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Transidentité : des doutes des brutes
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La médaille olympique de la boxeuse algérienne Imane Khelif, hyperandrogyne, n’en finit pas de scandaliser à droite, tandis qu’à gauche certains refusent tout débat sur les critères hormonaux ou les catégories sportives. Même en dehors des JO, cette délicate question de la frontière entre les sexes divise. L’extrême droite fantasme un lobby LGBT prêt à pervertir la jeunesse, la gauche radicale préférant soutenir un transactivisme violent qui agresse des féministes et se dit victime de l’Occident. Quand la polarisation tourne à l’obsession.
La polémique n’est pas née sur le ring. Mais son hystérisation s’est jouée autour d’un match. Il opposait deux boxeuses, le 1er août, lors des Jeux olympiques de Paris. D’un côté, l’Algérienne Imane Khelif, accusée d’être un homme. De l’autre, l’Italienne Angela Carini. Après sa défaite expéditive sur abandon, ce qu’elle fait souvent, l’Italienne est proclamée martyre du « lobby transgenre ». La polémique inonde les réseaux, poussée par les robots russes, et Imane Khelif est transformée en punching-ball. Dans un même uppercut, la droite religieuse américaine et tout ce que compte l’extrême droite européenne prorusse, et pas qu’eux, lui reprochent d’être un homme qui monte sur le ring « pour tabasser des femmes ».
De Donald Trump à Elon Musk en passant par Marion Maréchal et la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, tous reprennent à leur compte l’accusation de l’IBA, l’Association internationale de boxe amateur. Cette fédération avait disqualifié la boxeuse en pleine compétition internationale à New Delhi l’an passé. La raison ? Des tests « biochimiques » de « féminité » qui avanceraient qu’elle est un homme biologique. Problème : l’IBA n’est elle-même pas fiable. L’instance, longtemps sponsorisée par le géant russe Gazprom et dirigée par un proche de Vladimir Poutine, a même été écartée par le CIO pour sa mauvaise gouvernance, son manque de transparence et d’indépendance. Ses intérêts idéologiques visant « la décadence de l’Occident » jettent le doute sur la crédibilité des tests, dont on ignore aujourd’hui encore selon quelle procédure ils ont été menés. Interviewé par Le Point, le préparateur physique français de la boxeuse admet l’hyperandrogynie d’Imane Khelif, mais conteste le verdict de l’IBA : « Après les championnats du monde de 2023, où elle a été disqualifiée, j’ai pris les devants en contactant un endocrinologue de renom du CHU parisien du Kremlin-Bicêtre, qui l’a examinée. Celui-ci a confirmé qu’Imane est bien une femme, malgré son caryotipe et son taux de testostérone. »
Illustration : Laura Acquaviva
En d’autres termes, Imane Khelif, née femme, serait soit hyperandrogène – c’est à dire que son corps de femme produit naturellement un taux élevé d’androgènes (ces hormones mâles que possèdent aussi les femmes) – soit intersexe. Deux hypothèses possibles qui ne remettent pas en question sa légitimité à concourir chez les femmes depuis des années, y compris aux JO de Tokyo, en 2021, où elle s’était inclinée en quart de finale. D’autant que, selon son équipe, elle suivrait un traitement pour que son taux de testostérone soit contenu et reste dans la norme féminine. Un cas complexe caricaturé par l’extrême droite, laquelle l’amalgame à des cas plus épineux et qui posent réellement question : ceux d’athlètes souhaitant « transitionner » sans pour autant changer de catégorie. À l’inverse, l’extrême gauche « transactiviste » ne veut voir dans cette panique qu’une « oppression systémique » de l’Occident et des « Blancs » sur les minorités sexuelles ! Une polarisation épidermique autour de la question trans, qui agite le débat américain autour de figures comme Elon Musk ou J.K. Rowling, et commence à secouer en France. Le sujet ne concerne que 20 000 à 60 000 personnes, mais la passion est telle qu’elle agit comme passerelle idéologique, faisant basculer des internautes ou des personnalités, parfois des féministes, dans les bras de l’extrême droite. à l’image de deux féministes françaises régulièrement menacées et insultées par les transactivistes, Marguerite Stern et Dora Moutot, qui viennent de publier Transmania, un livre truffé d’excès et de thèses complotistes, prétendant révéler « les dérives de l’idéologie transgenre ». Ce qui leur vaut acclamations et invitations de l’extrême droite. Le 6 mai à Paris, elles étaient reçues comme deux oracles par le syndicat identitaire de la Cocarde étudiante à Assas. Une conférence à laquelle elle se sont rendues sous les huées d’une centaine de manifestants hostiles, pour la plupart cagoulés, appelant à « abattre l’état et les transphobes ».
