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par Cajypart » 09 févr. 2013, 19:51
Comment parler de libre-arbitre et de conscience sans citer Nietzsche?
« En contemplant une chute d'eau, nous croyons voir dans les innombrables ondulations, serpentements, brisements des vagues, liberté de la volonté et caprice, mais tout y est nécessité: chaque mouvement peut se calculer mathématiquement. Il en est de même pour les actions humaines; on devrait, si l'on était omniscient, pouvoir calculer d'avance chaque action, et de même chaque progrès de la connaissance, chaque erreur, chaque méchanceté. L'homme agissant Iui- même est, il est vrai, dans l'illusion du libre arbitre ; si, un instant, la roue du monde s'arrêtait et qu'il y eût là une intelligence calculatrice omnisciente pour mettre à profit cette pause, elle pourrait continuer à calculer l'avenir de chaque être jusqu'aux temps les plus éloignés et marquer toute trace où cette roue passerait désormais. L'illusion sur soi-même de l'homme agissant, la conviction de son libre arbitre, appartient également à ce mécanisme, qui est objet de calcul. »
(NIETZSCHE, Pour servir à l'histoire des sentiments moraux, §106)
« Schopenhauer opposait à cela le raisonnement suivant : puisque certains actes entraînent après eux du regret («conscience de la faute»), il faut qu'il y ait responsabilité : car ce regret n'aurait aucune raison, si non seulement toutes les actions de l'homme se produisaient nécessairement - comme elles se produisent en effet d'après l'opinion même de ce philosophe, - mais que l'homme lui-même fût, avec la même nécessité, justement l'homme qu'il est - ce que Schopenhauer nie. Du fait de ce regret, Schopenhauer croit pouvoir prouver une liberté que l'homme doit avoir eue de quelque manière, non pas à l'égard des actes, mais à l'égard de l'être : liberté, par conséquent, d'être de telle ou telle façon, non d'agir de telle ou telle façon. L'esse, la sphère de la liberté et de la responsabilité, a pour conséquence, suivant lui, l'operari, la sphère de la stricte causalité, de la nécessité et de l'irresponsabilité. Ce regret se rapporterait bien en apparence à l'operari et en ce sens il serait erroné, - mais en vérité à l'esse, qui serait l'acte d'une volonté libre, la cause fondamentale d'existence d'un individu : l'homme deviendrait ce qu'il voudrait devenir, son vouloir serait antérieur à son existence. - Il y a ici, abstraction faite de l'absurdité de cette dernière affirmation, un paralogisme : à savoir que, du fait du regret, on conclut d'abord à la justification, et à l'admissibilité rationnelle de ce regret, et ce n'est qu'à partir de ce paralogisme que Schopenhauer arrive à la conséquence fantaisiste de la soi-disant liberté intelligible. (Dans son essai sur le libre-arbitre, il semble qu'il ait corrigé cette absurdité). Mais le regret postérieur à l'action n'a pas besoin d'être fondé en raison, il ne l'est même pas du tout, car il repose sur la supposition erronée que l'action n'aurait pas dû se produire nécessairement. En conséquence, c'est seulement parce que l'homme se tient pour libre, non parce qu'il est libre, qu'il ressent le repentir et le remords. - En outre, ce regret est chose dont on peut se déshabituer; chez beaucoup d'hommes, il n'existe pas du tout pour des actes à propos desquels beaucoup d'autres le ressentent. Il est une chose très variable, liée à l'évolution de la morale et de la civilisation, et qui peut-être n'existe que pendant une période relativement courte de l'histoire du monde. - Personne n'est responsable de ses actes; personne ne l'est de son être ; juger a la même valeur qu'être injuste. Cela est vrai aussi lorsque l'individu se juge lui-même. Cette proposition est aussi claire que la lumière du soleil, et cependant tout homme aime mieux alors retourner aux ténèbres et à l'erreur, par crainte des conséquences. »
(Nietzsche, Humain, trop humain)
« La complète irresponsabilité de l'homme à l'égard de ses actions et de son être est la goutte la plus amère que doive avaler le chercheur, lorsqu'il a été habitué à voir les lettres de noblesse de son humanité dans la responsabilité et le devoir. Toutes ses appréciations, ses désignations, ses penchants sont, de ce fait, devenus sans valeur et faux : son sentiment le plus profond, celui qu'il portait au martyr, au héros, s'est avéré erroné ; il n'a plus le droit de louer, ni de blâmer, car il ne rime à rien de louer ni de blâmer la nature et la nécessité. De même qu'il aime une belle reuvre, mais ne la loue pas parce qu'elle ne peut rien par elle-même; tel il est devant une plante, tel il doit être. »
(NIETZSCHE, Humain, trop humain, §107)
