Phénoménalisme ou physicalisme ?

Ici, on discute de sujets variés...
Avatar de l’utilisateur
Mikaël
Messages : 1339
Inscription : 03 sept. 2003, 10:20

Phénoménalisme ou physicalisme ?

#1

Message par Mikaël » 05 mai 2005, 11:58

Un texte intéressant tiré de cette page :

« D. Le programme constructiviste de Carnap

Bien qu'autrichien d'origine, Wittgenstein n'a jamais fréquenté le Cercle de Vienne. Il n'empêche que, tout autant que Russell, il exerça une influence énorme sur ses membres qui, autour des années 1926, consacrèrent leurs réunions hebdomadaires à étudier et à commenter le Tractatus. Cette influence est notamment repérable dans La construction logique du monde de Carnap qui, en un certain sens, peut être lue comme une application du principe extensionnaliste à l'ensemble de la science pour précisement dégager la logique de sa construction.

Le projet de Carnap dans l'Aufbau de 1928 est assez ambitieux, puisqu'il s'agit d'élaborer un système englobant tous les objets ou tous les concepts de la science. Il ne s'agit pas d'un système de classification, mais bien de ce que Carnap appelle "un système de constitution" dont le but est de montrer que les différents objets de la science sont dérivables les uns des autres, qu'ils sont membres d'un même ensemble et que donc la science constitue une totalité structurellement unifiée et organisée en niveaux. Le système de constitution vise précisément à montrer que l'ordre de la science est tel que les objets de chaque niveau sont constitués à partir des objets de niveau inférieur. Si l'on se réfère à l'ordre cognitif, cela signifie qu'un objet est premier par rapport à un autre qui sera appelé second, si la connaissance du second présuppose celle du premier. Ainsi n'est-il pas possible d'acquérir une connaissance d'objets culturels comme, par exemple, l'art, la religion ou l'organisation sociale d'un peuple sans avoir déjà connaissance de la représentation du monde, des sentiments que l'on rencontre chez les individus de ce peuple. Autrement dit, les objets culturels se constituent à partir des objets psychiques auxquels ils sont donc réductibles en raison du rapport cognitif existant entre les deux niveaux d'objets. Ce qui veut dire encore que toutes les propositions portant sur des objets culturels peuvent par principe être transformées en propositions portant sur des objets psychiques. De leur côté, les objets psychiques présupposent les objets physiques, puisque tout processus psychique, comme un sentiment ou une représentation, présuppose un processus cérébral impliquant un objet physique : le cerveau. Enfin, puisque toute connaissance des objets physiques présuppose à son tour un processus autopsychique de perception, et puisque toute proposition portant sur des objets physiques peut donc de droit être transformée en une proposition portant sur des perceptions, sans quoi les propositions relatives au objets physiques flotteraient dans le vide, on peut donc dire que, du point de vue de la théorie de la connaissance, le psychisme propre constitue la base du système de constitution.

Pour Carnap, il ne s'agit bien sûr pas d'abandonner ainsi le fondement de la science au subjectivisme pur et simple. Ce qui l'intéresse à la base du système ne sont pas les vécus de perception en leur infinie polymorphie, mais au contraire la logique de la relation entre perceptions différentes qui permet à des objets physiques de se constituer dans le flux de ces vécus. Selon ses descriptions, cette logique tient tout d'abord aux relations de concordance qu'ont entre elles nos sensations et qui présupposent la relation mémorielle entre un vécu élémentaire et un autre plus ancien. C'est de cette relation fondamentale de rappel ou de souvenir que Carnap entend dériver celle de ressemblance partielle donnant lieu à la constitution de classes de qualités qui sont les premiers constituants de ce qui va progressivement donner lieu ensuite à la constitution des choses de perception rassemblant certaines qualités sensibles bien précises, puis ensuite à la constitution d'objets physiques où il ne s'agit plus d'attribuer aux choses des qualités mais cette fois des grandeurs. Bref, la démarche constructiviste de Carnap consiste à montrer comment à partir des sensations élémentaires que livre l'expérience se constituent, par logique des relations, les objets dont traitent les sciences physiques, comment à partir de ceux-ci se constituent les objets psychologiques, puis enfin comment à partir de ceux-ci se constituent les objets culturels dont s'occupent les sciences humaines. Inversement, il s'agit aussi pour Carnap de montrer que tous les énoncés utilisés dans les sciences, quel que soit leur niveau, peuvent être reconstruits sur la base d'énoncés antérieurs dont les plus primitifs sont toujours ceux exprimant des expériences perceptives du sujet connaissant. Ces énoncés qui n'expriment donc que le donné d'expérience vécue, Carnap les nommera un peu plus tard, en 1932, les énoncés protocolaires (Protokollsätze) en leur assignant un rôle de base pour tout l'édifice de la science, c'est-à-dire pour la construction logique du monde.