Un « femellisme » douteux
Figures aujourd’hui déchues du féminisme, Marguerite Stern et Dora Moutot ont longtemps fait autorité. La première est une ex-Femen à l’origine du mouvement des « colleuses », autrices de collages urbains contre les violences conjugales, qui l’a brutalement « annulée » en raison de ses propos critiques sur la transidentité. La seconde est une influenceuse de la sphère sexo-féministe. En quelques mois, les deux militantes ont vu leur popularité se transformer en cyberharcèlement pour avoir estimé qu’être une femme relevait d’abord d’une réalité biologique et non d’un ressenti. Pour elles, n’est pas femme qui veut. Radicalisées par cette adversité, elles revendiquent désormais leur essentialisme et se définissent comme « femellistes » (pour « femelles »), allant jusqu’à se caricaturer. Dans leur livre, en plus de croire à l’existence d’un « lobby trans » cherchant à corrompre les institutions, elles décrivent la transidentité comme une « déviance sexuelle » et une « pathologie ». Contactées, les deux femmes persistent et signent : « Quand on a la sensation de ne pas être né dans le bon corps, oui, c’est un trouble psychiatrique. On a une perception altérée du réel, tout comme les personnes schizophrènes. » Publié par Magnus, une maison d’édition d’extrême droite, leur essai est devenu le livre de chevet de la fachosphère française, d’Éric Zemmour à Marion Maréchal en passant par Damien Rieu. Tous le dévorent, le recommandent et le présentent comme une preuve indéniable d’un « lobby LGBT ».
Ce terme, prisé par l’extrême droite, fantasme des groupes militant pour l’égalité en comploteurs supposés d’un projet jugé déviant et masqué. Un fantasme qui galvanise l’homophobie et la transphobie, bien réelles, des identitaires. Marion Maréchal en a fait son cheval de bataille. La désormais députée européenne, ancienne tête de liste du parti Reconquête ! utilise la lutte contre l’« idéologie transgenre » comme un argument de campagne, sinon comme une machine à buzz. L’une de ses propositions vise à retirer tous les financements accordés aux « associations LGBT militantes ». Or, pour elle, tout ce qui a trait à la lutte contre les discriminations participe d’une idéologie « trans » visant à effacer la civilisation occidentale. Elle s’en est même prise à l’actrice trans du dernier film de Jacques Audiard, Emilia Pérez, au Festival de Cannes. Un prix qui vaut à Marion Maréchal de dénoncer « l’effacement des femmes et des mères ».
Le « grand remplacement » passerait donc par la reconnaissance des minorités sexuelles ? Marguerite Stern semble suivre. Adoubée par Renaud Camus, elle dénonce elle aussi la cohabitation avec « l’immigration de masse extra-européenne » et multiplie les appels du pied à l’extrême droite, à coups de tweets compulsifs sur « la France aux Français ». Une partie des sources citées dans Transmania sont d’ailleurs des figures de l’alt-right américaine. Certains, comme la militante pro-Trump Candace Owens, se sont faits le relais actif d’un « transcomplotisme » et de la fake news selon laquelle Brigitte Macron serait en réalité un homme ! Les deux féministes et l’extrême droite ont également en commun de réprouver les spectacles de drag-queens. Ces événements, très bon enfant, où des drag-queens enseignent la lecture et la tolérance sont la cible récurrente des militants d’ultradroite. En mai 2023, près de Rennes, des membres de l’Action française s’en sont pris à un atelier de lecture en déboulant masqués, et en entonnant des slogans tels que « délires décadents », « plus de France, moins de trans » ou encore « LGBT dégénérés ». Pour, disent-ils, « défendre les enfants ». L’argument revient régulièrement. Un parti comme Reconquête !, qui a compris l’intérêt de capitaliser sur cette peur et sur la folie QAnon (laquelle voit des pédophiles partout) ayant réussi à l’extrême droite américaine, a créé un groupe de « parents vigilants » pour combattre la « propagande wokiste et LGBT » qui infiltre, selon eux, l’Éducation nationale. Contactée, sa responsable nationale, Séverine Duminy, peine pourtant à définir la chose : « Je pense qu’il y a un lobby même si c’est difficile d’aller chercher des preuves car c’est assez opaque. Mais des organismes, notamment pharmaceutiques et médicaux, ont tout intérêt à développer cet activisme LGBT », suppose-t-elle, hasardeuse.
