@ Jean7
J'apprécie beaucoup une idée forte résumée dans la conclusion :
"Quoi qu'il en soit, il est important de lui parler, à lui aussi. "
Parce que c'est une chose que tout le monde peut comprendre et tombe sous le sens :
un homme puissant est une menace si on ne peut pas communiquer avec lui.
Du côté français, c'est ce à quoi s'emploie un Emmanuel Macron, semble-t-il.
Le personnage n'est assurément pas d'un abord facile. Cf. les propos de Dominique de Villepin, Hubert Védrine...
Il est dans sa toute puissance et semble irrigué par un délire logique, selon les propos de Boris Cyrulnik.
https://www.lepoint.fr/editos-du-point/ ... 9_1913.php
Boris Cyrulnik : « Le discours de Poutine est un délire logique »
ENTRETIEN. Dans un livre instructif, le neuropsychiatre distingue les personnalités qui se soumettent à l’autorité et celles qui « pensent par elles-mêmes ».
Propos recueillis par François-Guillaume Lorrain
Publié le 12/03/2022 à 11h00 - Modifié le 13/03/2022 à 10h24
Cyrulnik : son nom signifie « barbier » en ukrainien. Il l'a récemment appris lors d'un voyage à Cracovie, en apercevant les affiches d'une version ukrainienne du Barbier de Séville en tournée en Pologne. « Je croyais qu'on avait annoncé partout ma conférence. » Il a également su très tardivement qu'il était d'origine ukrainienne, lui, l'orphelin sorti de la guerre sans parents, fracassé par les nazis, sauvé miraculeusement, qui a tourné le dos à ses origines, à son passé, pour mieux s'échapper par le rêve. « Des Cyrulnik d'Ukraine m'ont écrit. » C'est dire si le conflit actuel l'agite. C'est dire s'il tend l'oreille aux discours totalitaires revenus de l'Est.
Son dernier ouvrage vient aussi percuter l'actualité en décrivant le monde comme une confrontation entre les « laboureurs », qui acceptent le doute, la recherche, qui explorent patiemment de nouveaux univers, et les « mangeurs de vent », qui se soumettent avec soulagement aux discours creux des chefs autoritaires. Un livre dans lequel Cyrulnik revient à sa passion de la psychoécologie, et dans lequel il réaffirme le primat du milieu sur la constitution de l'identité et de notre liberté. Ainsi se dessine un monde familier, divisé entre ceux qui abdiquent leur liberté et ceux qui la cultivent.
Le Point : On a le sentiment que cet ouvrage sur la soumission à l'autorité provient de multiples expériences personnelles.
Boris Cyrulnik le 3 November 2021 à Paris. © Vim/ABACA
Boris Cyrulnik : Jeune étudiant en médecine, ignorant, admiratif de mes maîtres, je me suis soumis à la doxa pour passer mes examens, j'ai vécu l'expérience de Milgram en acceptant de pratiquer des sutures sans anesthésie parce qu'on m'avait expliqué que c'était préférable. À cette époque, j'ai reçu l'enseignement de l'hérédodégénérescence du docteur Morel, autrement dit, la théorie nazie sur les cerveaux de meilleure qualité biologique. J'ai assisté, avant leur interdiction, aux dernières lobotomies, prônées par Egas Moniz, Prix Nobel 1949, persuadé que la mutilation supprimait l'angoisse. J'ai aussi été membre des Jeunesses communistes entre 14 et 16 ans, expérience culturellement enrichissante, mais, après un voyage en Roumanie, je m'en suis vite écarté, j'ai remis en cause la doxa. De même qu'après mes études, je me suis écarté de la voie tracée. Mon enfance durant la guerre m'avait préparé à ce « chemin de chèvre ». Je me suis donc confronté à ce sujet.
Penser par soi-même ne signifie pas penser seul, on ne peut pas penser sans l’autre.
Pour distinguer les « laboureurs » des « mangeurs de vent », vous vous appuyez sur la théorie des trois niches : sensorielle, affective, verbale. Comment l'expliciter ?
