« D. Le programme constructiviste de Carnap
Bien qu'autrichien d'origine, Wittgenstein n'a jamais fréquenté le Cercle de Vienne. Il n'empêche que, tout autant que Russell, il exerça une influence énorme sur ses membres qui, autour des années 1926, consacrèrent leurs réunions hebdomadaires à étudier et à commenter le Tractatus. Cette influence est notamment repérable dans La construction logique du monde de Carnap qui, en un certain sens, peut être lue comme une application du principe extensionnaliste à l'ensemble de la science pour précisement dégager la logique de sa construction.
Le projet de Carnap dans l'Aufbau de 1928 est assez ambitieux, puisqu'il s'agit d'élaborer un système englobant tous les objets ou tous les concepts de la science. Il ne s'agit pas d'un système de classification, mais bien de ce que Carnap appelle "un système de constitution" dont le but est de montrer que les différents objets de la science sont dérivables les uns des autres, qu'ils sont membres d'un même ensemble et que donc la science constitue une totalité structurellement unifiée et organisée en niveaux. Le système de constitution vise précisément à montrer que l'ordre de la science est tel que les objets de chaque niveau sont constitués à partir des objets de niveau inférieur. Si l'on se réfère à l'ordre cognitif, cela signifie qu'un objet est premier par rapport à un autre qui sera appelé second, si la connaissance du second présuppose celle du premier. Ainsi n'est-il pas possible d'acquérir une connaissance d'objets culturels comme, par exemple, l'art, la religion ou l'organisation sociale d'un peuple sans avoir déjà connaissance de la représentation du monde, des sentiments que l'on rencontre chez les individus de ce peuple. Autrement dit, les objets culturels se constituent à partir des objets psychiques auxquels ils sont donc réductibles en raison du rapport cognitif existant entre les deux niveaux d'objets. Ce qui veut dire encore que toutes les propositions portant sur des objets culturels peuvent par principe être transformées en propositions portant sur des objets psychiques. De leur côté, les objets psychiques présupposent les objets physiques, puisque tout processus psychique, comme un sentiment ou une représentation, présuppose un processus cérébral impliquant un objet physique : le cerveau. Enfin, puisque toute connaissance des objets physiques présuppose à son tour un processus autopsychique de perception, et puisque toute proposition portant sur des objets physiques peut donc de droit être transformée en une proposition portant sur des perceptions, sans quoi les propositions relatives au objets physiques flotteraient dans le vide, on peut donc dire que, du point de vue de la théorie de la connaissance, le psychisme propre constitue la base du système de constitution.
Pour Carnap, il ne s'agit bien sûr pas d'abandonner ainsi le fondement de la science au subjectivisme pur et simple. Ce qui l'intéresse à la base du système ne sont pas les vécus de perception en leur infinie polymorphie, mais au contraire la logique de la relation entre perceptions différentes qui permet à des objets physiques de se constituer dans le flux de ces vécus. Selon ses descriptions, cette logique tient tout d'abord aux relations de concordance qu'ont entre elles nos sensations et qui présupposent la relation mémorielle entre un vécu élémentaire et un autre plus ancien. C'est de cette relation fondamentale de rappel ou de souvenir que Carnap entend dériver celle de ressemblance partielle donnant lieu à la constitution de classes de qualités qui sont les premiers constituants de ce qui va progressivement donner lieu ensuite à la constitution des choses de perception rassemblant certaines qualités sensibles bien précises, puis ensuite à la constitution d'objets physiques où il ne s'agit plus d'attribuer aux choses des qualités mais cette fois des grandeurs. Bref, la démarche constructiviste de Carnap consiste à montrer comment à partir des sensations élémentaires que livre l'expérience se constituent, par logique des relations, les objets dont traitent les sciences physiques, comment à partir de ceux-ci se constituent les objets psychologiques, puis enfin comment à partir de ceux-ci se constituent les objets culturels dont s'occupent les sciences humaines. Inversement, il s'agit aussi pour Carnap de montrer que tous les énoncés utilisés dans les sciences, quel que soit leur niveau, peuvent être reconstruits sur la base d'énoncés antérieurs dont les plus primitifs sont toujours ceux exprimant des expériences perceptives du sujet connaissant. Ces énoncés qui n'expriment donc que le donné d'expérience vécue, Carnap les nommera un peu plus tard, en 1932, les énoncés protocolaires (Protokollsätze) en leur assignant un rôle de base pour tout l'édifice de la science, c'est-à-dire pour la construction logique du monde.