Réalité et fantasmes
En France, la transition des adolescents est en réalité plutôt bien encadrée. Avec l’accord des parents et le suivi de l’équipe médicale, des bloqueurs de puberté, ces molécules qui permettent de suspendre le développement des caractères sexuels secondaires, peuvent être prescrits à partir de 12 ans ; tout comme les hormones, à partir de 15 ans. Mais les opérations chirurgicales, elles, sont interdites avant l’âge de 18 ans – à l’exception de certains rares cas de torsoplastie, c’est-à-dire l’ablation des seins. Insuffisant pour certains élus : fin mai, une proposition de loi des Républicains visant à restreindre drastiquement sinon à interdire toute prescription avant l’âge de 18 ans a été votée au Sénat. Un texte lié aux inquiétudes face à l’augmentation du nombre de transitions, notamment chez les jeunes filles qui souffriraient du sexisme et chercheraient à fuir les préjugés. Le scandale de la clinique Tavistock au Royaume-Uni, fermée au printemps, a laissé des traces. Spécialisé dans la transition des ados, le centre est accusé d’avoir fait preuve de laxisme en prescrivant des bloqueurs de puberté à des centaines de jeunes, sans encadrement médical adapté ni diagnostic clair. On peut souhaiter des règles plus exigeantes, notamment pour les mineurs, sans verser dans la peur panique. Pour le moment, les transitions médicales ne concernent que très peu de jeunes. Selon les derniers chiffres de 2020, seuls 300 mineurs bénéficient d’une affection longue durée (ALD) pour transidentité. à gauche, le texte voté au Sénat est vu comme une démarche démagogique, davantage destinée à séduire un électorat conservateur qu’à protéger les enfants : « Il part du principe que la transition est un problème, un danger, et que pour dissuader les gens de transitionner, il suffit de tout interdire », estime la socialiste Laurence Rossignol, ancienne ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes. De l’autre côté de l’échiquier politique, une mesure du Nouveau Front populaire proposait, à l’inverse, de permettre le changement d’état civil, et donc de sexe reconnu, après une simple déclaration en mairie. Une mesure expéditive qui relève plus de la démagogie que de la lutte pour la reconnaissance des personnes trans. Une démarche intime et sociale qui, de toute façon, prend du temps. Loin des rumeurs et des polémiques, « ce qu’il faut, c’est dépassionner le sujet », espère Arnaud Abel, président de l’association LGBT universaliste Fiertés citoyennes. Mais, pour cela, il faudrait que la gauche ne laisse pas l’extrême gauche et ses excès récupérer ce thème sensible.
« Je sais que vous êtes très nombreux à vous demander qu’est-ce qu’on peut faire face à l’offensive anti-trans ? » La question, posée le 25 avril sur X et Instagram, vient de la militante transgenre et réfugiée russe Sasha Yaropolskaya, alias Sasha Anxiety. Engagée au sein de l’organisation trotskiste Du Pain et des Roses, liée au très sectaire parti Révolution permanente, elle officie comme bras droit d’Anasse Kazib. Un militant pro-islamiste, du genre à défendre les chauffeurs de bus salafistes qui refusent de serrer la main des femmes… Des pro-trans et des pro-islamistes main dans la main, à quoi ça rime ? à rien. Et pourtant on a vu cette alliance se renforcer sous prétexte de défendre Gaza.
