Ca fait un moment que je me retiens à propos d'Henri Laborit invoqué à tout bout de champ. Voici une
de ses théories, abordant entre autre sa vision désuète des trois "strates" du cerveau. Extrait :
Asséner des vérités, ou faire naître le doute ?
Quand vous avez résumé 30 pages en l'32, il est évident que des nuances ont dû sauter !
Laborit : C'est exact.
Mais il y a plus grave, à notre avis : ce que vous avez conservé comme information ressemble à un cours magistral qui assène des vé¬ rités. Vous avez transformé des hypothèses, des théories, en certi¬ tudes.
Prenons l'exemple des trois strates du cerveau, qui sont à la base de votre démonstration, la strate interne («cerveau repti¬ lien »), la strate intermédiaire («le cerveau de la mémoire ») et la strate superficielle ou cortex céré¬ bral.
Cette théorie des trois cer¬ veaux, due à MacLean, vient de l'anatomie comparée, quand on compare les cerveaux depuis les reptiles jusqu'à l'homme. On ima¬ gine alors l'évolution animale, et la mise en place progressive de ces trois strates. Les dessins et le vocabulaire nous rappellent la stratification géologique des roches qui s'est effectuée au cours des mêmes temps géologiques. Mais cette analogie est dangereuse, car le cerveau n'a rien à voir avec une superposition de trois strates qui auraient chacune leur propre existence. Il y a au contraire, dès la vie intra-utérine, des interactions entre ces trois strates, plus com¬ plexes que les quelques faisceaux associatifs dont vous parlez ensuite dans le film. Pourquoi alors, cen¬ trer tout votre discours sur une théorie que les neurobiologistes commencent à considérer comme approximative et dépassée?
Un autre exemple de la façon dont vous réduisez des hypothèses complexes et controversées en sim¬ ple certitude, concerne ce que vous
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appelez le «cerveau de la mémoi¬ re ».
Il y a actuellement des polé¬ miques chez les biologistes en ce qui concerne les supports morpho¬ logiques et biochimiques de la mé¬ moire. Il y aurait différents méca¬ nismes, à court terme et à long terme. Le sommeil interviendrait dans ce dernier, etc...
Laborit : Je ne pouvais pas mettre dans le film les 2 000 réfé¬ rences bibliographiques que con¬ tient mon livre sur les comporte¬ ments ! Or le cerveau appartient autant au grand public qu'à vous biologistes. Chacun doit savoir qu'il a un cerveau, et comment il fonctionne. Parce que le but à at¬ teindre, <fest de donner un senti¬ ment de doute aux gens qui se croient libres, croient au libre ar¬ bitre, parce qu'ils ne comprennent rien à leur cerveau. Il faut qu'ils se disent : «Tiens, il y a quelque chose qui se passe et que je ne comprends pas ! ». Alors si vous faites un film avec toutes les nuan¬ ces et références bibliographiques, eh bien, personne n'ira au cinéma voir votre film et vous n'aurez pas atteint votre but!
Vous dites que le film doit faire naître le doute chez le spec¬ tateur. N'est-ce pas le contraire qui se passe? Vous avancez un système explicatif sans laisser une seule possibilité pour que ce systè¬ me puisse être remis en cause. A force de vouloir interroger, votre discours ne se donne pas les moyens d'être lui-même interrogé. C'est en cela que j'ai employé l'expression de «cours magistral ».
6. «Mais tout n'est pas faux dans ce film !»
Laborit : Mais tout n'est pas faux dans ce film! et si les gens croient ce qui est juste, je ne vois pas où est le problème!
Depuis six ans, j'apporte la dé¬ monstration que toute la pathologie dépend de l'inhibition de l'action. On n'en est plus à l'époque où on croyait que c'est le microbe qui fait la maladie infectieuse. Non, le mê¬ me staphylocoque aura des effets différents selon la situation sociale de chaque individu, selon la façon dont il répond à son environne¬ ment. Les gens auront peut-être compris, dans le film, que la pa¬ thologie, c'est la façon dont ils né¬ gocient l'environnement à chaque seconde. Mais aussi qu'ils le négo¬ cient avec tous les automatismes acquis depuis la naissance, ceux qui se sont inscrits dans notre histoire nerveuse.
