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Heidegger, mythes, etc, réponse au pavé.


Re: Re:Heidegger et pensée mythique -- decroix rené
Postée par Gaël , Apr 28,1999,13:37 Index  Forum

Bon, ton message était intéressant, merci pour cette réponse longue et assez complète... mais ton style, bien qu’agréable, m’a posé pas mal de problèmes de compréhension à cause d’un certain côté tortueux. Ton discours prend souvent l’aspect d’un murmure serpentin qui se développe et s’enroule dans des recoins sombres, repassant souvent sur sa propre trace. Il me fait penser, de manière lointaine et indéfinissable, à l’écriture de Yourcenar, que j’ai toujours eu des difficultés à suivre en dépit de la beauté qui en émane.
Bref j’ai été forcé à plusieurs relectures et même à une prise de notes pour retranscrire tout ça dans un langage qui me soit accessible, et j’espère que ce faisant je n’aurais pas commis d’erreurs de traduction. Tout ça pour dire qu’il faudra m’excuser si jamais certaines de mes remarques tombent à côté des questions qui sont en jeu.
D’autre part, tu sembles avoir des connaissances nettement plus larges que les miennes, ce qui pose quelques problèmes...

Tout d’abord, j’aimerais établir une distinction nette entre mes idées et celles de Heidegger. Comme je te l’ai dis, je n’ai cité Heidegger que par ce que dans le contexte présent la citation en question me paraissait intéressante en elle-même. Cela ne veut pas dire que j’adhère à la philosophie de Heidegger, ni même que la citation doive être forcément comprise par rapport à cette philosophie. Je trouve peu pertinent, par rapport aux questions que se posaient au départ (la validité de la démarche “scientiste” qui semble être celle de certains sceptiques) de faire dériver le débat sur les relations entre la philosophie de Heidegger et le nazisme. Cependant cette nouvelle question m’intéresse pour elle-même, donc je continuerais sur ce sujet, bien que je ne comprenne plus en quoi il est lié à la question sur le scientisme.
Pour éviter d’être assimilé à un disciple de Heidegger, je précise que mes philosophes favoris sont Cioran, et, aussi contradictoire et absurde que cela puisse paraître au vu du contenu de mes interventions ici, Wittgenstein (surtout sa seconde période).