E. Phénoménalisme ou physicalisme : un débat interne au Cercle de Vienne

Or cette conception empirico-logique, selon laquelle la vérité d'une théorie s'induit de la vérité de l'ensemble des énoncés protocolaires qui la fondent et la vérifient, va très vite être remise en question. Comme nous le verrons dans le quatrième chapitre, Karl Popper, l'une des figures les plus marquantes de la philosophie contemporaine des sciences, s'est toujours accusé, non sans une certaine auto-satisfaction, d'avoir été le liquidateur de l'empirisme logique en récusant l'idée que les sciences procèdent au départ des faits d'observation relatés ou dans ce que Carnap appelait des énoncés protocolaires. Mais la crise de l'empirisme logique a sans doute été beaucoup plus complexe que cela, parce qu'elle relève d'un débat interne au Cercle de Vienne qui a été antérieur ou en tout cas indépendant des objections de Popper. Le débat en question était dans ses termes assez simples : existe-t-il effectivement des énoncés protocolaires qui valent comme fondement de la science ? Existe-t-il des énoncés observationnels dont la vérité est irréfutable ?

Cette polémique apparaît moins de deux ans après la naissance officielle du cercle en 1929, date de la publication du manifeste dont nous avons parlé. En fait, elle se focalise autour de l'attitude anti-métaphysique qui est au centre des objectifs poursuivis par l'empirisme logique. Celui-ci soutient que la science est un langage et, de surcroît, le seul langage qui, du point de vue de la connaissance, ait véritablement du sens. Quant à ce sens, il ne se mesure qu'à l'aune de la réductibilité des propositions scientifiques aux assertions élémentaires sur le donné. Parce que le discours métaphysique ne peut se soumettre à ce critère empiriste de la signification, il manque tout simplement de sens. Aussi le critère empiriste de la signification incitait les membres du Cercle à rejeter toute métaphysique, qu'elle soit d'obédience médiévale et scolastique ou qu'elle soit celle promue par l'idéalisme allemand, c'est-à-dire par une philosophie purement spéculative et conceptuelle comme celle de Hegel. Mais où devait précisément s'arrêter ce rejet de toute forme de métaphysique ? Autrement dit, jusqu'où fallait-il entendre ce qui est métaphysique ? C'est sur ce point précis que Neurath adopta une attitude radicale qui, très vite, allait mettre en péril le critère empiriste de la signification des énoncés par réduction de leurs termes à ceux qui se réfèrent immédiatement aux donnés des sens. Pour Neurath, en effet, le critère empiriste de la signification restait encore entaché d'une illusion métaphysique persistante :celle de croire que le langage a du sens en raison de son rapport à quelque chose d'autre que le langage, à savoir le donné ou les faits. Pour Neurath, ce qu'il y avait encore de métaphysique là-dedans, c'était de chercher le critère de signification du langage au-delà du langage lui-même, soit dans son rapport aux phénomèmes.

