Mireille a écrit :Bonjour Babel, suite à cette réponse que vous faites à Jean-François, j'aimerais vous demander à partir de quel questionnement le gnostique et le scientifique peuvent-ils se rejoindre ? Auriez-vous quelques exemples concrets de questions que tous deux peuvent se poser et auquel le gnostique peut apporter une réponse à l'homme de science ou du moins appuyer ses recherches ? Merci.
Bonjour Mireille,
Les meilleurs exemples que je peux vous donner sont des ouvrages faisant dialoguer science et métaphysique par le dialogue entre deux de leur représentants. Par exemple, vous pouvez lire la correspondance entre C.J. Jung et Wolfgang Pauli, les dialogues entre David Bohm et Krishnamurti ou encore l'entretien entre
Matthieu Ricard (bouddhiste) et
Trinh Xuan Thuan (astrophysicien).
Je vous recopie un extrait de ce dernier entretien afin que vous puissiez vous rendre compte qu'un tel type d'échanges et de dialogue peut être fructueux quand il y a une envie réciproque de partager et comparer ses propres champs de connaissance.
Trinh Xuan Thuan (TXT) : il fait un long résumé de l'histoire de la théorie du big-bang puis...La théorie du big bang est donc devenue la nouvelle représentation des débuts du monde, car elle seule permet d'expliquer des observations en apparence aussi disparates que la fuite des galaxies, le rayonnement fossile et la composition chimique des étoiles.
Matthieu Ricard (MR) : Mais comment un tel début s'est-il produit ?
TXT : nouvelle longue explication puis... L'infiniment petit a accouché de l'infiniment grand.
MR : Cette théorie, aussi convaincante soit-elle en ce qui concerne l'évolution de l'univers, ne résout pas la question de la causalité du big-bang. Un ami érudit tibétain à qui je parlais du big-bang s'est exclamé : "L'univers, le temps et l'espace qui commencent dans un grand boum,
ex nihilo sans cause ? Mais cela revient à postuler l'existence d'un Créateur qui est sa propre cause !"
Selon la Tradition bouddhiste, le temps et l'espace ne sont que des concepts liés à notre appréhension du monde des phénomènes, ils n'ont pas d'existence propre. Le début apparent du temps et de l'espace ne peut se manifester sans causes ni conditions, autrement dit rien ne peut commencer à exister ou cesser d'exister. Le big -bang ne peut donc être qu'un épisode au sein d'un continuum sans début ni fin.
TXT : Tu poses la question troublante de ce qui s'est passé "avant" le big bang. Je mets "avant" entre guillemets, car si le temps apparaît avec le big-bang, ce concept n'est pas défini. La science ne nous permet pas de remonter jusqu'à l'instant de la création. Pour l'instant il existe un mur de la connaissance, le mur de Planck (...). Le temps et la longueur de Planck ne constituent pas des limites intrinsèques mais surviennent à cause de notre ignorance. (...) Une durée infinie peut même se cacher derrière le mur de Planck.
MR : La Tradition considère que les phénomènes ne sont pas véritablement "nés", au sens où ils seraient passés de l'inexistence à l'existence. (...) Les phénomènes ne peuvent pas être considérés comme une collection d'entités autonomes existant par elles-mêmes. Le grand philosophe indien du IIème siècle, Nagarjuna disait : "Les phénomènes tirent leur nature d'une mutuelle dépendance et ne sont rien en eux-mêmes". Leur évolution n'est ni arbitraire ni déterminée par une instance divine, mais suit les lois de cause à effet au sein d'une interdépendance globale, d'une causalité réciproque.
(...) Un ancien texte dit aussi : "Un milliard de causes ne pourraient faire exister ce qui n'existe pas". Si quelque chose apparaît, cela signifie qu'un potentiel de manifestation était déjà présent.
TXT : La physique dit que ce potentiel de manifestation est fournie par l'énergie du vide. Mais la question demeure : comment ce vide a-t-il été créé ? Est-ce qu'il y eut un néant, puis une brusque discontinuité et l'apparition d'un vide plein d'énergie et, simultanément, du temps et de l'espace ?
MR : Une discontinuité sans cause qui prend place dans quelque chose qui n'existait pas ? Le début d'un univers particulier ne peut survenir sans causes ni conditions. Le monde des phénomènes ne peut naître du néant. Un point essentiel de notre tradition est que les phénomènes et le temps ne peuvent véritablement commencer pas plus qu'ils ne peuvent cesser. (...) Les notions de début et de fin de l'univers appartiennent à la vérité relative. Du point de vue de la vérité absolue, elles n'ont aucun sens. (...) Selon nous, il n'y a ni
rien (le nihilisme) ni
quelque chose (le réalisme matérialiste). Cela semble défier le sens commun mais l'intellect a ses limites et ne peut embrasser la nature de la réalité par de simples concepts. Seule une connaissance directe qui transcende la pensée discursive peut appréhender la nature du monde des phénomènes sur mode non-duel, dans lequel les notions de sujet et d'objet n'ont plus aucune signification.
La science parle d'un univers-objet. Pour le bouddhisme, l'univers n'est pas indépendant de la conscience, et sans tomber pour autant dans l'idéalisme (selon lequel le monde ne serait qu'une projection de la conscience), on dira que le sujet et l'objet se façonnent mutuellement. (...) Selon nous, la conscience, elle non plus, n'a pas de début. La dualité matière-conscience est un faux problème, puisque ni la matière ni la conscience n'ont de réalité indépendante. Le problème de l'absence d'origine première des phénomènes et de la conscience relève de ce qu'on appelle l' "inconcevable". Cette notion de début est inconcevable non pas à cause de l'éloignement dans le temps ou dans l'espace, mais parce que l'esprit conceptuel participe de l'apparition causale, émerge de celle-ci et l'alimente. Il ne peut donc pas se placer "au-dehors" de la chaîne de causalité pour déterminer sa propre origine.
TXT : Cela sonne comme le théorème d'incomplétude de Gödel en mathématiques selon lequel il n'est pas possible de démontrer qu'un système est cohérent en restant à l'intérieur de ce système. Ce théorème implique qu'il y a toujours une limite à notre connaissance d'un système donné, notre univers par exemple, parce que nous faisons partie de ce système. Quoi qu'il en soit, la science actuelle ne peut rien dire sur ce postulat de la coexistence de la conscience avec la matière depuis l'origine des temps.
MR : Ce caractère inconcevable est lié à la nature ultime des phénomènes, la vacuité, ou interdépendance, et dissipe l'illusion "réificatrice" qui nous fait percevoir ces phénomènes comme des entités autonomes. Inconcevable n'est pas pour autant synonime d'ignorance. Bien au contraire, ce mode de connaissance direct, non duel, au-delà des concepts, est une caractéristique de l'Eveil.
L'Eveil arrive quand l'esprit n'établit plus de séparation entre sa conscience et le monde.