E. Phénoménalisme ou physicalisme : un débat interne au Cercle de Vienne
Or cette conception empirico-logique, selon laquelle la vérité d'une théorie s'induit de la vérité de l'ensemble des énoncés protocolaires qui la fondent et la vérifient, va très vite être remise en question. Comme nous le verrons dans le quatrième chapitre, Karl Popper, l'une des figures les plus marquantes de la philosophie contemporaine des sciences, s'est toujours accusé, non sans une certaine auto-satisfaction, d'avoir été le liquidateur de l'empirisme logique en récusant l'idée que les sciences procèdent au départ des faits d'observation relatés ou dans ce que Carnap appelait des énoncés protocolaires. Mais la crise de l'empirisme logique a sans doute été beaucoup plus complexe que cela, parce qu'elle relève d'un débat interne au Cercle de Vienne qui a été antérieur ou en tout cas indépendant des objections de Popper. Le débat en question était dans ses termes assez simples : existe-t-il effectivement des énoncés protocolaires qui valent comme fondement de la science ? Existe-t-il des énoncés observationnels dont la vérité est irréfutable ?
Cette polémique apparaît moins de deux ans après la naissance officielle du cercle en 1929, date de la publication du manifeste dont nous avons parlé. En fait, elle se focalise autour de l'attitude anti-métaphysique qui est au centre des objectifs poursuivis par l'empirisme logique. Celui-ci soutient que la science est un langage et, de surcroît, le seul langage qui, du point de vue de la connaissance, ait véritablement du sens. Quant à ce sens, il ne se mesure qu'à l'aune de la réductibilité des propositions scientifiques aux assertions élémentaires sur le donné. Parce que le discours métaphysique ne peut se soumettre à ce critère empiriste de la signification, il manque tout simplement de sens. Aussi le critère empiriste de la signification incitait les membres du Cercle à rejeter toute métaphysique, qu'elle soit d'obédience médiévale et scolastique ou qu'elle soit celle promue par l'idéalisme allemand, c'est-à-dire par une philosophie purement spéculative et conceptuelle comme celle de Hegel. Mais où devait précisément s'arrêter ce rejet de toute forme de métaphysique ? Autrement dit, jusqu'où fallait-il entendre ce qui est métaphysique ? C'est sur ce point précis que Neurath adopta une attitude radicale qui, très vite, allait mettre en péril le critère empiriste de la signification des énoncés par réduction de leurs termes à ceux qui se réfèrent immédiatement aux donnés des sens. Pour Neurath, en effet, le critère empiriste de la signification restait encore entaché d'une illusion métaphysique persistante :celle de croire que le langage a du sens en raison de son rapport à quelque chose d'autre que le langage, à savoir le donné ou les faits. Pour Neurath, ce qu'il y avait encore de métaphysique là-dedans, c'était de chercher le critère de signification du langage au-delà du langage lui-même, soit dans son rapport aux phénomèmes.
Contre ce phénoménalisme qui, en prétendant transcender le langage, restait donc de nature encore métaphysique, Neurath fit valoir le physicalisme dans un article précisément intitulé Physicalismus et publié en 1931. Que voulait dire physicalisme pour Neurath ? Essentiellement ceci : s'en tenir strictement à l'attitude anti-métaphysique du Manifeste de 1929, c'est-à-dire, contre le phénoménalisme, s'en tenir au langage scientifique et, d'abord, à celui de la science la plus avancée, la physique. Au demeurant, comme la science n'est elle-même que du langage, son analyse doit suffire à l'analyse du langage en général. Mais de quelle nature doit être cette analyse ? Elle ne saurait être de nature sémantique, sous peine alors de récidiver dans l'illusion métaphysique d'une transgression du langage vers les ojets physiques de référence. Cette analyse ne peut donc être que syntaxique et, comme telle s'intéresser uniquement à la structure formelle du langage. C'est ainsi que, sous l'impulsion de Neurath, qui, dans cette polémique, semble bien avoir eu finalement le dessus, les productions du Cercle s'orienteront progressivement vers une analyse du langage visant à développer sa syntaxe logique. La Syntaxe logique du langage, tel sera précisément le titre d'un ouvrage de Carnap publié à Vienne en 1934.Ce qui ne veut pas dire , nous allons le voir, que Carnap ait pour autant renoncé à la conception radicale de l'empirisme logique qui était la sienne.