Je ne crois pas que la biologie explique tout, ni la psychanalyse, ni la sociologie. Il faut prendre un peu de chaque discipline. Cette théorie, qui me convient bien, a été développée dans les années 1970 par l'Américain d'origine russe Urie Bronfenbrenner, qui décrit les mille premiers jours d'un enfant. Dans cette étude de l'attachement, il décrit des niches, des liens successifs plus ou moins aboutis. Si les échanges avec la mère, puis l'entourage, sont riches, apaisants, sécurisants, la base de départ facilitera l'éclosion d'un laboureur, quelqu'un qui ne se raccroche pas aux pensées paresseuses, qui n'est pas angoissé par le moindre changement, qui ne se donne pas à des groupes rassurants et à des utopies qu'on lui fait miroiter dans le ciel. Le laboureur est un homme de terrain, qui ne craint pas de « penser par soi-même », d'explorer ce que Hannah Arendt appelle « la liberté intérieure ». Il a les pieds sur terre, il chemine, un cheminement long, personnel. Si les échanges sont pauvres, perturbants, déséquilibrés, la base de départ risque de conduire à un « mangeur de vent », qui attend de chefs des slogans à réciter, qui est dans la solidarité lâche des perroquets, en quête d'une confiance en soi que lui donne le chef. Moins il y a de réflexion, plus il y a d'ivresse, de bonheur à se sentir entouré. Je pense aussi à ces 300 000 enfants remis aujourd'hui à l'Aide sociale en France et qui arrivent déjà très abîmés, à la suite de conditions de précarité, d'absence ou de maltraitance affectives. Attention toutefois, tout ne se joue pas dans les mille premiers jours : s'ils vont eux aussi souffrir, les « laboureurs » vont surmonter les épreuves, pas les « mangeurs de vent ». Par ailleurs, penser par soi-même ne signifie pas penser seul, on ne peut pas penser sans l'autre, sans contexte relationnel. Une idée philosophique, une découverte scientifique ne peuvent se penser en-dehors de leur contexte culturel.
Déboussolé, le “mangeur de vent” a besoin que l’ordre règne.
Nous trouvons-nous dans une période qui favorise cette soumission ?
Sans conteste oui. Dès qu'une époque traverse une désorganisation sociale, sanitaire, économique, militaire, climatique – ce que nous subissons actuellement –, les « mangeurs de vent » sont bien plus déboussolés que les autres. Dans cette confusion, ils sont perdus, en quête d'un sens que leur livre le sauveur qui surgit. Tous ces escrocs culturels lui assènent : « Tu veux savoir où est la vérité ? Je le sais, je la détiens ». Le « mangeur de vent », qui a besoin de cette appartenance, de cette sécurité, lui accorde ce pouvoir, pour se sentir enfin bien. Il a besoin que l'ordre règne.
Dans ces escrocs, ces sauveurs autoproclamés, vous incluez probablement Poutine.
En effet, il arrive avec sa belle épopée d'une Russie glorieuse. Il répète : « Je vais sauver mon peuple ». Tous les tyrans le disent. Il a racketté son peuple, il lui vend de la Grande Russie, une magnifique utopie, simple.
Comme le paranoïaque, Poutine suppose que les fous, ce sont ceux qui ne croient pas ce qu’il croit.
Organise t-il cette utopie de manière paranoïaque en entraînant ses « mangeurs de vent » dans sa psychose ?
S'il en possède des traits, une formidable confiance en soi, une manière d'asséner très fort une vérité afin de l'imposer à des inférieurs, cela ne suffit pas pour conclure à une psychose paranoïaque. Le réel est par définition incohérent, on y trouve ce qu'on veut. Pour donner une cohérence au monde, il faut le réduire, choisir ce à quoi on est sensible. Pour ma part, compte tenu de mon « chemin de chèvre », je me suis toujours identifié aux persécutés, je voyais dans le monde qui me touche une partie blessée de moi-même. Poutine, lui, s'est construit dans une représentation où la Russie a été la victime de l'Occident, et c'est à partir de ce postulat qu'il va chercher des références, des preuves dans le passé, dans le réel. Comme le paranoïaque, il suppose que les fous, ce sont ceux qui ne croient pas ce qu'il croit. Le discours de Poutine est une construction cohérente, un délire logique qui emporte ses admirateurs, mais la logique peut être délirante. Étymologiquement, délire vient du verbe latin delirare, « sortir du sillon », c'est-à-dire ce qui est coupé du sillon, de la terre. On retrouve, par opposition, le « laboureur ».
Toute vision du monde est un aveu autobiographique.
