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par Emanuelle » 19 juil. 2016, 15:00
La question de la conscience est au coeur de l'étude des EMI.
Le point actuel sur cette question a donc été fait par le Dr Jourdan dans "Deadline-dernière limite".
Je vous fais part d'une partie (très très résumée) de ses réflexions:
État des lieux : monisme matérialiste et dualisme spiritualiste
Très schématiquement, les auteurs ayant proposé diverses théories de la conscience peuvent être regroupés en deux catégories essentielles et opposées : les monistes, qualifiés de matérialistes réductionnistes par les dualistes, et les dualistes que les monistes traitent de spiritualistes.
Pour les monistes matérialistes, toute réalité ne peut être que matérielle. La conscience doit donc être vue comme un phénomène émergent du fonctionnement cérébral et doit pouvoir être expliquée par la biologie et –à l’extrême rigueur- par la physique classiques. L’abondance de découvertes sur le fonctionnement des sous systèmes cérébraux a effectivement permis de comprendre comment, de leur association en systèmes de complexité croissante, apparaissent des fonctions de plus en plus évoluées qui sont effectivement beaucoup plus que la somme de leurs constituants. Le courant matérialiste « dur » se nourrit de la certitude que la compréhension de ces mécanismes neurobiologiques et de leurs interactions permettra bientôt de comprendre comment la conscience apparaît à partir d’un certain niveau de complexité. Pour les matérialistes « stricts », il y a un lien causal entre le cerveau et la conscience, le premier générant (pour ne pas dire secrétant) la seconde.
A l’inverse, le dualisme (...) repose sur l’idée qu’il y a une différence fondamentale de nature entre matière et esprit. La matière peut être l’objet de mesures et d’expérimentation, elle est le domaine de la science qui en découvre petit à petit les lois fondamentales et peut en tester la validité. A l’opposé se trouverait une autre réalité, d’ordre spirituel, qui serait par définition hors du domaine de la science.
Cette distinction a longtemps permis aux chercheurs de procéder à leurs travaux sans que l’église ne s’en mêle, cependant que les religions pouvaient de leur côté se préoccuper du salut de notre âme sans être dérangées par les scientifiques.
Nous pourrions en déduire un peu vite que de nos jours le dualisme soit réservé aux hommes d’église ou aux mystiques, qui n’ont toujours pas envie que la science se mêle d’expliquer l’âme, l’esprit, et pourquoi pas, Dieu ! Les rapports entre cerveau, activité cérébrale et conscience sont un sujet extrêmement complexe qui même chez des scientifiques de pointe donne lieu à des réflexions et parfois des querelles relevant plus d’intimes convictions que (pour l'instant) de certitudes scientifiques...
C’est cette vieille controverse entre monistes et dualistes qui empoisonne le débat avec les connotations quasi obligatoires : moniste = matérialiste réductionniste, et à l’opposé : dualiste = spiritualiste = non- ou anti-scientifique... Les deux camps se tirent cordialement dessus, et l’orthodoxie actuelle veut que tout scientifique digne de ce nom se doive d’être fondamentalement moniste, matérialiste et, pour le camp adverse, réductionniste.
Les monistes matérialistes
C’est apparemment le cas d’Antonio Damasio, qui dirige le département de neurologie de la Faculté de médecine de l’université d’Iowa. Il fait partie des scientifiques qui se posent la question de l’origine de la conscience , mais la façon dont il la formule (Damasio 2000) ressemble à l’affirmation d’une évidence a priori incontestable :
« La principale question des sciences de la vie est : comment ce que nous nommons l’esprit se forme-t-il dans le cerveau ? ».
Il poursuit :
« Une des dernières questions à résoudre est celle des bases neurobiologiques de la conscience. »,
puis :
« Je suis résolument dans le camp des optimistes, même si je mesure parfaitement les difficultés à surmonter : nous trouverons -et peut-être très vite- une explication de la genèse de l’esprit par le cerveau ».
Gerald Edelman, prix Nobel 1972 de physiologie et médecine pour ses travaux sur la structure des anticorps, s’est intéressé sur le tard aux neurosciences, et a développé une théorie de la sélection des groupes neuronaux qui rend très bien compte de l’évolution et du développement du cerveau. Pour lui, la conscience émerge de phénomènes de réentrée, donc sur les communications multidirectionnelles entre différentes zones du cerveau travaillant de concert sur divers aspects de la perception d’un même événement.
