Zwielicht a écrit :En informatique, on conçoit qu'on peut créer de l'information à partir d'une unité. L'information n'y est pas de la "masse", mais de l'organisation. Si je copie la lettre A 20 fois et que je copie ce fichier 20 fois puis ces 20 fichiers 20 fois et ainsi de suite.. je remplis mon disque dur. Pourtant il n'y a qu'une seule lettre.
Tu dois connaître la théorie de l'information (et d'entropie de l'information) de Claude Shannon, n'est-ce pas?
Zwielicht a écrit :Le cerveau n'est pas un disque dur, certes, mais je vois un peu le même genre de problème. Les lettres viennent du clavier mais les mots ont une valeur autre que des lettres écrites au hasard. Je pense que l'organisation de l'information que l'on fait intellectuellement produit du "nouveau", à toutes fins pratiques. Une mélodie, ce sont des notes organisées. Mais bon.. je pense ne plus avoir rien à dire davantage sur ce sujet.
Est-ce qu'une phrase organisée contient davantage d'information qu'une séquence aléatoire? Selon la théorie de Shannon, non. Court exemple: si on a une séquence comme (1) abababababababab... il est plus simple d'apprendre la loi "répéter X à l'infini" et "X=ab" que d'apprendre toute la séquence en entier comme si chaque caractère était une nouvelle information imprévisible. Shannon permet de dire que la séquence (1) possède une entropie inférieure à la séquence (2) gietu80bkdb46dhbotra48geba3uig47921djkg8h... et c'est pourquoi la première est compressible. Ainsi, les lois du type "répéter X à l'infini" sont, selon moi, le genre de concepts qui s'élaborent nécessairement en relation avec les sens au départ. Nous apprenons à gérer l'information, à la catégoriser, à l'organiser en relation avec les perceptions que nous avons du monde. Sans information à classer, pas de concepts. Sans concepts, pas d'opérations sur les concepts et donc pas de raisonnement. Je comprends les concepts comme la matière première du raisonnement.
Zwielicht a écrit :Marie a écrit :Je pourrais peut-être reformuler ainsi: "Peut-on penser sans conceptualiser (faire des regroupements sous des étiquettes) sous une forme ou une autre?"
Il faut alors définir ce qu'est la pensée. Si on définit la pensée comme la faculté de conceptualiser toutefois, alors non. Mais tout animal présente une certaine activité cérébrale en tout temps (sauf p-ê certains stades de sommeil, je ne sais pas). N'est-ce pas de la pensée ?
Je voulais surtout mettre l'accent sur le fait que l'on pense en faisant référence à des regroupements d'objets, à des concepts (ce que l'on nomme techniquement un "signe"). Sans signes, il semble impossible de penser. Est-ce que l'on peut imaginer quelque chose qui n'est pas délimité, qui ne s'oppose pas à autre chose, qui ne représente pas un groupe d'objets, ou une sensation, ou un groupe de sensations, etc. Pour penser, la plupart des philosophes depuis Aristote s'entendent pour dire que nous utilisons une espèce
d'étiquette ("label") ou d'
image mentale de l'objet réel (la représentation interne que nous avons de la réalité si on veut, ou l'aspect qui fait intervenir la métaphysique selon le découpage que tu avais donné avec Planck précédemment). Peut-on penser sans de telles étiquettes, sans
signes? Ça semble difficile d'imaginer à quoi on pourrait penser si on ne faisait référence à aucun groupe de caractéristiques. Et comment peut-on imaginer des groupes de caractéristiques si on ne les a pas expérimentées d'une manière ou d'une autre? Peut-on créer des regroupements de caractéristiques dans son esprit sans jamais avoir reçu des données à regrouper en provenance de nos sens?
Je vais tenter de faire une brève introduction de la théorie du signe de Peirce, car c'est la théorie enseignée en sémiotique (si ça t'intéresse). Peirce considérait que le signe est triadique et se décompose comme suit:
1) le représentamem (ou l'étiquette, le signifiant -
signifier)
2) l'objet auquel il réfère (peut être réel ou non -
object)
3) l'interprétant (ou la signification que l'on donne au signe, le signifié -
signified)
Ainsi, la première catégorie représente seulement une possibilité d'existence, une "potentialité". Cette catégorie est inaccessible pour nous, car aussitôt que nous réalisons que quelque chose existe, c'est que nous avons fait le lien avec l'objet auquel cette étiquette réfère et nous sommes à l'étape 2. Cette étape serait un peu l'aspect purement biologique de perception, c'est-à-dire qu'on suppose qu'on perçoit par exemple la couleur rouge, on reçoit un stimuli, mais on ne l'a pas encore interprété. La pensée interviendrait en 3, lorsque nous prenons conscience que nous avons perçu une couleur et que cette couleur est le rouge. En fait, la première catégorie suppose qu'il existe dans la réalité des propriétés dont nous pourrions prendre conscience et que ces propriétés existent que nous les constations ou non. La deuxième catégorie serait la perception pure, sans l'interprétation. La troisième catégorie serait le support servant à organiser nos pensées; c'est la catégorie des "concepts".
Ces concepts qui proviennent de nos perceptions peuvent ensuite à leur tour être interprétés. Ainsi, un interprétant peut devenir lui-même un signe qui produira un interprétant, et ainsi de suite, ce qui fait en sorte que l'on peut imaginer que nos pensées produisent un réseau de concepts qui se définissent les uns par rapport aux autres dans une suite qui est toujours basée sur les antécédents, et c'est ainsi que nos connaissances croissent. (Un peu comme le réseau de connaissances que Quine décrit dans "Two Dogmas of Empiricism").
En fait, les rationalistes semblent dire que la catégorie 1 est accessible pour nous sans interaction avec le monde extérieur ou sans recevoir de données sensorielles du tout (que nous pourrions passer directement de 1 à 3 en quelque sorte). Nous pourrions produire une imagerie mentale, sans aucune relation préalable avec des perceptions sensorielles. Je ne vois vraiment pas comment l'on pourrait se construire une représentation mentale à partir de l'esprit seulement, et sans aucune données en provenance de l'extérieur de nous-mêmes sur lesquelles construire. Bien sûr, les concepts les plus abstraits qui sont le résultat d'une longue chaîne d'interprétants successifs sont loins de la perception initiale, mais ils demeurent construits sur une fondation qui prend assise dans la perception à mon avis. Je n'ai pas lu en détail Steven Pinker, seulement quelques articles (je compte bien lire un de ses livres bientôt), mais il défend la conception du language de Noam Chomsky et il semble adopter cette vision des choses, c'est-à-dire que nous construisons en quelque sorte un langage du monde interne à partir de nos perceptions sur un moule biologique qui est déjà préformé pour stocker les informations reçues d'une certaine manière. C'est pourquoi, selon Chomsky, toutes les langues ont une structure fondamentalement similaire à la base.
Aparté: J'espère que j'ai réussi à vulgariser la théorie du signe de Peirce. C'était un mathématicien et il était convaincu que les triades ne pouvaient se réduire à des dyades; c'est pourquoi il est finalement parvenu à une vision triadique du signe. Quine a voulu démontrer que les triades pouvaient toujours se réduire à des dyades. Dépendamment des opérateurs logiques minimaux que l'on accepte, les deux avaient raison. Pour Peirce, une relation (dans le sens mathématique) était nécessairement triadique. Si on a f(x) -> y, alors f est aussi un élément au même titre que x et y. Il a développé des graphes et des opérateurs logiques permettant de décrire les relations. C'était un contemporain de Frege, mais ils ont développé leurs systèmes de logique indépendamment l'un de l'autre. C'est un sujet très intéressant.