On a noté que sa vocation d'espion lui avait été révélée à 16 ans, en 1968, devant une série télévisée d'espionnage très populaire, « Le Glaive et le Bouclier », orchestrée par Andropov, alors chef du KGB. Cela vous surprend-il ?
Aucunement. Nous faisons tous des rencontres, artistiques ou pas, qui révèlent ce que nous sommes au fond de nous-mêmes. Cela peut être une image, un visage, une parole, qui allume tout notre être. Si j'avais au même âge visionné cette série, il est fort probable qu'elle n'aurait provoqué en moi aucune émotion, car j'avais d'autres rêves, celui notamment d'être psychiatre. Chacun est sensible à différentes informations, nous sélectionnons le monde dans la mesure où il parle de nous, nous avons un goût du monde, Poutine a son goût à lui. À cet égard, toute vision du monde est un aveu autobiographique.
Vous évoquez le plaisir du « mangeur de vent » à se fondre dans l'euphorie d'une foule servile. Cela s'explique-t-il neuronalement ?
Le neuroscientifique Giacomo Rizzolatti, d'origine ukrainienne, a mis en évidence, à partir d'expériences sur les babouins, l'existence des neurones miroirs. Quand le babouin voyait des humains porter la main vers un sandwich s'allumait chez lui la zone neuronale du cerveau qui lui aurait permis de faire le même geste, a constaté Rizzolatti. Cette expérience a été déclinée de multiples façons. On explique ainsi la contagion collective de croyances. Mais aussi celle de l'amour. Il est plus facile d'aimer si l'on se sait aimé.
Vous revenez sur les cas de Josef Mengele, Rudolf Höss ou Adolf Eichmann, qui ont aimé accomplir leur travail d'extermination. Là encore, existe-t-il une explication neurologique ?
Dans un ouvrage publié en anglais, The Brain That Pulls the Triggers : Syndrome E (Odile Jacob, 2021), Itzhak Fried explique qu'il existe deux manières de se soumettre à une injonction. Soit on obéit à sa pulsion : dans le cas de petits enfants qui ont grandi isolés, le cerveau, mal stimulé, a dysfonctionné, le système limbique s'est atrophié, le lobe préfrontal non activé n'inhibe plus l'amygdale, siège des émotions insupportables à supporter comme la rage ou la mélancolie. Un enfant dont le cerveau s'est développé dans un contexte peu stimulant n'a pas acquis la capacité à maîtriser ses émotions. La maîtrise verbale, dans un contexte très appauvri, est aussi absente, il explose pour un rien. C'est le cas d'un Mohammed Merah, qui a tout raté, dans ses premiers jours, à l'école, à l'armée, pour devenir une proie facile pour les djihadistes. Et puis il y a ceux qui se soumettent à une représentation sans critique, ce sont les Mengele, les Eichmann ou les hommes du 101e bataillon de réserve de la police allemande, impliqués dans la Shoah par balles, qu'a étudiés Christopher Browning. Ils ont été bons élèves, ils ont été diplômés, mais par une suspension totale de l'empathie, ils acceptent la vision du chef car elle correspond à leur représentation. Qu'il y a, par exemple, des juifs qui ne sont pas des hommes ou des nazis parmi les Ukrainiens… Ils ne vont pas visiter d'autre monde mental, ils s'en tiennent à celui qui leur plaît, celui qui leur permet de satisfaire leurs désirs. En donnant l'ordre à Eichmann de mettre en place la « solution finale », on lui a donné du bonheur, on a donné un sens à à son monde. Cette mission, il l'a appliquée dans un langage purement administratif, désaffecté de toute émotion, car il n'avait aucun autre langage à sa disposition, comme il l'a reconnu lors de son procès.
Le Laboureur et les Mangeurs de vent. Liberté intérieure et confortable servitude, de Boris Cyrulnik (Odile Jacob, 272 p., 22,90 €). À paraître le 16 mars.
Ce n'est qu'une hypothèse, qui pourrait passer pour simpliste. Il y eut cependant un nombre conséquent de précédents historiques avec des marchands de vent dont les discours n'ont jamais jamais été considérés comme des constructions de l'esprit remarquables.
Il y a un autre agité qui poursuit sa quête frelatée d'une grande Turquie.
Avec les excès associés, c'est encore un euphémisme, une réappropriation de l'histoire avec une relecture concomitante...
Complément...