Mais, trêve de bavardages, entrons dans le sujet.
Si tu y tiens, j’accorde le droit d’établir des comparaisons entre oeuvre et biographie : mais seulement à titre méthodologique, et je pense que ce n’est dans le cas qui nous occupe ni pertinent, ni utile, et qu’aucune conclusion ne peut en être tirée. J’ai principalement deux critiques à faire :
1- Cette méthode pourrait être en partie judicieuse si, comme tu l’avances, la biographie prétendait se confondre avec l’oeuvre. Mais concernant Heidegger, ce n’est pas soutenable : je refuse de considérer le système de Heidegger comme un existentialisme au sens de Sartre (d’ailleurs j’ai Sartre en horreur). Je considère justement que dans une large mesure la philosophie de Sartre est surtout une mauvaise traduction de Heidegger, et surtout sur le point qui nous préoccupe, à savoir le lien entre une vision du monde et nos actes. Pour moi la philosophie de Heidegger ne présume aucune manière d’être précise, ou plutôt aucun engagement particulier. Il nous enjoint seulement à vivre sur le mode de “l’authenticité”, c’est à dire à faire en sorte que notre manière d’être soit en accord avec notre vision du monde : mais il ne pose aucune vision du monde. Il me semble qu’une chose essentielle chez Heidegger est sa volonté de nous permettre de nous libérer de tout ce qui pourrait prétendre s’imposer à nous de l’extérieur, comme la conception scientifique du monde, ou encore comme un certain humanisme (à la différence de Sartre), pour nous permettre de nous déterminer librement (et de déterminer les étants qui nous entourent) en prenant uniquement notre Dasein pour base. Ca n’a rien de la tentative d’imposer une vision et une visée du monde particulière dont tu parais accuser Heidegger. Et quand tu donnes un double sens au terme “objectif” en l’assimilant à “intention” pour soutenir cette conception, je vois là surtout un artifice rhétorique.
2- Tu déformes largement mon propos en transformant mon “le nazisme de Heidegger (en accord avec sa philosophie)” en “le nazisme de Heidegger vient de sa philosophie”. Je ne suis pas d’accord avec ce rapport de cause à effet, ni avec le terme de “corollaire” que tu appliques ensuite à la relation entre le nazisme et sa philosophie. Les deux ont sans doute bien des bases communes, dans le romantisme, ou chez Nietzsche, et ailleurs dans des idées qui étaient présentes depuis longtemps dans la culture allemande. Mais il ne s’agit que de deux cousins éloignés qui s’entendent bien parce qu’ils ont en hérité de plusieurs traits identiques des mêmes ancêtres. Je ne vois aucun lien de filiation direct ou indirect. C’est pourquoi je ne vois pas ce qui te permet de penser que, si le nazisme n’avait pas existé, la philo de Heidegger aurait forcément produit quelque chose ayant des points communs avec le nazisme. Ou alors oui, si tu veux : mais ça n’aurait pas été le nazisme, ç’aurait été un “quelque chose” sur lequel nous ne pouvons rien dire ni porter aucun jugement parce que nous ne pouvons pas savoir à quoi cela aurait ressemblé, ni rien connaître des conséquences que cela aurait eu; car les seuls points communs avec le nazisme auraient été ceux dus à leur généalogie commune, dans laquelle il n’y a rien de condamnable. Tes réflexions sur ce point sont extrêmement spéculatives, basées sur des “si...” avec lesquels ont peut faire tout et n’importe quoi. D’autant plus que je ne vois pas de raison d’imaginer l’application de la pensée de Heidegger à la politique alors que ce n’est pas une philosophie politique.
En conclusion, pour réunir ces deux aspect du problème, je dirais que la philosophie de Heidegger nous enjoint à l’authenticité, et que pour Heidegger lui-même cette authenticité pouvait s’incarner dans le nazisme (de la première période - il a quitté le parti en 36 et a conservé le silence à partir de là). Mais il s’agit d’un accord entre le nazisme et la vision du monde de Heidegger, due à son vécu, non d’un accord profond entre le nazisme et sa philosophie. Je ne vois pas où ni comment la “manière de vivre” de la philosophie heideggerienne (s'il existe une telle manière de vivre, ce que je ne crois pas) comporterait un quelconque projet politique. Pour beaucoup d’adeptes de Heidegger, l’authenticité aurait au contraire consisté à combattre le nazisme. La biographie de Heidegger est certes en accord avec sa philosophie, mais cette philosophie ne mène pas forcément au nazisme, en fait elle peut mener à tout et n’importe quoi, en fonction du vécu de chacun, puisque elle s’appuie sur le vécu. D’autre part, quand je dis un peu plus haut que Heidegger ne pose pas forcément un lien entre notre vision du monde et nos actes, c’est parce que je considère sa notion de l’authenticité plus comme quelque chose qui ne concerne que notre manière de penser et d’aborder la connaissance, certainement pas notre manière d’agir. Mais c’est une interprétation très personnelle que je choisi parce qu’elle convient mieux à mes goûts et à ma manière de ressentir les choses : j’ai toujours tenu à faire une distinction totale entre ce que je pense, ce que je crois et ce que je fais, sans me soucier des contradictions. Et en cela je pense être pourtant heideggerien, voilà pourquoi je ne suis pas d’accord quand tu dis que Heidegger prône l’unité du faire et du penser : car en ce penser peut très bien vivre l’altérité.

Sur ton chapitre suivant, je ne ferais aucune commentaire, pour un raison simple : je me fous éperdument de la politique, plus encore que de l’éthique, et je n’y connais strictement rien. Pour moi, tu parles chinois. Pour des raisons déjà indiquées, je ne vois pas pourquoi tu veux imaginer “la concrétisation de philosophies comme celle de Heidegger”.
Bref, je n’arrive pas à lire une ligne sans commencer somnoler, même si tu termines en parlant d’Eliade que j’apprécie énormément - tout comme Jung dans la même veine (même si je pense que ses théories sont totalement fausses). Quant à Gusdorf, je connais pas, j’ai même jamais entendu parler, mais je me procurerais “Mythe et métaphysique”.