Lui aussi annonce en préalable à son exposé ce qui ressemble à un acte de foi « orthodoxe » bien dans la ligne de la querelle entre monistes et dualistes (Edelman 1989):
« Toute théorie globale et pertinente de la fonction du cerveau doit proposer un modèle scientifique de la conscience. Or, pour être acceptable scientifiquement, ce modèle doit éviter le dilemme cartésien. En d’autres termes, il doit être exclusivement physique, sans compromis... »
Il reconnaît néanmoins qu’il parle surtout de la conscience primaire, qui est essentiellement perceptive et permet la formation d’images mentales et avoue une certaine perplexité quant à la suite :
«Mais elle (la conscience primaire) ne s’accompagne pas d’un sens de la personne, de son présent et de son avenir. Dès que des systèmes symboliques entrent en jeu (le langage, la musique, les arts visuels) dans cette conscience supérieure propre à l’homme, on atteint une complexité incroyable qui nous laisse assez démunis. »
Jean-Pierre Changeux (1983) défend une position proche de celle d’Edelman, à cela près qu’il situe le chef d’orchestre des interactions dans le système réticulé activateur :
« Les divers groupes de neurones de la formation réticulée s’avertissent mutuellement de leur action. Ils forment un « système » de voies hiérarchiques et parallèles en contact permanent et réciproque avec les autres structures de l’encéphale. Une intégration entre centres se met alors en place. Du jeu de ces régulations emboîtées naît la conscience. »
Et plus loin :
« L’homme n’a dès lors plus rien à faire de l’esprit, il lui suffit d’être un homme neuronal »
Francis Crick, un autre prix Nobel, pense lui aussi que la conscience est une propriété biologique du cerveau (Crick 1995). Pour lui l’élément fonctionnel se situe à plus petite échelle, puisqu’il s’agit du neurone. Il propose avec Christof Koch une hypothèse selon laquelle l’activation synchronisée de ces derniers à une fréquence de 40 Hz environ permettrait de relier leurs activités respectives. Pour lui, la conscience dépend de l’activation, toujours à cette même fréquence, des réseaux neuronaux qui relient le thalamus au cortex.
Tous ces chercheurs ont un point commun : la question de savoir si la conscience est ou non une conséquence de l’activité cérébrale ne se pose pas. Ils ne se demandent pas si l’esprit ou la conscience se forment dans le cerveau, mais comment cela se produit. Ils rejettent ainsi toute interprétation dualiste, et ont une excellente raison pour cela : le dualisme spiritualiste annihile leur objet de recherche en le plaçant implicitement dans le domaine de la croyance.
Pourrait-on imaginer que l’un d’entre eux arrête ses recherches et prenne sa retraite dans un monastère en déclarant que la conscience est effectivement quelque chose de surnaturel et donc sans objet pour la recherche scientifique ?
Un matérialisme « élargi »
Pour Roger Penrose, mathématicien et physicien, la conscience ne peut être expliquée par de simples fonctionnements cérébraux macroscopiques. Les neurones eux-mêmes sont régis par la physique classique et pour lui la conscience prend naissance dans des processus relevant de la mécanique quantique, essentiellement au niveau d’organites présents à l’intérieur des neurones, les microtubules. Il n’envisage donc pas une explication purement biologique, mais plutôt une conscience qui, tout en étant du domaine matériel, relèverait de lois qui ne sont pas celles de la physique classique ni celles de la matière telle que nous la concevons à notre échelle. Si les biologistes tiennent à une conception strictement biologique de la conscience, en tant que physicien il essaie d’avoir une conception nettement plus large. Notons qu’il se rapproche du matérialisme ouvert dont nous parlions dans l’introduction, intégrant simplement à la notion de matière les dernières découvertes concernant sa structure et ses interactions.
