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« Parmi les démocraties libérales, la France a les institutions les plus autoritaires »
ENTRETIEN. Le gène autocratique de nos institutions politiques serait l’exception française en Europe. L’essayiste Pascal Ory retrace au fil du temps la persévérance de ce tropisme.
Par François-Guillaume Lorrain - Publié le 09/10/2023 à 06h45
Pour l'historien Pascal Ory, « la République a, dans l’ensemble, prolongé la tradition centraliste de la monarchie ».
Pour la collection « Tracts » chez Gallimard, l'essayiste et académicien Pascal Ory signe Ce cher et vieux pays, un court texte avisé et percutant à la fois, où il examine la singularité des institutions politiques de la France et de son passé politique. Le diagnostic de ce zoom arrière est sans appel : la part autoritaire, les solutions autoritaires ont toujours dominé dans notre histoire, au fil des crises successives, la dernière majeure étant celle de 1958. Comparatiste, Pascal Ory confronte aussi l'exception française à la voie choisie par les démocraties libérales de nos voisins, notamment la Suisse. Là aussi, le fossé entre le « génie » français et le « génie » des autres est flagrant.
Pourquoi avoir songé à comparer la France avec les autres démocraties libérales ?
Pascal Ory : Je compare la France avec ce qui lui est comparable ; je ne me hasarderai pas à la comparer avec la Russie ou la Chine. Je ne dis pas que la France est une démocratie autoritaire : c'est une démocratie libérale, donc à fondement parlementaire – un héritage anglais, notons-le –, mais nous nous distinguons de tous nos voisins par le poids considérable accordé au pouvoir exécutif par rapport au législatif et au chef de l'État par rapport au chef du gouvernement : deux accentuations de la dimension autoritaire.
Et puis avec Louis-Napoléon Bonaparte – élu au suffrage universel en 1848 –, nous avons aussi inventé la démocratie autoritaire. Ce n'est pas un oxymore. Rien, en effet, dans la définition de la démocratie – régime de la souveraineté du peuple – n'implique qu'elle soit automatiquement libérale. Le libéral est une option. Il peut y en avoir d'autres : la démocratie autoritaire, qui est aujourd'hui le régime dominant à la surface de la terre, voire la démocratie totalitaire. Or, la France a joué un rôle dans la cristallisation moderne de la première.
Mais je vous repose la question. Pourquoi ce souci comparatif ?
J'étais agacé par les débats politiques franco-français qui font l'impasse sur la spécificité française. Quand on parle des Gilets jaunes ou de la réforme des retraites, on oublie que ce furent des phénomènes spécifiques à la France. Et la clé de cette spécificité est à chercher dans nos institutions politiques. On souligne cependant souvent les spécificités françaises, ce que Maurice Duverger appelait « la monarchie républicaine », ou bien les humeurs sociales, convulsives, des citoyens, qui en résultent.
Je n'argumenterai pas à partir des « humeurs » citoyennes. J'essaie de corréler ces phénomènes avec le génie des institutions françaises, de la monarchie absolue à la Ve République en passant par la Révolution. Il en ressort qu'à l'arrivée, depuis 1958, nous avons les institutions les plus autoritaires de la catégorie « démocratie libérale d'Europe occidentale ».
Qu'est-ce qui établit la limite entre une démocratie libérale à tendance autoritaire comme la France et une démocratie autoritaire ?
Le statut du débat, entre liberté d'information et pluralisme partisan, avec un Parlement autonome. Macron n'est pas Poutine. Mais à partir de 1962, date de la réforme du scrutin pour l'élection présidentielle, la dimension autoritaire s'est approfondie. Une erreur commune est d'interpréter cette réforme comme démocratique puisqu'elle fait du peuple l'électeur direct du chef de l'État ; on oublie le revers de la médaille : l'autorité du président s'en est trouvée considérablement renforcée face à tous les autres élus, à commencer par les parlementaires.
Le jour d’une France réellement démocratique n’est pas près de sonner.
Vous passez assez rapidement sur la IIIe et la IVe République, qui ont été d'autres voies explorées.
Elles ont montré que la France n'était pas fatalement, à tous les coups, amenée à choisir la démocratie autoritaire. Mais à la condition d'imiter des modèles libéraux étrangers. Avant cela, nous avons inventé une certaine forme de régime, la démocratie autoritaire moderne, et aussi une certaine forme de mouvement politique moderne, le populisme (ça s'est appelé le boulangisme). Ajoutons que la IIIe République s'est terminée de manière tragique et la IVe, de manière dramatique. Dans ce cas de figure, nous avons, en 1958, fait un choix inverse de celui des démocraties libérales européennes, bâties en réaction à des expériences autoritaires ou totalitaires, de 1945 à 1989, du Portugal à la Pologne.
Mais en 1940 et en 1958, deux crises géopolitiques provoquent ce tournant, cela ne signifie pas que moins d'autoritarisme nous est structurellement impossible ?