Passons au mythe. Tu m’excuseras si je fais court, mais je n’ai pas envie de laisser le débat se perdre dans des directions où je n’ai jamais eu l’intention de l’emmener.
Tout ton paragraphe sur le sujet part d’une mésentente entre nous : je n’ai pas demandé de définition du mythe. J’ai horreur des définitions, je n’aime pas la précision dans le langage, sauf en sciences exactes, où il est largement nécessaire. D’ailleurs je trouverais absurde de chercher une définition du mythe, mais peu importe. J’ai simplement voulu faire remarquer que si tu voulais considérer le mythe comme source (ou accompagnement, peu importe) de l’Horreur, il fallait donner à “mythe” un sens très large, qui englobe tout ce que j’ai cité. Si bien que si tu critiques ma manière de parler de mythe à propos des rêves des révolutionnaires communistes, ce n’est que toi-même que tu critiques. Car autant que je sache, une bonne part de l’horreur “décidée” de ce siècle (une part bien plus grande que celle du nazisme si on s’en tient au nombre de morts) est due au communisme. Donc soit on dit que ce communisme participe d’une manière ou d’une autre à la pensée mythique, et alors ta première proposition (l’horreur décidée est accompagnée du mythe) est juste, sois on dit qu’il ne participe pas du mythe et ta proposition est fausse. Je n’ai rien particulièrement pour ou contre le fait d’en parler comme d’un mythe, c’est juste une question de choix : mais tu ne peux à la fois affirmer le lien entre mythe et horreur, et nier le lien entre mythe et communisme. Quant à moi, je n’ai rien à voire là-dedans, je n’ai pas de position sur le sujet, car il ne s’agit pas de définir le mythe mais de comprendre à quoi renvoie “mythe” dans ta proposition et dans le cadre de cette conversation.
La plus grande partie de tes réflexions sur le sujet me font, encore une fois, l’apparence d’un artifice rhétorique, dans le sens où tu attaques une position qui n’est pas la mienne, mais celles que je déduisais de ta proposition sur le mythe et l’horreur. A la lire, j’avais l’impression que tu donnais à “mythe” une acception aussi large et imprécise que celle que l’on peut déduire, par exemple, de la lecture des “mythologies” de Barthes, et c’est en grande partie dans ce sens que je l’ai compris.
Ceci dit, pour passer très rapidement sur les sujets évoqués, pour les rapports entre mythe et philosophie je ne voulais pas parler spécifiquement des présocratiques, mais aussi de toute les philosophies orientales (car contrairement à Hegel ou Heidegger je considère que ces pensées ont autant le droit à la qualification de “philosophie” que ce qui s’est développé en occident depuis les grecs), ainsi que de toutes les philosophies qui s’appuient sur des bases religieuses, ou même spirituelles, bref de toute philosophie non-athée. Et là encore je ne veux certainement pas dire que ces philosophies sont basées sur le mythe, mais que si on donne à “mythe” le sens extrêmement large que nécessite l’acceptation de ta proposition sur le mythe et l’horreur, nous devons aussi accepter de voir entrer dans ce sens du mythe ce qu’on trouve à la base de bon nombre de philosophies.
Pour ce qui est de la bombe atomique, nous pouvons facilement voir clair dans l’affaire. En Allemagne, les deux principaux scientifiques à travailler sur la bombe étaient Heisenberg et Hahn. Ils étaient anti-nazis mais avaient accepté cette affectation uniquement pour être en mesure de mettre des bâtons dans les roues de la recherche sur la bombe au cas où celle-ci pouvait être construite. Il se trouve que la construction de la bombe était théoriquement possible, mais matériellement impossible car demandant de trop gros investissements. Donc pas de bombe pour les allemands.
Mais aux USA, Einstein (qui n’a jamais travaillé sur la bombe) était persuadé que les allemands étaient capables de la réaliser, et convainquit le président de faire les investissements nécessaires pour fabriquer la bombe avant les allemands. De plus, lors d’une conversation en 1942, Heisenberg révéla à Bohr ce qu’il en était des projets allemands sur la bombe. Il dut parler à demi-mots, de manière ambiguë, par crainte d’être pris sur le fait en train de trahir un secrets d’états. Or Bohr compris uniquement que la bombe était théoriquement possible, il ne compris pas la suite (qu’ils ne la réaliseraient pas). Aussitôt, très effrayé, il s’exila aux USA pour investir toute son énergie dans le travail sur la bombe.
L’attitude de Heisenberg et Hahn prouve que la responsabilité est entièrement du côté des scientifiques, il n’y a pas à se cacher derrière le prétexte d’une chaîne de décisions qui empêcherait de voir clair dans tout ça et de savoir si, et par qui, l’horreur à été “décidée”.
Si les chercheurs américains avaient su que les allemands ne fabriquaient pas la bombe, ils auraient certainement empêché la fabrication de la leur. Quand la bombe américaine à explosé a Hiroshima, Le groupe de chercheurs de Heisenberg ne voulait pas y croire. Ils ne pouvaient pas imaginer que ce fut possible, ni comprendre pourquoi les physiciens américains (qu’ils connaissaient bien) avaient travaillé sérieusement sur la bombe. Ce que Heisenberg ne savait pas, c’est que tout cela était basé sur un mythe : le mythe d’une allemagne tentant de fabriquer une bombe atomique, alors que le projet avait été abandonné dès 1942.
Maintenant si tu veux on peut appeler ce mythe une “mauvaise information”. Ca ne changerait rien, mon propos n’étant pas de dire ce qui est un mythe, mais de décrire une situation par rapport à d’autres situations du même genre, celles auxquelles tu fais références en parlant de mythe en rapport avec l’horreur décidée.