Contre ce phénoménalisme qui, en prétendant transcender le langage, restait donc de nature encore métaphysique, Neurath fit valoir le physicalisme dans un article précisément intitulé Physicalismus et publié en 1931. Que voulait dire physicalisme pour Neurath ? Essentiellement ceci : s'en tenir strictement à l'attitude anti-métaphysique du Manifeste de 1929, c'est-à-dire, contre le phénoménalisme, s'en tenir au langage scientifique et, d'abord, à celui de la science la plus avancée, la physique. Au demeurant, comme la science n'est elle-même que du langage, son analyse doit suffire à l'analyse du langage en général. Mais de quelle nature doit être cette analyse ? Elle ne saurait être de nature sémantique, sous peine alors de récidiver dans l'illusion métaphysique d'une transgression du langage vers les ojets physiques de référence. Cette analyse ne peut donc être que syntaxique et, comme telle s'intéresser uniquement à la structure formelle du langage. C'est ainsi que, sous l'impulsion de Neurath, qui, dans cette polémique, semble bien avoir eu finalement le dessus, les productions du Cercle s'orienteront progressivement vers une analyse du langage visant à développer sa syntaxe logique. La Syntaxe logique du langage, tel sera précisément le titre d'un ouvrage de Carnap publié à Vienne en 1934.Ce qui ne veut pas dire , nous allons le voir, que Carnap ait pour autant renoncé à la conception radicale de l'empirisme logique qui était la sienne.

Contre le phénoménalisme, le physicalisme apparaît de la sorte comme une thèse purement logique concernant le problème du fondement de la connaissance scientifique ; thèse logique, car exclusivement orientée vers le syntaxique. Non seulement cette thèse revient à refuser tout critère de signification faisant appel à un prétendu rapport du langage avec de l'extra-linguistique, mais, dans le même mouvement, cette thèse logique marque aussi le passage d'une théorie de la vérité comme correspondance à une théorie de la vérité comme cohérence. Dans son article Physicalismus, Neurath affirme :

" Quand on formule un énoncé, on le confronte avec tous les autres dont on dispose. S'il s'accorde avec eux, il est ajouté aux autres ; s'il ne s'accorde pas, on le marque comme non-vrai et on le laisse tomber... Dans la science, il n'y a pas d'autres notions de vérité."

Ce qui veut dire que, du point de vue physicaliste, il n'existe pas d'énoncés dont la vérité consisterait dans l'accord avec les choses dont ils parlent. Même pour les énoncés scientifiques, leur vérité doit être ramenée à une question de pure cohérence interne du discours. C'est dire également que, sur le plan de la vérité, les énoncés descriptifs ou synthétiques fonctionnent donc de la même façon que les énoncés analytiques de la logique et des mathématiques : leur validité est purement logique puisqu'elle est marquée par la non-contradiction par rapport à l'ensemble des énoncés déjà admis. Ainsi s'écroule la construction originelle de l'épistémologie empirico-logique qui, comme dans l' Aufbau de Carnap, prétendait fonder tout l'édifice de la science sur la base inébranlable des énoncés atomiques se référant directement à la réalité extralinguistique, soit ce que Carnap entendait par "énoncés protocolaires" et qui lui faisait écrire en 1932 : "Lorsque nous posons la question de la validité d'un énoncé de la science, nous devons remonter à l'énoncé protocolaire correspondant". C'est tout ce contre quoi s'oppose Neurath qui, dans un article datant de la même année et précisément consacré aux Protokollsätze, rétorque :

" On ne peut en aucune façon prendre comme point de départ de la science de purs énoncés protocolaires fixés une fois pour toute...Les énoncés protocolaires sont comme tous les autres énoncés de la science : ils changent avec le temps ".

Par rapport au premier argument contre le phénoménalisme qui était de dénoncer le caractère métaphysique de tout recours à l'extra-linguistique, Neurath en apporte ainsi un second qui revient à soutenir que l'expérience, la perception et donc les énoncés protocolaires qui s'y rattachent, ne sont pas quelque chose d'univoque, mais sont des choses sujettes à fluctuations, comme la science elle-même, car elles sont toujours sujettes à révision. Autrement dit, un énoncé protocolaire ne jouit d'aucune garantie particulière, puisqu'il peut toujours être modifié ou expulsé d'un système scientifique, autant d'ailleurs que tout autre énoncé. L'ultime conséquence ne pouvait dès lors être pour les physicalistes conséquents avec eux-mêmes que celle-ci : puisqu'aucun énoncé scientifique ne peut compter sur cette base inébranlable que sont censés lui fournir les énoncés protocolaires, alors force est d'admettre le caractère seulement hypothétique des propositions de la science. »


Il me semble que ça explicite assez bien ma querelle avec Groucho et dans une moindre mesure JF :) Vous l'aurez compris, je suis plutôt carnapien sur ce point.