Contre le phénoménalisme, le physicalisme apparaît de la sorte comme une thèse purement logique concernant le problème du fondement de la connaissance scientifique ; thèse logique, car exclusivement orientée vers le syntaxique. Non seulement cette thèse revient à refuser tout critère de signification faisant appel à un prétendu rapport du langage avec de l'extra-linguistique, mais, dans le même mouvement, cette thèse logique marque aussi le passage d'une théorie de la vérité comme correspondance à une théorie de la vérité comme cohérence. Dans son article Physicalismus, Neurath affirme :
" Quand on formule un énoncé, on le confronte avec tous les autres dont on dispose. S'il s'accorde avec eux, il est ajouté aux autres ; s'il ne s'accorde pas, on le marque comme non-vrai et on le laisse tomber... Dans la science, il n'y a pas d'autres notions de vérité."
Ce qui veut dire que, du point de vue physicaliste, il n'existe pas d'énoncés dont la vérité consisterait dans l'accord avec les choses dont ils parlent. Même pour les énoncés scientifiques, leur vérité doit être ramenée à une question de pure cohérence interne du discours. C'est dire également que, sur le plan de la vérité, les énoncés descriptifs ou synthétiques fonctionnent donc de la même façon que les énoncés analytiques de la logique et des mathématiques : leur validité est purement logique puisqu'elle est marquée par la non-contradiction par rapport à l'ensemble des énoncés déjà admis. Ainsi s'écroule la construction originelle de l'épistémologie empirico-logique qui, comme dans l' Aufbau de Carnap, prétendait fonder tout l'édifice de la science sur la base inébranlable des énoncés atomiques se référant directement à la réalité extralinguistique, soit ce que Carnap entendait par "énoncés protocolaires" et qui lui faisait écrire en 1932 : "Lorsque nous posons la question de la validité d'un énoncé de la science, nous devons remonter à l'énoncé protocolaire correspondant". C'est tout ce contre quoi s'oppose Neurath qui, dans un article datant de la même année et précisément consacré aux Protokollsätze, rétorque :
" On ne peut en aucune façon prendre comme point de départ de la science de purs énoncés protocolaires fixés une fois pour toute...Les énoncés protocolaires sont comme tous les autres énoncés de la science : ils changent avec le temps ".
Par rapport au premier argument contre le phénoménalisme qui était de dénoncer le caractère métaphysique de tout recours à l'extra-linguistique, Neurath en apporte ainsi un second qui revient à soutenir que l'expérience, la perception et donc les énoncés protocolaires qui s'y rattachent, ne sont pas quelque chose d'univoque, mais sont des choses sujettes à fluctuations, comme la science elle-même, car elles sont toujours sujettes à révision. Autrement dit, un énoncé protocolaire ne jouit d'aucune garantie particulière, puisqu'il peut toujours être modifié ou expulsé d'un système scientifique, autant d'ailleurs que tout autre énoncé. L'ultime conséquence ne pouvait dès lors être pour les physicalistes conséquents avec eux-mêmes que celle-ci : puisqu'aucun énoncé scientifique ne peut compter sur cette base inébranlable que sont censés lui fournir les énoncés protocolaires, alors force est d'admettre le caractère seulement hypothétique des propositions de la science. »
Il me semble que ça explicite assez bien ma querelle avec Groucho et dans une moindre mesure JF

Quelques autres textes plus ou moins intéressants par rapport à cet axe de discussion :
http://sensedata.free.fr/txt2003/DC2003.htm
http://www.memo.fr/article.asp?ID=THE_PHI_009
http://www.yrub.com/philo/empirisme6.htm
Miky