce soit que l'on me proposât.
C'est donc sans état d'âme particulier que je monte, pour la première fois, au volant d'une Jeep ; à ma droite se tient mon instructeur, derrière, un autre candidat au "permis". Nous empruntons pour sortir du casernement un chemin assez cahoteux mais suffisamment large pour croiser un autre véhicule. Cela semble inspirer la roue de secours fixée à l'arrière pour une balade en solitaire. Première halte, nous récupérons et refixons l'objet à sa place en riant. Environ un kilomètre plus loin, un bruit métallique m'incite à freiner, c'est le jerrican d'essence voisin de la roue de secours qui vient de nous fausser compagnie ! Sans perdre la bonne humeur qui nous anime, nous reprocédons à la même opération d'arrimage, non sans que le sergent instructeur ne s'étonne de cette récidive. Il n'est pas au bout de ses surprises ; il y a une bonne demi-heure que nous roulons sur une route fréquentée, cette fois, quand un bruit retentit, m'engageant à ralentir. A droite de la Jeep, nous pouvons voir passer une roue ! Elle roule à bonne vitesse et c'est sur trois roues que nous la rejoignons, quelques hectomètres plus loin, car il ne faut pas être sorcier pour deviner que cette roue appartient bien à notre véhicule. C'est la roue avant droite !
Après l'avoir remise à sa place, le sergent confie le volant au soldat qui nous accompagne, en souhaitant qu'il n'arrive plus rien, croyant bon, au passage, d'ajouter que c'est la toute première fois qu'il voit se produire un tel enchaînement d'incidents.
Avant de me rendre à la deuxième leçon, le surlendemain, j'ai vaqué à mes occupations à l'Etat-Major, y apprenant que des nouveaux arrivaient dans l'après-midi et que j'étais désigné pour aller les chercher à la gare, avec le lieutenant Meporema. Nous sommes en avance, ou bien le train a du retard, toujours est-il que mon supérieur en profite pour me demander de lui confirmer les échos qu'il a reçus au sujet des avatars de ma première leçon d'auto-école. Je me sens quelque peu embarrassé lorsque, avec un faux air évasif, il s'inquiète de savoir si j'ai déjà été exposé à ce genre d'ennuis. L'homme est sympathique, mais j'ai gardé cette défiance à l'égard des adultes et je le soupçonne de plus, de savoir plus de choses qu'il n'en a l'air. Je réponds donc à côté, en spécifiant qu'il n'avait jamais pu m'arriver de problème de cet ordre, n'ayant jamais eu à piloter de Jeep auparavant. Sur ces entrefaites, le train attendu pointe son nez à l'extrémité du quai, mettant un terme à la discussion. Nous y dirigeons nos pas.
Quatre bidasses s'avancent vers nous, ils se disent affiliés au 728e B.G.E., un cinquième reste encore dans le wagon où il aide une personne âgée à récupérer ses bagages. Avant qu'il ne se retourne et ne nous fasse face, je l'ai reconnu. Mikaël ! C'est le seul mot qui sort de ma gorge, le reste demeure coincé quelque part derrière ma pomme d'Adam. Aujourd'hui, c'est à mon tour de l'alléger de ses affaires et de les charger dans le camion...
Comme il n'y a pas si longtemps, nous avons passé une partie de la nuit à causer autour d'une tisane. Je l'ai passionnément écouté me parler de ce qui était en train de se passer en France où il a pu se rendre quarante-huit heures, à l'occasion d'une permission, alternant chemin de fer et auto-stop. Sa "quarante-huit heures" a en réalité duré trois jours et demi, lui occasionnant un petit séjour en tôle à son retour. Ce dont il ne fait visiblement pas cas, emballé qu'il est par cette idée que la société est en train de changer et que rien ne sera plus jamais comme avant. J'avoue me sentir un peu étranger à tout cela. Mais je suis heureux de le voir heureux, si nous nous trouvons en passe de vivre l'avènement d'un Monde Nouveau, c'est à dire meilleur, il faut s'en réjouir et je m'en réjouis.
Ainsi, Mikaël ne semble se passionner que pour deux choses en ces instants de retrouvailles : l'évolution de la situation en France et... ma seconde leçon de conduite automobile. Leçon qui durera en tout et pour tout dix minutes et qui sera la dernière. C'est aux côtés du même instructeur que je me retrouve par cette fort belle journée de printemps, mais à la place de l'autre élève conducteur, un officier s'est installé, un lieutenant pour autant que je m'en souvienne. Je peux voir dans le rétroviseur les mécaniciens qui sont sortis du garage pour nous regarder partir.
Le sergent n'a fait aucune allusion à la sortie précédente, son supérieur, quant à lui, n'a pas desserré les dents, je sens ses yeux rivés sur chacun de mes gestes. Il y a cinq minutes que nous roulons et le premier incident va prendre forme. Le rétroviseur central se dérègle et les efforts que fait le sergent pour le remettre dans son axe restent vains. L'officier, sur le siège arrière, a enfin ouvert la bouche pour dire qu'en rentrant il faudra aviser les mécaniciens que le rétroviseur a du jeu. Il a tout juste terminé sa phrase que, sans que personne ne l'ait touché, ledit rétroviseur se craquelle et se divise en petits morceaux qui se détachent de leur support ! Nous nous arrêtons le long du bas-côté de la route, le sergent interroge son supérieur qui nous intime l'ordre de faire demi-tour pour aller chercher un autre véhicule. D'ailleurs, pour ne pas prendre de risques, ce dernier décide de rapatrier lui-même la voiture, je me retrouve ainsi sur le siège arrière.
Seulement, il était écrit quelque part que cette Jeep n'irait pas plus loin aujourd'hui, du moins par ses propres moyens : ne vient-elle pas de se débarrasser de son volant entre les genoux du lieutenant, comme un domestique rendrait son tablier ? Cette fois, mes deux accompagnateurs, après avoir échangé un regard qui en dit long sur leur état d'impuissance, laissent échapper simultanément un fou rire nerveux qui les libère d'une angoisse certaine qu'ils contenaient depuis le départ, voire avant que nous partions !...
Un camion de dépannage viendra remorquer la pauvre voiture qui se fera une joie, je me plais à le croire, d'apprendre que je n'utiliserai plus ses services. Dois-je ajouter que j'accueillis cette décision de me suspendre de conduite comme une délivrance ?
L'anecdote fit son chemin dans la compagnie mais à part mon chef de bureau qui me demanda, incidemment, si je ne possédais pas un "fluide", personne ne tenta d'en savoir davantage.