Sur ma question “sans le mythe y aurait-il eu des hommes”, tu détournes largement mon discours. Il faut replacer cette question par rapport à mes questions “sans le mythe y aurait-il eu des civilisations”, car il est clair que le rôle social du mythe a été extrêmement bénéfique aux débuts de nos civilisations, à la vie en société, en posant toutes sortes d’éléments législateurs ou facteurs d’équilibre et de justice sociale. Je veux juste dire que sans les mythes nous ne serions pas là ou nous en sommes; je ne cherche certainement pas à affirmer que l’homme non religieux n’est pas un homme : je suis moi-même totalement athée, depuis toujours. Cependant cette affirmation ne me dérange pas non plus : à chacun de choisir ce qu’il considère comme humain ou non-humain.

Quant au scientisme, si je me suis exprimé ainsi ce n’est pas pour stigmatiser cette attitude, mais c’est parce que je croyais sincèrement que le scientisme était une idéologie très dogmatique et totalement périmée qui n’avait plus aucun adepte et que personne depuis des décennies ne regardait sérieusement. D’ailleurs si je regarde la définition de mon dictionnaire on me dit “Opinion philosophique de la fin du XIXème siècle, qui affirme que la science nous fait connaître la totalité des choses qui existent et que cette connaissance suffit à satisfaire toutes les aspirations humaines”. Comme c’est bien dans ce sens que je l’entendais, et que cette définition me paraît d’un ridicule si total et si évident qu’il n’appelle aucun commentaire, et que je ne peux toujours pas croire qu’il existe des gens pour adhérer au scientisme ainsi défini, j’imagine que si des personnes se considèrent comme scientistes c’est qu’ils en ont une définition très différente : alors ils faut que nous en débattions. Et si des scientistes acceptent cette définition, cela veut dire que je suis mal informé et qu’il existe encore des scientistes purs et durs, auquel cas je m’excuse et nous pouvons là aussi en débattre. Bref il ne s’agissait pas d’étiquette ou de jugement : pour moi “scientiste” était simplement une insulte sophistiquée et amusante dont je pensais, quand je l’ai proféré à l’encontre des sceptiques de ce forum après ma citation de Heidegger, qu’elle provoquerait des réactions de dénégation et un débat sur l’ouverture qui devrait accompagner le scepticisme (par opposition au dogmatisme naïf du scientisme), ce qui n’a pas été le cas - et qui, je l’avoue, m’inquiète.

Pour finir, quand je parlais de l’aspect totalisant de la science, c’était dans le sens de totalitaire, et non de globalisant. Dans le sens d’une science qui impose partout sa méthode et sa conception du monde. Tu me dis que ce totalitarisme se résume à ce que pour 2 et 2 on nous impose 4. Mais ce que je critique, c’est qu’on nous impose de savoir compter, non le résultat de l’addition.
Et sur le doute appliqué à Heidegger, je comprends que tu puisses trouver ça étrange; Je dois t’avouer que je n’ai pas le moindre respect pour le discours philosophique. Je n’accorde aucune importance à ce qu’a réellement voulu dire un philosophe : la seule chose qui compte, c’est ce que le lecteur fait de ce discours, sa manière propre de l’interpréter. Je ne crois pas aux mauvaises interprétations, il n’y a que des interprétations personnelles (c’est un choix, non une théorie). Ce qui peux t’expliquer la manière dont je tord à mon profit certains aspects de la pensée de Heidegger, quitte à être moins compréhensible pour ceux qui disposent d’une interprétation plus consensuelle.

J’arrête là... et je ne dépenserais pas souvent autant de temps et d’énergie dans un message. Si tu me fais une réponse aussi longue que la précédente, tu m’excuseras si je met plusieurs jours à te répondre. C’est intéressant, mais j’ai pas que ça à faire : il faut aussi danser, boire, baiser, aller au cinéma, boire, lire, discuter avec des potes, boire, regarder la télé, etc... la vie est dure et les journées sont trop courtes, même quand on n’a pas besoin de travailler et que l’on a le culte de l’oisiveté, comme c’est mon cas.

Gaël.


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