Quand l’extrême droite pathologise, l’extrême gauche instrumentalise
Sasha Yaropolskaya est l’une des initiatrices de la cinquantaine de rassemblements contre la transphobie ayant réuni, le 5 mai, plus de 25 000 manifestants dans toute la France. Son défilé principal s’est tenu place de la République, au milieu de drapeaux palestiniens. Ce jour-là, le temps maussade n’empêche pas 8 000 personnes de participer. Au micro, l’activiste russe fait un sermon fiévreux : « Si nous sommes là aujourd’hui, c’est que nous sommes devenus trop mous, devenus trop institutionnels, trop gentils, je veux qu’on soit de nouveau méchants, qu’on soit de nouveaux radicaux », scande-t-elle, entraînant des applaudissements prudents. Il faut dire que Sasha Yaropolskaya s’y connaît en radicalité : lors de la marche des fiertés de 2021, elle est arrêtée par les forces de l’ordre après avoir arraché des pancartes du collectif Résistance lesbienne jugées « transphobes ». Dans la violence de l’action, filmée et diffusée par le collectif, elle aurait même frappé l’une des militantes, qui a publié une photo de la trace des coups. Pourtant, cette radicale va réussir à se faire applaudir à tout rompre lorsqu’elle hurle au micro contre le « génocide à Gaza ». Franc-Tireur a déjà alerté sur son cas et son implication dans les divisions de la marche féministe du 25 novembre, où des militantes juives ont été empêchées de manifester leur soutien aux victimes des viols du Hamas. Rebelote lors de la manifestation du 8 mars, où l’activiste russe s’en est prise au collectif Nous Vivrons avant de fustiger, comme à son habitude, « l’État fasciste » français. Elle fait partie des militants directement responsables de nombreuses consignes déclenchant du cyberharcèlement contre toute personne désignée comme « Terf » (pour trans-exclusionary radical feminist), soit celles qui refusent d’intégrer les personnes trans à la lutte féministe). Au choix : « une terf, une balle, justice sociale », « les transphobes au feu et Stern au milieu », « Dora Moutot au fond du Rhin ». Une fixation toxique, alimentée par les deux extrêmes, et qui in fine fait surtout le jeu de l’extrême droite. Comment en sortir ? Il existe des voix plus raisonnables. L’association Fiertés citoyennes appelle à faire bloc contre la transphobie, sans tomber dans la violence et l’excès : « Nous ne sommes pas en accord avec les collectifs Du Pain et des Roses et Révolution permanente et nous ne nous reconnaissons pas dans certains passages de leur appel à manifester, notamment car ils expriment une franche hostilité vis-à-vis des institutions et des pouvoirs publics. » Quand l’extrême droite pathologise, l’extrême gauche instrumentalise. Jusqu’à réduire au silence les principaux concernés. Piégées dans des radicalités qui les dépassent, la plupart des personnes transgenres ne demandent qu’à vivre dignement, dans l’indifférence. Certaines voix gagneraient à être plus entendues. Comme l’héroïne du documentaire La Belle de Gaza, qui retrace l’incroyable histoire de Talleen Abu Hanna : une femme trans palestinienne réfugiée en Israël pour vivre librement. Étrange : cette égérie-là n’intéresse pas les extrêmes.
La transition des mineurs doit être très encadrée
Trois questions à Christine Le Doaré, militante et autrice du Traité féministe sur la question trans (BoD, 2024).
Beaucoup de militants transactivistes estiment qu’interdire aux personnes transgenres de concourir lors de compétitions sportives est transphobe. Que préconisez-vous comme solution conciliatrice ?
Faire concourir des femmes trans dans la catégorie femmes désavantage les femmes biologiques. D’ailleurs, l’actualité donne raison aux femmes qui ont fait valoir cette distorsion, et des pays prennent désormais des dispositions pour y remédier. Je remarque que la question se pose toujours pour les femmes, jamais pour les hommes. à ma connaissance, aucun homme trans ne participe à des compétitions dans la catégorie masculine. La solution consisterait tout simple- ment à créer deux nouvelles catégories de compétition sportive : femme trans et homme trans.
Est-il possible de trouver également un consensus sur la question de la transition pour les mineurs ?
Je pense que la France est sur une juste ligne au sujet des mineurs. En atteste le communiqué du ministère de la Santé, que je trouve équilibré. Cette question doit être très encadrée. En réalité, c’est un véritable business dans les pays anglo-saxons, où l’on trouve des cliniques à foison. Mais, peu à peu, des jeunes qui détransitionnent se mobilisent, et le cas de la clinique Tavistock au Royaume-Uni est devenu exemplaire. Sous la pression de jeunes trans et de leurs familles, la clinique dévolue à la réassignation de genre a fermé.
Les transitions regrettées ne sont pas marginales ?
Oui. De nombreux jeunes gays et lesbiennes qui ne s’assument pas opèrent un raccourci en transitionnant. C’est surtout vrai pour les jeunes lesbiennes qui, en prime, fuient le sexisme. Dans leur cas, on peut parler de transitions regrettées. Le rôle des influenceurs sur les réseaux sociaux est critique. Vis-à-vis des mineurs, la prudence doit rester une priorité.