Nicolas Guez: les dictateurs cumulent tous les défauts
https://www.lepoint.fr/monde/olivier-gu ... 956_24.php
Guez : « Les dictateurs ont tous les défauts : paranoïa, absence de pitié et d'empathie… »
L'écrivain définit le profil du dictateur du XXe siècle et met en garde contre un risque nouveau de dictature : celle des réseaux.
La passion de l’Histoire. Ecrivain et journaliste, Olivier Guez – ici, le 13 juillet, à son domicile parisien – a reçu le prix Renaudot pour « La disparition de Josef Mengele » en 2017.
Propos recueillis par Florent Barraco
Publié le 15/08/2019 à 09h00 - Modifié le 15/08/2019 à 09h14
Le Point : Le livre que vous avez dirigé et dont vous signez la préface dresse le portrait d'une vingtaine de dictateurs du XXe siècle. N'a-t-on pas déjà tout dit sur ces personnages ?
Olivier Guez : Non, je ne crois pas. Les dictateurs les plus célèbres du siècle passé - Lénine, Hitler, Staline, Mao - y figurent, bien sûr, mais on trouvera aussi des portraits de tyrans moins connus comme Enver Hodja, Mobutu ou Tito. Rassembler ces dictateurs dans un même ouvrage permet de montrer les parallèles entre eux, d'esquisser un profil et une psychologie du dictateur au XXe siècle. C'est la première fois que sont réunis autant de ces hommes ayant présidé aux guerres et aux exterminations d'un siècle barbare. Comme on emploie aujourd'hui le terme de dictateur à tort et à travers, il n'est pas inutile de repréciser ce qu'est une dictature et ce que firent les dictateurs, au fil du siècle dernier et sur tous les continents. Cet ouvrage a des vertus historiques et pédagogiques.
Justement, qu'est-ce qu'un dictateur ?
Les dictateurs sont une constante depuis l'Antiquité, mais au XXe siècle ils se sont multipliés. Un dictateur est un dirigeant qui monopolise tous les pouvoirs et gouverne selon ses envies et ses impulsions en fondant sa puissance sur la banalisation de la terreur et un mépris profond de la vie humaine. Un dictateur cède au culte de la personnalité et ne mène pas de politique rationnelle - sauf pour conserver le pouvoir : il élimine toutes les oppositions. Bien sûr, il y a des différences, certains sont des requins, d'autres de grands mangeurs d'hommes. Les dictateurs totalitaires disposent d'un matériau humain considérable. La disparition d'une partie de la population de ces empires ne déstabilise pas le régime. Les tyrans autoritaires doivent eux composer avec une population et des ressources relativement réduites, nous rappelle Hannah Arendt dans « Les origines du totalitarisme ».
Comment naissent les dictatures ?
Au départ, une dictature surgit toujours d'une crise fondamentale, économique, internationale ou d'une guerre civile. C'est du chaos qu'émerge la figure de l'homme fort. C'est systématique. Parfois, il peut arriver au pouvoir au terme d'un processus électoral (Hitler, Mussolini), mais ce processus va très vite s'arrêter. Très souvent, c'est à la suite d'un coup d'Etat ou d'une révolution généré par le chaos ambiant.
« Le siècle des dictateurs », sous la direction d’Olivier Guez (Perrin/« Le Point », 466 p., 22 €). A paraître le 22 août.
Comment expliquer que le XXe siècle soit le siècle des dictateurs ?
L'Europe au début du XXe siècle domine le monde. A l'exception de la France, elle est dirigée par de vieilles dynasties à la tête de vieux empires et de vieux royaumes. La guerre de 1914 liquide ce monde-là. Les Empires ottoman, russe, austro-hongrois et allemand disparaissent. Le chaos règne, la guerre a fait des dizaines de millions de morts, c'est du jamais-vu. De la dislocation de la civilisation européenne à son apogée, en 1914, surgirent des forces obscures qui s'emparèrent du pouvoir : ainsi naquirent les premières dictatures du siècle, les bolcheviques en Russie, puis les fascistes italiens et les nazis. L'Espagne bascule dans la dictature à cause de la guerre civile. Après la Seconde Guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne durent renoncer à leurs empires. Des ruines de la décolonisation émergèrent des hommes forts qui confisquèrent l'indépendance de leur pays tout en l'appariant à l'une des deux superpuissances de la guerre froide. En échange, la stabilité de leur régime était assurée : les Soviétiques et les Américains soutinrent de terribles dictateurs. Guerres mondiales, décolonisation, guerre froide : le XXe siècle favorisa les dictateurs. Le cas un peu à part, c'est l'Iran. La dictature qui s'y met en place à la suite de la révolution islamique n'est affiliée ni aux Etats-Unis ni à l'URSS. Elle annonce le XXIe siècle, le monde multipolaire, dont l'islam politique est l'un des pôles.