C'est ça qu'on essaye de mon¬ trer aussi, dans le film. Et ça n'est pas faux, ça !
Mais nous ne sommes pas en désaccord avec vous sur ces points.
Laborit : Malheureusement, les gens sortent du film en disant «je comprend pourquoi je fais un ulcère d'estomac ». Mais ce n'est pas ça qrfon veut.
Ce qrfil faut leur montrer, et c'est là vraiment l'essentiel, c'est qu'ils n'ont aucun mérite à être do¬ minants, qu'ils sont entièrement en-
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fermés dans leurs automatismes (g). L'un est né petit-bourgeois ; Vau¬ tre en récitant des poèmes cF Ara¬ gon, etc... S'ils sont dominés ou dominants, ce n'est pas de leur faute. «Tant qu'on ne connaît pas les lois de la gravitation, on ne va pas sur la lune ».
Alors, ce qu'on a voulu leur dire, c'est «informez-vous le plus vite possible! Ça va transformer votre vie ; vous aurez une attitude envers l'autre qui sera complète¬ ment transformée » .
7. Le film ne risque-t-il pas de provoquer un certain cynisme ?
Un des dangers des discours qui font référence à une explica¬ tion biologique des comportements sociaux, actuellement, est que les gens entendent ces références comme des preuves de phénomènes inéluctables, puisque biologiques.
Laborit : Et ils ont raison !
Or, sur ce que vous considé¬ rez comme le message essentiel du film, nous sommes en désaccord. Je crois que ce qui passe, c'est une justification biologique de certains comportements, d'un certain cynis¬ me même. Ragueneau (Depardieu) aurait raison, dans le film, de bri¬ mer sa femme et ses enfants en rentrant chez lui, le soir, après
(g) Il est clair pour Laborit, mais autant l'expliciter, que ces automatismes sont un produit de l'environnement socio¬ culturel, et non pas du génome.
une journée où il a été très con¬ trarié par son patron. Sinon, il ferait un ulcère ! La biologie nous dirait donc qu'il faut se battre en se défoulant sur ses proches !
Laborit : Non, au contraire. Le message du film est qu'il faut connaître cet inéluctable biologi¬ que, pour pouvoir en faire autre chose, pour pouvoir s'en libérer.
Et le film insiste lourdement. Par exemple les ruines, à la fin — c'est le Bronx, à New York — , ça montre quand même à quoi con¬ duit cette foire d'empoigne : à cette destruction.
Peut-être avez-vous raison, peut-être les gens voient-ils dans le film la justification des bagarres. Mais ce n'est pas ça qu'on a voulu dire. Au contraire, je fais même partie des non-violents.
Ne pensez-vous pas malgré tout que beaucoup de gens risquent de trouver dans le film une espèce de justification de leur conduite ?
Laborit : Mais n'importe quel discours peut être interprété et ré¬ cupéré. Par exemple : avez-vous entendu parler de l'Institut Auguste Comte, où il est enseigné à des polytechniciens de 35 à 40 ans ce qu'on ne leur a pas appris à l'éco¬ le ? Depuis deux ans, je leur fais un cours de bio-pycho-sociologie. Je leur apprends qu'on n'a aucun mérite à être dominants, polytech¬ niciens, ministres, etc... Alors, ça les choque au départ, ils n'ont pas les moyens de dire le contraire. Mais il est certain qu'ils l'utilise¬ ront pour maintenir leur dominan¬ ce. Que voulez-vous faire ?
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Ce n'est pas la faute des poly¬ techniciens, mais de tout le monde. Et il faudrait que tout le monde le sache ! Et c'est justement le but de ce film.
Mais je défend ce film sans le défendre. C'est évident que les rac¬ courcis qu'il implique sont un peu frustrants. D'autre part, il faut que je sois franc, je ne l'ai pas fait pour lancer un message , mais pour me faire plaisir : à cause de mon narcissisme, j'en suis conscient !
8. «Il n'y a pas une théorie que je rejette !»