Cette théorie -très controversée par les biologistes- appelle plusieurs remarques. D’une part elle ne fait que déplacer le problème sans le résoudre, puisque reste toujours à expliquer la question fondamentale qui est de savoir comment la conscience apparaît. Qu’elle naisse du fonctionnement neuronal au sens large ou de phénomènes quantiques à l’intérieur de ces derniers ne change rien à la question sinon en la compliquant. D’autre part, si la conscience était liée à des phénomènes d’ordre quantique, elle devrait d’une manière ou d’une autre être affectée par toute modification des états quantiques des atomes du cerveau. De nos jours l’imagerie par résonance magnétique (IRM) est une technique d’examen courante en pratique médicale. Elle repose sur l’utilisation de la résonance magnétique nucléaire, qui, précisément, consiste à perturber l’état quantique des atomes et de leurs noyaux . Or il n’y a aucun témoignage rapportant une quelconque modification de la conscience lors de ces examens, ce qui laisse penser qu’il faut chercher ailleurs.
Le dualisme interactionniste
John Eccles, neurobiologiste, est l’un des rares scientifiques à être ouvertement dans le camp des dualistes. Prix Nobel de médecine en 1964 pour ses travaux sur les synapses, il défend avec le philosophe Karl Popper (Popper et Eccles 1977, Eccles 1992 et 1997) la théorie du dualisme interactionniste, selon laquelle cerveau matériel et esprit immatériel (il ne cache pas ses convictions religieuses et emploie volontiers le mot « âme ») interagiraient en permanence malgré leur différence fondamentale de nature. Le lieu de cette interaction serait les zones associatives du cortex cérébral. Pour lui, la conscience ne peut être réduite à un phénomène d’ordre biologique ou physique, elle est d’une autre nature :
« Puisque les solutions matérialistes sont incapables d’expliquer notre expérience d’unicité, je me sens contraint d’attribuer l’unicité du moi (ou de l’âme) à une création spirituelle d’ordre surnaturel. Pour m’exprimer en termes théologiques : chaque âme est une création divine nouvelle implantée dans le fœtus à un moment compris entre la conception et la naissance. » (Eccles 1992, p.317)
Cette théorie fait évidemment partie des concepts que la science ne peut accepter, dans la mesure où elle fait entrer en scène un Deus ex machina surnaturel qui serait définitivement hors de son champ d’investigation.
Elle est, de plus, auto-contradictoire : Eccles parle d’une « création spirituelle d’ordre surnaturel », d’une « création divine », et donc d’une âme qui n’a par définition rien à voir avec le monde naturel et matériel.
En revanche, nous pouvons remarquer que quelle que soit sa nature, si l’âme qu’envisage Eccles interfère avec la matière –ce qu’il suppose aussi et que, dans l’hypothèse où elle existe bien, nous expérimentons à chaque instant-, elle n’a logiquement plus rien de « surnaturel » ni d’immatériel : s’il y a une interaction quelconque entre matière et quoi que ce soit de l’ordre de l’âme/esprit/conscience, ce quoi que ce soit est matériel, d’une façon ou d’une autre (probablement au sens large du terme), et est, ou sera un jour à la portée d’une investigation scientifique. Nous nous retrouvons donc simplement dans le cadre du matérialisme élargi dont nous avons déjà parlé.
(...)
Notre conscience est manifestement plus liée à ce qui se passe dans notre cerveau que dans nos genoux. Le cerveau est un organe biologique, et ce sont les neurobiologistes qui essaient d’en percer les secrets. Perception du monde, rêves, émotions et réflexion sont effectivement des phénomènes biologiques dans la mesure où l’on peut les corréler à des mesures objectives de l’activité cérébrale.
Mais personne n’a à ce jour pu démontrer (ni infirmer) que la nature ultime de la conscience soit exclusivement biologique. N’oublions pas que la biologie est sous-tendue par des phénomènes chimiques et encore plus fondamentalement physiques, et qu’il reste probablement quelques nuances à envisager plutôt qu’un choix binaire entre les a priori extrêmes que sont un improbable surnaturel et un strictement biologique discutable et réducteur.
Un poste à transistors est un appareil électronique, conçu par des électroniciens. Son activité repose sur des phénomènes électroniques et dépend du courant électrique qui l’alimente. Toute modification de son alimentation, de sa structure ou de ses réglages se traduit instantanément par une modification de ce qui en sort. Peut-on pour autant en déduire que la parole ou la musique qu’il diffuse soient obligatoirement des phénomènes explicables intégralement par l’électronique * ?
* C’est un exemple imagé, pas une explication…
"L'ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, la haine conduit à la violence... Voilà l'équation". Averroès
« Il est absolument possible qu’au-delà de ce que perçoivent nos sens se cachent des mondes insoupçonnés. » Einstein