Quelques autres textes plus ou moins intéressants par rapport à cet axe de discussion :

http://sensedata.free.fr/txt2003/DC2003.htm

http://www.memo.fr/article.asp?ID=THE_PHI_009

http://www.yrub.com/philo/empirisme6.htm

Miky
La zététique appliquée à elle-même : http://metazet.over-blog.com/
"Pour douter, ne faut-il pas des raisons qui fondent le doute ?" (Ludwig Wittgenstein, De la certitude, § 122)
"Esprit : Chacun sait ce que c'est qu'un esprit ; c'est ce qui n'est point matière. Toutes les fois que vous ne saurez pas comment une cause agit, vous n'aurez qu'à dire que cette cause est un esprit, et vous serez très pleinement éclairci." (Le baron d'Holbach, Théologie portative ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne)

ti-poil
Messages : 3573
Inscription : 02 déc. 2003, 23:27

#2

Message par ti-poil » 06 mai 2005, 19:41

Je te verrai egalement comme un probaliste partisant du probalisme.

Doctrine selon laquelle on peut,en morale,suivre l'opinion la moins sure,si elle est probable.Que l'esprit humain ne peut parvenir qu'a des propositions probables,non a la certitude.


Comme la tendance actuelle de tout grand penseur. :)
----------------------------------
L'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence.

Avatar de l’utilisateur
groucho_max
Messages : 411
Inscription : 07 mars 2005, 16:14

Re: De la logomachie erigee en systeme...

#3

Message par groucho_max » 07 mai 2005, 09:26

Mikaël a écrit :Il me semble que ça explicite assez bien ma querelle avec Groucho et dans une moindre mesure JF :) Vous l'aurez compris, je suis plutôt carnapien sur ce point.
C'est bien. Tu as gagne un bonbon. Mais es-tu certain qu'il y ait plus qu'une relation superficielle et peut-etre trompeuse entre les propos de Carnap (ou plutot: ce que ce texte dit des propos de Carnap) et les tiens? Voire plus qu'un simple appel a l'autorite mimetise en analogie peut-etre foireuse? Permets-moi d'en douter. Mais treve de polemiques. Moi, je ne suis ni carnapien, ni neurathien, ni flaubertien, ni meme tyrolien, et encore moins prosopopien. Et je n'ai rien a vendre non plus. Les processus effectifs - reels - de la demarche scientifique sont souvent plus subtils que ce que laisse entendre la (ou les) vision(s) cercle-vienniste(s) - bien qu'elles puissent etre interessantes parce qu'anti-logomachiques, du moins en principe -, sans meme parler de la description dans le style image d'Epinal (ou presque) vehiculee en general par le modele didactique standard (mais c'est pour la bonne cause, comme on dit). En outre, et contrairement a ce que pensaient la plupart des membres du Cercle de Vienne (mais pas seulement), l'option de l'interpretation instrumentale des mathematiques semble aujourd'hui un chouilla legere, ou du moins beaucoup trop limitative (voir par exemple la puissance - au moins - heuristique du theoreme de Noether en theorie des champs (et en "mecanique"), de la compression de l'information a la Solomonoff, ou des theories de jauge en physique des particules). Bref, je pense que la metaphore de Galilee - "les mathematiques sont le langage de la nature" - est beaucoup plus qu'une simple metaphore.

groucho max

P.S.: en theorie, je n'aurais pas du intervenir dans ce fil puisqu'il s'agit d'une tentative de relance du fil que j'avais renonce a poursuivre. Bref.
"La metaphysique est une lanterne accrochee dans le dos qui n'eclaire que le sphincter." (Gustave Choupin in "Membrax contre Turlut")

Jean-Francois
Modérateur
Modérateur
Messages : 27997
Inscription : 03 sept. 2003, 08:39

Re: De la logomachie erigee en systeme...