« L'histoire des sentiments en vertu desquels nous rendons quelqu'un responsable, partant des sentiments dits moraux, parcourt les phases principales suivantes. D'abord on nomme des actions isolées bonnes ou mauvaises sans aucun égard à leurs motifs, mais exclusivement par les conséquences utiles ou fâcheuses qu'elles ont pour la communauté. Mais bientôt on oublie l'origine de ces désignations, et l'on s'imagine que les actions en soi, sans égard à leurs conséquences, enferment la qualité de « bonnes » ou de « mauvaises » : pratiquant la même erreur qui fait que la langue désigne la pierre comme dure, l'arbre comme vert - par conséquent en prenant la conséquence pour cause. Ensuite on reporte le fait d'être bon ou mauvais aux motifs, et l'on considère les actes en soi comme moralement ambigus. On va plus loin, et l'on donne l'attribut de bon ou de mauvais non plus au motif isolé, mais à l'être tout entier d'un homme, lequel produit le motif comme le terrain produit la plante. Ainsi l'on rend successivement l'homme responsable de son influence, puis de ses actes, puis de ses motifs, enfin de son être même. On découvre finalement que cet être lui-même ne peut être rendu responsable, étant une conséquence absolument nécessaire et formée des éléments et des influences d'objets passés et présents : partant, que l'homme n'est à rendre responsable de rien, ni de son être, ni de ses motifs, ni de ses actes, ni de son influence. On est ainsi amené à reconnaître que l'histoire des évaluations morales est aussi l'histoire d'une erreur, de l'erreur de la responsabilité : et cela, parce qu'elle repose sur l'erreur du libre arbitre. »
(NIETZSCHE, " Le crépuscule des idoles ")
« Il ne nous reste aujourd'hui plus aucune espèce d'indulgence pour l'idée du «libre arbitre» ; nous savons trop bien ce que c'est : le tour de passe-passe théologique le plus suspect qu'il y ait pour rendre l'humanité «responsable » à la façon des théologiens ; ce qui veut dire : pour rendre l'humanité dépendante des théologiens... Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. Partout où l'on cherche à établir les responsabilités, c'est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a dépouillé le devenir de son innocence lorsque l'on a ramené à une volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité, le fait d'être de telle ou telle manière : la doctrine de la volonté a été principalement inventée à des fins de châtiment, c'est-à-dire avec l'intention de trouver un coupable. Toute l'ancienne psychologie, la psychologie de la volonté, n'existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d'infliger une peine, ou plutôt qu'ils voulurent donner ce droit à Dieu... Les hommes ont été considérés comme «libres» pour pouvoir être jugés et punis, pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l'origine de toute action comme se trouvant dans la conscience. Aujourd'hui que nous sommes entrés dans le courant contraire, alors que nous autres immoralistes cherchons de toutes nos forcesà faire disparaître de nouveau du monde l'idée de culpabilité et de punition, ainsi qu'à en nettoyer la psychologie, l'histoire, la nature, les institutions et les sanctions sociales, il n'y a plus à nos yeux d'opposition plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par l'idée de «moralité», à infester l'innocence du devenir, avec le « péché » et la « peine ». Le christianisme est une métaphysique du bourreau... »
« Qu'est-ce qui peut seul être notre doctrine ?
- Que personne ne donne à l'homme ses qualités et ses défauts, ni Dieu, ni la société, ni ses parents et ses ancêtres, ni lui-même. Personne n'est responsable du fait que l'homme existe, qu'il est conformé de telle ou telle façon, qu'il se trouve dans telles conditions, dans tel milieu. La fatalité de son être n'est pas à séparer de la fatalité de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. L'homme n'est pas la conséquence d'une intention propre, d'une volonté, d'un but, et il est absurde de vouloir faire dévier son être vers un but quelconque (on a fait des tentatives pour atteindre un «idéal d'humanité», un «idéal de bonheur», ou bien un «idéal de moralité», sans succès). Nous avons inventé l'idée de «but» à atteindre mais dans la réalité le «but» manque...
On est nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout, on est dans le tout, - il n'y a rien qui pourrait juger, mesurer, comparer, condamner notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout. Mais il n'y a rien en dehors du tout !
- Personne ne peut plus être rendu responsable de ses actes, les catégories de l'être ne peuvent plus être ramenées à une cause première, le monde n'est plus une unité, ni comme monde sensible, ni comme «esprit» : cela seul est la grande délivrance, - par là l'innocence du devenir est rétablie. L'idée de «Dieu» fut jusqu'à présent la plus grande objection contre l'existence... Nous nions Dieu, nous nions la responsabilité en Dieu : par là même nous sauvons le monde.»
(NIETZSCHE, "Le crépuscule des idoles")
"C'est pas parce qu'ils sont nombreux à avoir tort, qu'ils ont forcément raison..."(un pote à moi qui cite Coluche)