Dans son chapitre consacré à Hitler, le journaliste Eric Branca reprend la phrase de Jung à propos du Führer : « Il est le haut-parleur (…) de l'âme allemande (…), sans le peuple allemand, il ne serait rien. » N'a-t-on pas tendance à déresponsabiliser la population dans le succès des dictateurs ?
C'est toujours plus facile d'imputer à un seul homme la responsabilité d'une catastrophe qu'à un peuple tout entier et, partout, notamment en France, on aime l'idée d'un peuple pur que subvertirait un tyran démoniaque. Pourtant, les peuples, lorsqu'ils sont ébranlés, peuvent être attirés par la solution du pire qui leur est « vendue » comme la plus efficace. Si on prend le cas de l'Allemagne, la recherche historique a montré que les Allemands avaient massivement soutenu Hitler, jusqu'à la fin du régime pour la plupart. Mussolini a été aimé par les Italiens, Franco fut assez populaire dans les années 1960 quand l'Espagne commença son décollage économique. Il faut différencier les dictateurs portés au pouvoir par les peuples, donc assez populaires à l'origine, des dictateurs surgis d'une révolution ou d'un coup d'Etat.
Comment les dictatures tombent-elles ?
Autant un cadre théorique se dessine pour expliquer la naissance des dictatures, autant leur fin diffère. Certaines ont des fins violentes : leur dirigeant se lance dans des entreprises guerrières aberrantes (Mussolini, Hitler, Saddam Hussein). D'autres se terminent parce que la situation internationale a changé : après la chute du mur de Berlin, Mobutu au Zaïre et Stroessner au Paraguay doivent partir, ils ne servent plus à rien. Certains arrivent à se maintenir car ils sont malins et tacticiens. Ainsi Franco en Espagne. D'abord assimilé à l'axe fasciste, il comprend assez rapidement après 1945 qu'à l'opposition fascisme-démocratie de la guerre va succéder la lutte communisme-démocratie de la guerre froide. Très vite, il va passer du camp des fascistes à celui des anticommunistes. Il mourra dans son lit en novembre 1975.
Pinochet, « tyran libéral ». Après le coup d’Etat de septembre 1973, le général Augusto Pinochet (1915-2006) instaura au Chili, jusqu’en 1990, un régime dictatorial associé à une politique économique libérale inspirée par les « Chicago Boys ».
Quel bilan économique peut-on tirer de ces dictateurs ? Ont-ils apporté des choses positives ? On cite souvent les autoroutes de Mussolini…
Ou celles d'Hitler… Les grands travaux. C'est un classique des dictateurs d'autant qu'ils disposent d'une main-d'œuvre servile à volonté. Mais ces mêmes dictateurs ont ruiné leur pays en les conduisant à la guerre. En général, l'économie nationale passe bien après leur intérêt personnel. Les plus corrompus ont pillé les ressources de leur pays : dans le chapitre consacré à Mobutu, j'ai appris que sa fortune personnelle était estimée à 4 milliards de dollars dans les années 1980. C'est hallucinant, surtout si on la compare à la pauvreté de ses concitoyens. Deux dictateurs ont néanmoins réussi à redresser l'économie de leur pays : Franco a jeté les bases de l'économie moderne espagnole en la désenclavant ; Pinochet, ce drôle de dictateur - il fut un tyran impitoyable pour l'opposition de gauche -, s'entoura d'économistes libéraux et prépara l'économie chilienne au XXIe siècle.
Quid de Lénine et de Staline ? On a l'impression qu'il n'y a rien à sauver…
En effet. Lénine était un idéologue fanatique et Staline le prototype du dirigeant totalitaire. Tous deux ont perpétré de gigantesques massacres, humains, bien sûr, mais aussi économiques et environnementaux. On a souvent dit que Staline avait dénaturé le projet de Lénine. C'est faux. Dès le départ, le projet de Lénine est mortifère.
Vivons-nous en ce début du XXIe siècle un retour des dictateurs ?