#4

Message par Jean-Francois » 07 mai 2005, 15:43

groucho_max a écrit :Moi, je ne suis ni carnapien, ni neurathien, ni flaubertien, ni meme tyrolien, et encore moins prosopopien
Légère tendance "proctoscopienne", par contre ;)
groucho_max a écrit :Bref, je pense que la metaphore de Galilee - "les mathematiques sont le langage de la nature" - est beaucoup plus qu'une simple metaphore
Je ne sais pas. Je pense que c'est surtout le langage le plus neutre qu'on connaisse, donc le moins subjectif.

Jean-François

Avatar de l’utilisateur
groucho_max
Messages : 411
Inscription : 07 mars 2005, 16:14

Re: De la logomachie erigee en systeme...

#5

Message par groucho_max » 08 mai 2005, 10:55

Jean-Francois a écrit :
groucho_max a écrit :Moi, je ne suis ni carnapien, ni neurathien, ni flaubertien, ni meme tyrolien, et encore moins prosopopien
Légère tendance "proctoscopienne", par contre ;)
On ne se refait pas. ;)
groucho_max a écrit :Bref, je pense que la metaphore de Galilee - "les mathematiques sont le langage de la nature" - est beaucoup plus qu'une simple metaphore
Je ne sais pas. Je pense que c'est surtout le langage le plus neutre qu'on connaisse, donc le moins subjectif.
Bien entendu. Mais les mathematiques pourraient ne pas etre qu'un langage. Comme je l'ecrivais, elles semblent avoir (ont, ama) une tres forte capacite heuristique - voire beaucoup plus - qui leur fait jouer un role bien plus riche et profond que celui qui leur est traditionnellement attribue lorsqu'elles sont assimilees a un "simple" langage.
Considerons un exemple qui se prete facilement a l'explication sans faire appel aux barbarismes techniques: les theories de jauge (ici, le terme 'theorie' doit etre pris au sens de 'formalisme'). Grossierement, les theories de jauge attribuent une origine "mathematique" aux "forces" de la nature. En fait, elles etablissent l'existence des forces d'interaction en les faisant deriver de l'invariance d'un objet - le lagrangien - sous l'effet de certains groupes de transformation - i.e de symetries. Si tu veux en savoir un peu plus, lis l'annexe (*) en petits caracteres, sinon poursuis sans passer par la case 'Enfer'. Arf!
Les mathematiques semblent donc - 'donc' si tu as eu la patience de lire l'exemple expose dans l'annexe, sinon tu remplaces 'donc' par 'effectivement' - etre capables non seulement de deriver quasiment a priori l'existence d'objets et/ou de structures qui ne seront exhibes experimentalement que dans un deuxieme - voire un troisieme - temps, mais semblent egalement generer "de l'interieur" des faisceaux de "configurations" possibles desquelles le controle empirique extraiera celles que la nature a choisies d'incarner. C'est pourquoi je disais que la metaphore de Galilee est plus qu'une metaphore, i.e. que les mathematiques sont plus qu'un langage: elles semblent posseder (au moins) une capacite heuristique extremement riche et profonde. Il y a d'autres indices qui convergent vers cet etat de fait.
De par mes gouts esthetiques, si je n'etais extremement prudent en tenant a me restreindre a des constatations "locales", j'irais meme jusqu'a dire - comme le fit sous-entendre Galilee - que la nature incarne peut-etre "reellement" (je simplifie a outrance) des structures mathematiques (**). Bref, la nature parle le langage des mathematique parce qu'elle semble etre structurellement mathematique (l'organisation de la nature est mathematique). D'ou, peut-etre, la "deraisonnable efficacite" des mathematiques (qui ne manqua pas d'etonner Galilee, Wigner et tant d'autres, et qui continue de charmer tous ceux qui y touchent). Mais je m'eloigne un peu de ce dont je parlais: la puissance heuristique des mathematiques qui en fait plus qu'un simple instrument (plus qu'un langage).