Votre message terminal est scientiste : «tant qu'on ne connaî¬ tra pas les bases du fonctionne¬ ment biologique du cerveau etc., on ne pourra pas s'en libérer ». Personnellement, je ne crois pas que la connaissance biologique suf¬ fira en soi à résoudre les problè¬ mes que vous invoquez.
Laborit : Je ne dis pas qu'elle suffira ! Je prétends que si on ne se situe que sur un seul plan (socio¬ logique, économique, politique ou psychologique) on ne s'en sortira jamais. J'ai la chance, depuis 30 ans, de m'être fait un langage in¬ terdisciplinaire, et d'avoir lu prati¬ quement tout ce qui peut être lu dans les disciplines les plus va¬ riées. Et si fai appelé un de mes livres, qui date de 1974, «La nou¬ velle grille », c'est parce que cette grille se prétend englobante de toutes les autres.
Dans «L'inhibition de l'ac¬ tion », par exemple, je me suis
amusé à reprendre toutes les théo¬ ries psychiatriques sur la maladie mentale : il n'y en a pas une que je rejette /
Konrad Lorenz et les béhaviou -ristes, Skinner ; Wilson mainte¬ nant ; les anthropoculturalistes ; les organodynamiciens ; tous ont dit quelque chose d'intéressant. Il s'agit de les relire, et de voir ce qui reste dans chacun. Puis de construire un modèle dans lequel tout cela fonctionne.
A partir de ce moment-là, vous voulez transmettre le modèle que vous avez créé. C'est possible de le faire en 800 pages et 2 000 ré¬ férences. Pour les initiés. Mais quels initiés ? Ils sont tous sépa¬ rés, le neurophysiologiste voit la neurophysiologie, le comportemen-taliste les comportements...
Mais ma construction person¬ nelle me semble valable pour des millions de gens dans le monde. D'ailleurs, en France, je suis moins connu qu'au Québec, en Améri¬ que, au Japon ou ailleurs.
Je réponds donc à votre ques¬ tion en disant : mon discours se sait réductionniste, mais, étant ré-ductionniste, il est encore holiste par rapport aux connaissances ac¬ tuelles.
Votre démarche englobante qui ne veut rejetter personne, juxtaposée aux nécessaires raccour¬ cis d'un film, explique peut-être que, comme nous sommes plusieurs à l'avoir ressenti, votre discours peut s'apparenter dans le film, à des courants ou idéologies dont vous n'avez pu vous démarquer. Nous voudrions donc vous poser
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plusieurs questions pour vous per¬ mettre de vous expliquer.
9. «J'ai l'air d'être béhavioriste, mais je ne le suis pas»
Hy a par exemple dans le film plusieurs de vos phrases qui ont une connotation skinêrienne, bé-havioriste (h). Par exemple «on le punit ou on le récompense sui¬ vant que son action est conforme à la survie du groupe », et bien d'autres passages encore. Comment vous situez-vous par rapport au comportementalisme et à Skinner?
Laborit : C'est très simple. Dans un film, que pouvez-vous montrer sinon des comportements ? Donc vous êtes forcément béha-vioriste.
Mais je ne suis pas bêhavio -riste parce que quand j'accepte un comportement, je tiens compte aussi de toutes les bases biochimi¬ ques et neurophysiologiques qui sont sous-jacentes ainsi que des as¬ pects sociologiques et environne-mentalistes qui sont au-dessus et qui l'englobent. Tandis que Skin¬ ner, Lorenz et les autres béhavio-ristes ne savent pas ce qui se passe dans la boîte noire qu'est l'organis¬ me : ça ne les intéresse pas.
Donc je ne suis pas béhavio-riste, tout en ayant l'air de l'être mais pensez-vous qu'il est possible de faire un film non bêhavioris-te?
Pensez-vous nécessaire ou non
(h) Cf. Le Monde du Dimanche (21 octobre 1979) : «Les traitements de choc du Dr Skinner », par C. Colombani.
de vous démarquer plus de Skin¬ ner?
Laborit : Non, Etant donné que, autant Pavlov a apporté quel¬ que chose, autant Skinner n'a ja¬ mais rien apporté . Le comporte¬ ment opérant de Skinner, et la façon de punir et de récompenser, depuis qu'il y a des hommes sur la terre, c'est comme ça que ça se passe ! Et même déjà chez les mammifères. Quand vous avez deux rats qui entrent en compéti¬ tion pour bouffer, eh bien, l'un mord et est dominant, et puis c'est fini, l'autre est puni. Il n'a rien in¬ venté, Skinner. Les mass-media ont fait mieux que lui!