Les éléments de fragilisation d'un système politique peuvent être géopolitiques, mais ce qui compte est dans la résultante institutionnelle des crises et des catastrophes. Là où la Suisse – qui, au fond, est une France inversée – a choisi l'exécutif faible, le fédéralisme et – depuis cent cinquante ans – la démocratie participative la plus poussée au monde, la France reste centraliste et présidentielle, méfiante à l'égard du scrutin proportionnel et incapable d'engager une réforme participative au-delà d'un RIP qui, pour l'instant, ne marche pas. Notez cependant que je ne crois pas que nous allions devenir Suisses – là, le mot « révolution » aurait du sens : au vrai, rien ne me paraît aller en ce sens.
Donc, il n'y a pas de solution ?
En tous les cas, le jour d'une France réellement démocratique – c'est-à-dire fédérale, proportionnelle et participative – n'est pas près de sonner. On s'est assez gaussé sous François Hollande du postulat d'un président « normal » ; quant à Emmanuel Macron, ses récentes propositions de réforme institutionnelle vont assurément dans ce sens mais, d'une part, on part de très très loin – la Suisse a engagé ce processus au XIIIe siècle – et surtout, il y a quelque chose de significatif – certains, Suisses ou pas, diraient de bouffon – dans le fait que ce type de réforme, avec ou sans « CNR » part du sommet ! Or, pendant ce temps-là, à l'échelle mondiale, les facteurs tyrannogènes s'accumulent.
Vous évoquez le socialisme autoritaire incarné aujourd'hui par Mélenchon, le nationalisme autoritaire incarné par Marine Le Pen. Si un président venu du centre l'est aussi, les Français n'ont-ils pas d'autre choix que cette voie ?
Macron est autoritaire par déterminisme institutionnel. La vraie question est ailleurs : dans la progression des choix populistes, qui sont toujours – notons-le – autoritaires et nationalistes. La source de ce tropisme est facile à identifier : dans la chute théâtrale du socialisme autoritaire, à partir de 1989. Le populisme – qui est une droite radicale dans un style de gauche radicale – remplit cette vacance.
Ce que nous avons vraiment inventé, c’est la laïcité.
Vous opposez la Suisse, qui se construisait déjà comme démocratie au XIIIe siècle quand la France renforçait son centralisme et son monarchisme. Il y a donc bien un poids de l'histoire, presque une fatalité…
En effet. Plusieurs siècles de régime autoritaire à la française ont fait pénétrer assez profondément dans la société politique des réflexes de ralliement à une solution autoritaire, surtout en période de crise. À plusieurs moments importants, la question d'un choix autoritaire s'est posée et la réponse a été : oui. La crise écologique, qui est au fond une variété de crise géopolitique, peut fort bien justifier le recours à la démocratie autoritaire. Je ne vois pas que la démocratie participative soit facilitée par les trois grandes tendances planétaires présentes : l'instabilité géopolitique – voyez, après l'Ukraine, Israël, déstabilisé par le Hamas –, la crispation identitaire face à la remontée du Sud vers le Nord et la hantise écologique.
N'y a-t-il pas d'autres moments de l'histoire qui laissent envisager une voie moins autoritaire ?
En 1814, en 1830, les Français ont tenté des solutions monarchiques proches du modèle anglais qui se sont conclues par des révolutions réclamant plus de pouvoir et de liberté pour le peuple. C'est donc qu'il y a un autre tropisme dans l'histoire de France que la voie autoritaire. Cependant, 1848 conduit à l'élection triomphale d'un président de la République, qui se métamorphose trois ans plus tard en dictateur, tout en rétablissant le suffrage universel (coup de génie). La Révolution française est fondatrice, mais au prix d'une instabilité institutionnelle troublante – et Napoléon Ier, lui aussi, a été fondateur, mais pas dans un sens précisément libéral.
Ce que nous avons vraiment inventé, c'est la laïcité. Tout simplement parce que les trois grandes révolutions d'où est sortie la démocratie libérale d'aujourd'hui – la néerlandaise au XVIe, l'anglaise au XVIIe, l'américaine au XVIIIe – étaient toutes les trois adossées à la religion, mais la religion protestante : la quatrième révolution, la française, s'est heurtée de plein fouet à l'institution catholique, d'où un clivage qui a structuré le débat français pendant un siècle et demi. Pour le reste, la République a, dans l'ensemble, prolongé la tradition centraliste de la monarchie, comme l'avait pressenti Tocqueville. Tout cela ne facilite pas les solutions pacificatrices.
On voit que la populiste Meloni est bridée. N'est-ce pas ce qui attend Marine Le Pen si elle est élue ?
Non, ce serait plus violent, car nous sommes un pays chêne environné de roseaux. Le régime parlementaire fabrique de la coalition, du contrat et du compromis et, en Italie, souvent, du ligotage. Élue, Marine Le Pen cherchera à utiliser tous les leviers autoritaires de la Constitution mais, faute d'un Parlement homologique, elle devrait se retrouver bunkérisée. Sa seule chance serait dans la triple concentration de catastrophes (« retournements ») dont je parlais plus haut – mais c'est sans doute encore trop tôt.
Ce cher et vieux pays. Pascal Ory. Tracts-Gallimard. 48 p. 3,90 €