groucho max

(*): Annexe. Tout d'abord, en deux mots, un lagrangien est en tres gros une "fonction" egale a la difference entre l'energie cinetique et l'energie potentielle d'un systeme, qui depend par exemple de ses coordonnees de position et de vitesse ainsi que du temps. Pour revenir a ce que je disais tout a l'heure, les theories de jauge etablissent l'existence des forces d'interaction en les derivant de l'invariance du lagrangien qui regit l'interaction des systemes sous l'effet de symetries locales, i.e. elles imposent au lagrangien decrivant l'evolution d'une particule susceptile d'interagir de rester invariant sous l'action de certains groupes de transformation associes directement a cette interaction. Jusque la, rien de bien original. Ce qui l'est un peu, c'est que les transformations inherentes aux theories de jauge sont des symetries internes, cad grosso modo des symetries dans des espaces "abstraits" qui parametrisent les proprietes ou l'etat intrinseque (interne) des particules. En outre, et surtout, ces symetries sont locales, cad qu'elles ne sont plus definies identiquement dans l'espace-temps tout entier (symetries globales), mais dependent des points du "sous-espace-temps" qui sert de "base" a l'espace des etats internes. Ainsi, pour construire une theorie de jauge, on commence par localiser - en le parametrant a l'aide de variables spatio-temporelles - le groupe de symetrie interne (global) associe a l'interaction consideree. On fait ensuite agir le groupe "localise" sur les fonctions de champ (i.e. la fonction d'onde) d'une particule susceptible de succomber a l'interaction. Effectuer cette transformation equivaut a changer de systeme de reference (on dit changer de "jauge", justement). Lorsqu'on fait subir a la fonction d'onde d'une particule une transformation de ce type, le lagrangien decrivant son evolution n'est evidemment pas conserve. Les theories de jauge montrent alors - et c'est le point essentiel que je voulais souligner - qu'on peut, apres avoir effectue un changement de jauge local (i.e. une transformation de la fonction d'onde a l'aide d'un groupe de symetrie locale), retablir la forme initiale du lagrangien de la particule correspondante (ou du systeme de particules correspondant), a condition d'introduire un nouveau champ (un champ de jauge) dans le lagrangien. Lorsque ce champ de jauge est quantifie, il n'est autre que le quanton de l'interaction condideree. Fascinant, non? Mais peut-etre pas tres limpide.

Afin de gagner en clarte, considerons notre exemple lorsqu'il agit sur un cas concret, le plus simple qui soit: l'electrodynamique. Une des proprietes fondamentales de l'interaction electromagnetique est la conservation de la charge electrique. Cette conservation de la charge electrique d'une particule (chargee), un electron par exemple, equivaut - c'est le theoreme de Noether - a l'invariance du lagrangien lors d'un changement de phase de la particule (le groupe de symetrie est ici U(1)). Choisir une phase revient en fait a fixer une jauge. Lorsque, grosso modo, on modifie la phase des fonctions d'onde de l'electron de facon differente en chaque point de l'espace-temps, on opere une transformation de jauge locale (et non plus globale). Dans cette transformation, le lagrangien de l'electron libre n'est pas conserve. Mais on peut retablir formellement l'invariance en ajoutant au lagrangien un terme d'interaction avec un champ electromagnetique. En d'autres termes, la presence d'une force, en l'occurrence d'une force electromagnetique et donc d'un photon (quanton-boson de l'interaction electromagnetique), permet de preserver l'invariance du lagrangien sous un changement de jauge local. Bref, pour retrouver l'evolution initiale (la trajectoire initiale), il faut compenser le changement de jauge en introduisant un champ de force: un champ electromagnetique. L'existence du champ electromagnetique, du quanton d'interaction ou encore du photon, s'explique donc, dans les theories de jauge, par des considerations formelles: le photon est un boson de jauge et il a pour fonction de retablir l'invariance d'un lagrangien (de l'electron libre) sous des transformations de jauge locales correspondant au groupe de symetrie U(1).