Il y a encore des dictatures aujourd'hui, mais pour que ce mot garde toute sa force, il ne faut pas le galvauder. Par exemple, on a fait des rapprochements entre les dictateurs et Emmanuel Macron au moment de la crise des gilets jaunes. C'est risible : on peut critiquer Macron autant qu'on veut, mais il n'appartient pas à la catégorie des mangeurs d'hommes du XXe ou du XXIe siècle. A l'échelle globale, nous ne sommes pas dans une situation aussi chaotique que précédant la Première Guerre mondiale. Nous vivons une nouvelle crise de modernité. Le monde change à toute allure et certains, perdus, angoissés, recherchent des solutions simples. Des hommes politiques ont émergé en disant : « Moi, j'ai des solutions simples à ces problèmes compliqués. » Et si certains de ces nouveaux leaders ont des tentations autoritaires, comme Orban en Hongrie, ils ne sont pas (encore ?) des dictateurs au sens où nous les avons définis au début de cet entretien. Orban et Hodja, l'ancien dictateur albanais, ce n'est pas la même chose. Aujourd'hui, la Chine est la seule dictature totalitaire qui a su se régénérer pour devenir plus puissante encore qu'au temps de Mao. La Chine a trouvé une formule économique gagnante qui lui permet d'avoir le soutien de sa population. Et les nouvelles technologies sont parfaitement utilisées par le gouvernement : avant, il fallait mettre des mouchards à tous les coins de rue, maintenant on sait tout grâce à Internet.
Peut-on considérer Poutine et Erdogan comme des dictateurs ?
On ne peut pas les qualifier de démocrates, en tout cas. Poutine comme Erdogan donnent à la majorité de leurs citoyens l'illusion de la liberté à condition de ne pas s'approcher de la sphère politique, qui reste leur domaine réservé. Poutine coche la plupart des cases. Mais ils sont différents de ceux dont l'ouvrage parle. Le dictateur moderne joue ses gammes en fonction de trois piliers fondamentaux qui assurent sa popularité : l'identité, la consommation et la sécurité. La Russie d'aujourd'hui n'est pas une démocratie au sens occidental du terme, mais n'a rien à voir non plus avec ce que fut la dictature soviétique. La démocratie n'arrive pas d'un coup de baguette magique. C'est un long processus qui dépend du contexte historique d'un pays. Quand on voit d'où part la Russie, le sentiment d'humiliation qu'elle a vécu dans les années 1990, on peut comprendre pourquoi Poutine est populaire. Idem pour les Chinois, qui apprécient de pouvoir voyager et de consommer après plus d'un siècle de guerres, de famines et de révolutions.
Influent. Mark Zuckerberg, patron de Facebook (photomontage). Selon Olivier Guez, on peut s’interroger sur l’impact des réseaux sociaux sur le Brexit, l’arrivée de Trump ou de Salvini au pouvoir.
Dans votre préface, vous mettez en garde contre la tentation totalitaire des Gafa. Faut-il s'inquiéter d'une dictature des réseaux ?
Oui, je le pense. Il y a chez eux la volonté de transformer la nature humaine, chez Mark Zuckerberg [le patron de Facebook, NDLR], par exemple. Il a changé nos réflexes humains. Il crée des émotions nouvelles via ses applications : les gens ont besoin de se montrer et ont besoin de se faire liker. Il a accès à toute notre vie privée. Zuckerberg sait plus de choses sur 2 milliards d'individus que Staline sur les Soviétiques au moment des grandes purges. Il impose à la terre entière ses valeurs puritaines : sur Facebook, vous ne pouvez pas montrer un sein, mais vous avez accès à des vidéos de djihadistes. Au nom de qui et de quoi, je me le demande. Pourquoi devrait-on obéir aux valeurs de Zuckerberg ? Il influence aussi les processus démocratiques. Et, désormais, il s'affirme comme une puissance indépendante avec le lancement de Libra, sa propre monnaie ! Il règne en dictateur sur les réseaux et Internet, c'est très inquiétant.
Sauf que la population accepte de se livrer sur ces réseaux, cela fait une sacrée différence !