Et à propos des thérapies com¬ portementales ?
Laborit : Que font-ils les 'comportementalistes ? Ils restituent à l'individu la possibilité d'agir. Ils font taper dans des coussins. Mais il y a aussi le cri primai, le yoga... Le type qui le soir fait son yoga ou tape sur des coitssins en poussant son hurlement : eh bien, il va re¬ faire ses roulements à bille le len¬ demain matin, et il n'aura pas d'ul¬ cère à l'estomac. C'est la même chose que la thérapeutique chimi¬ que : cfest aussi démobilisateur !
(i) Il s'agit d'un tranquillisant décou¬ vert par Laborit et depuis largement com¬ mercialisé sous le nom de Largactyl.
10. Camisoles chimiques ou drogues miracles ?
Laborit : On m'a accusé d'être à l'origine de la camisole chimique avec la chlorpromazine (i). Mais
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les thérapies comportementales tout comme l'analyse et les mass-media, sont aussi des camisoles !
Le film parle peu des consé¬ quences sociales innombrables de la consommation actuelle de dro¬ gues, de tranquillisants, qui agis¬ sent sur le système nerveux. C'est pour cela que nous n'avions pas prévu de question sur ce sujet.
Laborit : La socioculture ne me demande qu'une chose : c'est de leur sortir des pilules pour qu'ils les vendent ! C'est pour ça que j'en fais. Si je pouvais vivre autrement, payé par l'Etat, je serais très heu¬ reux !
Dites-vous aussi que je ne crois pas à la pharmacologie. Mais tout de même, il n'y a pas que la chlor-promazine, je vais prendre un au¬ tre exemple.
J'ai pris un autre brevet en 1967 : celui d'une substance entiè¬ rement neuve, une piridazine. On l'a présentée comme un anti¬ dépresseur, mais ce n'en est pas un : elle augmente la quantité d'énergie chimique et la synthèse protéique dans le cerveau. Pour simplifier ça redonne une impul¬ sion à un type qui se trouve en in¬ hibition de l'action.
Après 70 expertises en double aveugle, ce produit a été largement diffusé : il est dans tous les hôpi¬ taux depuis un an, et il y a actuel¬ lement plus de 30 000 personnes qui en ont pris. Pour vous faire comprendre l'action de cette mo¬ lécule, je vais vous donner un exemple parce qu'il est des plus jolis. Un bedeau belge vivait avec
père et mère qui l' étouffaient tota¬ lement : tout juste si, à 35 ans, il ne recevait pas encore des fessées ! Le curé aussi l' étouffait.
Après 15 jours de traitement, le bedeau rentre chez lui un soir et il dit : «Ecoutez, ça suffit ! j'ai 35 ans, j'ai travaillé, je fous le camp, j'en ai marre ». Alors il s'en va, et pendant un an, il a travaillé en usine; il revenait les samedis et dimanches. Et, en un an, le comportement des parents a été complètement transformé, celui du curé aussi. Au bout d'un an, il est revenu et il a repris les mêmes ac¬ tivités, mais complètement libéré. Il s'est marié, il a eu sa vie trans¬ formée parce que, à cause de son attitude différente, l'attitude des autres n'était plus la même. C'est ça que je veux dire: vous vous heurtez à des murs, mais si vous ne bougez pas ces murs par votre action personnelle, les murs ne bougeront pas.
11. «Les plus hargneux à mon égard, ce sont les psychanalystes : parce qu'ils se sentent dépossédés»
Pour revenir à ce dont nous parlions il y a un moment, vous renvoyez donc dos-à-dos analystes et comportementalistes?
Laborit : Les discussions en¬ tre groupes comportementalistes et autres, je m'en contrefous. Ça ne m'intéresse pas. Ils défendent leurs territoires, ils pissent sur le réver¬ bère, comme les chiens, et ils di¬ sent «je suis chez moi ».
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"Laborit : la femme fait un enfant à l'homme.