Rappelons les conditions du problème de la
dualité, dans son rapport avec notre tradition philosophique. Un premier
dédoublement remonte à Platon (Théétète, 189 e ; Sophiste, 263 e, et Philèbe)
avec la distinction entre langage intérieur, dialogue de l’âme avec elle-même
(dianoia) et langage extérieur (logos) Aristote, de même, dans les Analytiques
postérieurs (76 b, 24-7), distingue le discours interne (esô) du discours
externe (exô).
Cette distinction sera reprise par la plupart des courants philosophiques
importants et les stoïciens, entre autres, distinguent ainsi entre logos
endiathetos et logos prophorikos (Sextus, Hypotyposes, I, 65 ; Adversus
Mathematicos, VII, 275), si bien qu’à l’époque de Plutarque elle passe déjà
pour un lieu commun (Opera moralia, 777, BC).
L’expression lingua mentalis transpose logos endiathetos, dans la
traduction que Guillaume de Moerbecke donne du commentaire d’Ammonius
sur le Peri Hermeneias d’Aristote. La lingua mentalis fut comme on sait
théorisée par Occam et demeure un lieu commun, éminemment cognitif,
jusqu’à Fodor (qui dans The Language of Thought, 1975, la nomme mentalese)
et Wierzbicka (cf. sa Lingua Mentalis, 1980). La forme logique chomskyenne
représentait cette langue par une sorte de logique prédicative du premier ordre.
Cette langue constitue l’objet même de la sémantique cognitive.
La permanence de la division entre langage mental et langue doit sans doute
beaucoup à l’alliance de la grammaire et de la logique au sein du trivium, dès
les premiers siècles : à la grammaire d’étudier le langage extérieur, à la logique
(ainsi nommée d’après le logos) de représenter le langage intérieur, délié des
accidents des langues. C’est pourquoi, jusqu’au milieu du XIXe
siècle, la logique a toujours tenu lieu de sémantique linguistique.
La question du signe dyadique a connu une histoire différente. À l’époque
d’Aristote, le débat ne portait pas sur les signes linguistiques ; le seul signe
discuté était l’indice rhétorique (le semeion), signe indiciaire qui appartient à la
problématique de la preuve judiciaire (ex. Si elle a du lait, elle a enfanté).
Toutefois, le modèle ternaire (phone /pathemata / pragmata) au début du Perihermeneias,
reformulé par Boèce (qui traduit pathemata par intellectus) est
devenu le modèle sémiotique standard, de Thomas d’Aquin (vox / conceptus /
res) jusqu’à Ogden et Richards et au-delà (sign /concept/referent)
Quand, au milieu des années 1980, la problématique référentielle a été délaissée par les
linguistiques cognitives, ce modèle ternaire est devenu binaire et ses deux
parties subsistantes, signe et concept, ont pu relever, sans reste, l’une du
langage extérieur, l’autre du langage intérieur. (p.40-41)
https://www.persee.fr/doc/intel_0769-41 ... _56_2_1147