Absolument. Il y a un mélange de complicité, de bêtise commune et d'innocence. On a oublié le fonctionnement des réseaux : toutes les données seront réutilisées et revendues, rien n'est gratuit ou innocent, pas même la photo de son dernier-né sur une plage à Biarritz. Les gilets jaunes contestent l'ordre économique et la mondialisation, mais ils s'organisent sur Facebook, l'un des plus grands profiteurs de la mondialisation qui jongle avec les fiscalités nationales pour payer le moins d'impôts possible et s'enrichir sur le dos de ses adhérents… Et pendant ce temps les Etats sont passifs. Je pense qu'un jour se posera la question du démantèlement d'entreprises comme Facebook. Je ne suis pas certain que le Brexit aurait eu lieu si les réseaux sociaux n'avaient pas existé. Pareil pour Trump. Salvini snobe le Parlement italien en s'adressant directement aux Italiens via Facebook. Ces plateformes ont un impact politique majeur.
Pour l'écrivain que vous êtes, les dictateurs sont-ils de bons personnages de roman ?
Ce sont des personnages littéraires « extraordinaires ». Je n'ai cessé d'y penser en lisant les brillantes contributions du livre. Les dictateurs ont déjà inspiré de grands livres. Il y a des pièces de Shakespeare, « La fête au bouc », de Vargas Llosa (à propos de Trujillo, le dictateur dominicain), « L'automne du patriarche », de Garcia Marquez... Un dictateur, c'est un homme qui ne connaît plus d'entraves à ses caprices et à ses pulsions, même les plus démoniaques. La plupart des dictateurs présentés dans l'ouvrage viennent d'un milieu très modeste. Ils ont une revanche à prendre sur la vie et eu des rapports très complexes avec leur père ou n'ont pas eu de père. Ces gens gravissent les échelons, ont eu un peu ou beaucoup de chance, une habileté tactique, et, soudain, ils se retrouvent à la tête d'un Etat qu'ils privatisent. En quelques années, ils passent du zéro à l'infini. Ils ont tous les défauts : absence de pitié et d'empathie, quête de pouvoir, de richesse, de jouissance, paranoïa. Ils accèdent à ce à quoi le commun des mortels n'accède jamais : la démesure, l'hubris absolu. J'ai insisté auprès de l'éditeur pour mettre des photos, dans le livre, des dictateurs jeunes, lorsqu'ils sont encore innocents, et plus vieux, lorsqu'ils sont au pouvoir ou ont dû le quitter. Ces photos racontent la folie et l'étrangeté des destins humains, ce à quoi devrait s'intéresser la littérature.
Cette interview a été réalisée en 2019.
Les dictateurs sont une constante depuis l'Antiquité, mais au XXe siècle ils se sont multipliés. Un dictateur est un dirigeant qui monopolise tous les pouvoirs et gouverne selon ses envies et ses impulsions en fondant sa puissance sur la banalisation de la terreur et un mépris profond de la vie humaine. Un dictateur cède au culte de la personnalité et ne mène pas de politique rationnelle - sauf pour conserver le pouvoir : il élimine toutes les oppositions. Bien sûr, il y a des différences, certains sont des requins, d'autres de grands mangeurs d'hommes. Les dictateurs totalitaires disposent d'un matériau humain considérable. La disparition d'une partie de la population de ces empires ne déstabilise pas le régime. Les tyrans autoritaires doivent eux composer avec une population et des ressources relativement réduites, nous rappelle Hannah Arendt dans « Les origines du totalitarisme ».
Peut-on considérer Poutine et Erdogan comme des dictateurs ?
On ne peut pas les qualifier de démocrates, en tout cas. Poutine comme Erdogan donnent à la majorité de leurs citoyens l'illusion de la liberté à condition de ne pas s'approcher de la sphère politique, qui reste leur domaine réservé. Poutine coche la plupart des cases. Mais ils sont différents de ceux dont l'ouvrage parle. Le dictateur moderne joue ses gammes en fonction de trois piliers fondamentaux qui assurent sa popularité : l'identité, la consommation et la sécurité. La Russie d'aujourd'hui n'est pas une démocratie au sens occidental du terme, mais n'a rien à voir non plus avec ce que fut la dictature soviétique. La démocratie n'arrive pas d'un coup de baguette magique. C'est un long processus qui dépend du contexte historique d'un pays. Quand on voit d'où part la Russie, le sentiment d'humiliation qu'elle a vécu dans les années 1990, on peut comprendre pourquoi Poutine est populaire. Idem pour les Chinois, qui apprécient de pouvoir voyager et de consommer après plus d'un siècle de guerres, de famines et de révolutions.