Que peut-on conclure? Que les theories de jauge font jouer aux mathematiques un role qui depasse largement la simple fonction instrumentale (= langage) - d'autres formalismes jouissent des memes (meta-)proprietes de facon aussi visible et evidente. En fait, classiquement et grossierement, on part d'un fait experimental qui resiste a l'explication et l'on ajoute des entites, de quelque nature que ce soit, qui permettront d'affiner un modele - ces entites supplementaires, dont l'existence est supposee avant d'etre constatee, ont pour fonction de rendre intelligible une donnee nouvelle de l'experience. Avec les theories de jauge - ainsi qu'avec un certain nombre d'autres formalismes -, il n'y a rien de tel: les classes d'equivalence traitees ne se fondent pas directement sur un fait "concret", mais sur des considerations "abstraites", formelles. Mais attention, il n'est pas inutile de preciser que le principe d'invariance (qui est le pivot des theories de jauge), et donc les theories de jauge, n'exploitent pas le contenu ou la matiere des lois physiques, mais uniquement leur forme: ce principe et ces theories enoncent des conditions formelles auxquelles doit satisfaire le lagrangien d'un systeme (independemment de la nature particuliere du systeme dont le lagrangien est cense decrire l'evolution). En d'autres termes, le principe de base des theories de jauge (et du theoreme de Noether) est formel et non pas materiel/physique: tout se passe donc comme si (j'ai bien dit "comme si") les mathematiques (principe d'invariance) etaient a l'origine de l'existence des bosons de jauge. L'experience acquiere ici un statut un chouilla particulier: elle est moins initiale que terminale, et a pour fonction de selectionner parmi toutes les theories de jauge en principe admissibles pour modeliser une interaction, celles qui sont effectivement realisees dans la nature.

Il y a des exemples "plus simples" (voire beaucoup plus simples), mais ceux-ci sont quelque peu ambigus, donc peu credibles (a moins de faire intervenir quelques technicismes fort indigestes et sans doute inappropries, de couper les cheveux en quattre ou d'ecrire un roman de 200 pages).


(**): cela n'a bien evidemment strictement rien a voir avec les delires de certains neo-proto-mystico-pythagoriciens qui, de facon aussi inconsistante que grotesque, croient voir dans les mathematiques le support de la "creation".
"La metaphysique est une lanterne accrochee dans le dos qui n'eclaire que le sphincter." (Gustave Choupin in "Membrax contre Turlut")

Avatar de l’utilisateur
Mikaël
Messages : 1339
Inscription : 03 sept. 2003, 10:20

Re: De la logomachie erigee en systeme...

#6

Message par Mikaël » 09 mai 2005, 15:07

groucho_max a écrit :
Mikaël a écrit :Il me semble que ça explicite assez bien ma querelle avec Groucho et dans une moindre mesure JF :) Vous l'aurez compris, je suis plutôt carnapien sur ce point.
C'est bien. Tu as gagne un bonbon. Mais es-tu certain qu'il y ait plus qu'une relation superficielle et peut-etre trompeuse entre les propos de Carnap (ou plutot: ce que ce texte dit des propos de Carnap) et les tiens?
Bien sûr, je sais lire tout de même. Le sens du texte est assez clair il me semble. Si j'ai choisi de faire partager ce texte, c'est parce que je me suis dit que ce qu'ils disaient de Carnap exprimait bien ce que je pensais moi-même (et ce qu'ils disaient de Neurath m'a fait penser à ce que toi tu disais, mais je ne m'avancerai pas plus, je te laisse encore le soin de définir toi-même en dernier lieu les opinions que tu as plutôt que de les "fantasmer" et démolir des hommes de pailles).

Sinon, si tu penses que la relation est superficielle et peut-être trompeuse, dis moi où tu vois des divergences essentielles entre Carnap (tel qu'il est présenté dans ce texte) et moi. C'est aussi là l'intérêt d'avoir mis ce texte, ça évite de réinventer la roue à chaque fois en me permettant d'arrimer ma pensée à une autre pensée qui lui est proche et qui a donné lieu, j'imagine, a beaucoup d'argumentations (auquelles tu pourras te référer) et de contre-argumentations (auxquelles je pourrai me référer).
groucho_max a écrit :Voire plus qu'un simple appel a l'autorite mimetise en analogie peut-etre foireuse? Permets-moi d'en douter.
Il y a certains cas où l'appel à l'autorité est légitime. Mais peu importe, ça n'en était pas vraiment un. C'était plutôt une analogie, que j'espérais éclairante vue que c'est pas dit avec les mêmes mots que moi ni avec les mêmes tournures. Et je ne vois pas en quoi elle serait foireuse.
groucho_max a écrit : Mais treve de polemiques. Moi, je ne suis ni carnapien, ni neurathien, ni flaubertien, ni meme tyrolien, et encore moins prosopopien.
Moi non plus, mais j'exprime juste mon accord avec Carnap sur ce point précis. Va pas chercher plus loin.
groucho_max a écrit :Et je n'ai rien a vendre non plus. Les processus effectifs - reels - de la demarche scientifique sont souvent plus subtils que ce que laisse entendre la (ou les) vision(s) cercle-vienniste(s) - bien qu'elles puissent etre interessantes parce qu'anti-logomachiques, du moins en principe -, sans meme parler de la description dans le style image d'Epinal (ou presque) vehiculee en general par le modele didactique standard (mais c'est pour la bonne cause, comme on dit). En outre, et contrairement a ce que pensaient la plupart des membres du Cercle de Vienne (mais pas seulement), l'option de l'interpretation instrumentale des mathematiques semble aujourd'hui un chouilla legere, ou du moins beaucoup trop limitative (voir par exemple la puissance - au moins - heuristique du theoreme de Noether en theorie des champs (et en "mecanique"), de la compression de l'information a la Solomonoff, ou des theories de jauge en physique des particules). Bref, je pense que la metaphore de Galilee - "les mathematiques sont le langage de la nature" - est beaucoup plus qu'une simple metaphore.
Mon point n'est pas de débattre de l'instumentalisme VS réalisme en mathématiques. Arrête de croire ou de laisser croire que parce que je suis d'accord avec un membre du Cercle de Vienne sur un point, je suis d'accord avec tous les membres du Cercle de Vienne sur tous les points. Ca n'a pas de sens.
groucho max a écrit :P.S.: en theorie, je n'aurais pas du intervenir dans ce fil puisqu'il s'agit d'une tentative de relance du fil que j'avais renonce a poursuivre. Bref.
Personne te force, tu dois être un peu maso :)

Miky
La zététique appliquée à elle-même : http://metazet.over-blog.com/
"Pour douter, ne faut-il pas des raisons qui fondent le doute ?" (Ludwig Wittgenstein, De la certitude, § 122)
"Esprit : Chacun sait ce que c'est qu'un esprit ; c'est ce qui n'est point matière. Toutes les fois que vous ne saurez pas comment une cause agit, vous n'aurez qu'à dire que cette cause est un esprit, et vous serez très pleinement éclairci." (Le baron d'Holbach, Théologie portative ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne)

Avatar de l’utilisateur
groucho_max
Messages : 411
Inscription : 07 mars 2005, 16:14

Re: De la logomachie erigee en systeme...

#7

Message par groucho_max » 09 mai 2005, 18:06

Mikaël a écrit :Mon point n'est pas de débattre de l'instumentalisme VS réalisme en mathématiques.
L'option "instrumentalisme mathematique" - qui recouvrait, par extension, le "langage de la science" - etait en quelque sorte le pivot de l''empirisme logique' de la plupart des cercle-viennistes (si ce n'est de tous)... ce qui est tres clair si on lit leurs textes. Bref.
groucho max a écrit :P.S.: en theorie, je n'aurais pas du intervenir dans ce fil puisqu'il s'agit d'une tentative de relance du fil que j'avais renonce a poursuivre. Bref.
Personne te force, tu dois être un peu maso :)
Pas plus qu'il ne faut. Dans le cas presentement honnore, tu m'as pris a partie, j'ai donc juge bon intervenir. End.

groucho max
"La metaphysique est une lanterne accrochee dans le dos qui n'eclaire que le sphincter." (Gustave Choupin in "Membrax contre Turlut")

Répondre

Qui est en ligne ?

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit