Postée par Mondreiter , Jun 17,2000,09:45 | Index | Forum |
Cher René,
Plutôt que de répondre point par point, ce qui deviendrait vite fastidieux, je choisirai d'examiner le thème qui vous intéresse au premier chef, à savoir la liaison entre Eliade et l'horreur. Si j'avais l'honneur de faire partie de votre jury de thèse, j'élèverais quant à moi certaines objections.
Fascination de l'horreur…
"L'acteur a envie de croire qu'il est ce qu'il joue et c'est là que commence l'horreur". A lire une telle affirmation tout de go, les questions qui se posent immédiatement sont : Pourquoi l'horreur? Ou est la relation logique entre les deux parties de cette proposition? De quel "acteur" s'agit-il, et si oui, où sont la scène, et où est le texte, qui est le metteur en scène et où sont les machinistes? Et surtout, qui sont les spectateurs?
D'après le contexte, il semblerait que vous n'envisagiez, précisément, que celui qui regarde le mythe "de l'extérieur", et qui, par l'opération du Saint-Esprit, se dit un beau jour "Tiens, je vais jouer là-dedans". Il s'agit là d'un présupposé grave et réducteur, car d'entrée il pose une étiquette, il définit un modèle de comportement pour les "remythologisants", terme qui, extrait de son contexte, semble à tout le moins suspect, sinon péjoratif. Et comme le remarque justement Eliade, la connaissance n'a rien à gagner à la réduction, à la simplification.
Admettons-le cependant. Cette personne hypothétique aurait donc décidé de "jouer un rôle" (ce qui en matière religieuse, et n'en déplaise à Pascal, n'est pas obligatoirement la stratégie optimale), et non contente de cela, développerait une tendance à s'identifier tellement à son rôle qu'il en découlerait des conséquences pour le moins fâcheuses pour elle-même (mais ça c'est son affaire) et pour les autres. Il se peut que de véritables acteurs professionnels soient tombés dans cette pathologie, mais cette dérive, qu'elle touche un professionnel du théâtre ou un de ces pauvres "remythologisants", est bel et bien une pathologie. Alors, et seulement alors, l'horreur peut éventuellement surgir.
Nous avons donc trois niveaux de réduction successifs. Dans un premier temps, on suppose que le tenant du Mythe le regarde de l'extérieur, tel l'esthète moyen des fins d'Empires. Puis on suppose que ledit esthète va avoir envie de "jouer un rôle" dans la pièce qu'il n'a pas écrite (trop fatigant, sans doute), passant on ne sait trop pourquoi du rôle de spectateur à celui d'acteur. Enfin, troisième temps, on suppose que brusquement il devient raide dingue et qu'il se prend très sérieusement pour Hamlet ou le Père Ubu. Ca fait beaucoup pour une seul homme, tout ça! Votre échantillon n'est en effet pas net (c'est dommage pour lui), et en tout cas pas extrêmement représentatif (c'est heureux pour la communauté !).
Réduire ainsi à un cas pathologique l'intérêt profond qu'on peut éprouver pour des modes de comportement (j'allais dire des modes d'être, mais dans un sens plus large que ce qu'Eliade nomme ainsi) qui, tout bien pesé, ne sont ni plus ni moins absurdes que de faire cinq fois par jour une prière en direction de La Mecque, ou de s'imaginer qu'un peu d'eau versée sur le front d'un enfant, quelques signes cabalistiques tracés avec de l'huile, et un peu de chlorure de sodium font une différence au plan de l'évolution spirituelle future, réduire ces comportements dis-je à un spectacle dont on est l'acteur fou qui se prend pour Hamlet alors qu'il s'appelle Jean Dupont me semble être la caractéristique d'une attitude partielle, partiale, et potentiellement destructrice.
Mais supposons même… Si lors d'une fête de Beltan, par exemple, un homme et une femme parmi bien d'autres assument les rôles du Dieu et de la Déesse, et consomment l'union de ceux-ci, j'aimerais savoir où se situe l'horreur insoutenable de la situation. Et pourtant c'est bien l'exemple par excellence où les deux personnes impliquées "endossent la peau" de personnages mythiques, représentation, dans une cosmogonie donnée, des deux grandes forces créatrices, et non personnification d'une sorte de Nazgül (Tolkien) acharné à déchaîner sur le pauvre monde l'horreur absolue. Ce personnage, ce Nazgül, me semble mieux représenté par Celui qui est derrière les sept Anges du locataire de Pathmos…
Et pourtant, là, selon vous, il n'y a pas (plus) de mythe…
Et pourtant c'est là que commence l'horreur!
L'horreur due à l'idée d'un Dieu omnipotent, omniprésent, omniscient, et omnidestructeur, totalement irresponsable, qui joue avec l'homme comme un enfant gâté, en brisant ses jouets dans ses crises de colère périodiques. [Si la Divinité est comme cela, je crois que je préfère de beaucoup ne jamais la connaître!] L'ancien testament, qui serait selon vous un destructeur du Mythe, revient assez souvent, hélas! sur les exploits du Dieu des Armées, et sur ses caprices. Est-cela qu'on appelle le progrès de la connaissance?
Alors qui ou quoi engendre l'horreur?
Ce qui engendre l'horreur, c'est la masse de tabous que le non-mythe judéo-chrétien a du instiller dans l'esprit de ses adeptes pour pouvoir les tenir en laisse!
Ce qui engendre l'horreur, ce sont les contradictions internes savamment programmées par les bons tenants de ces mêmes doctrines, avec une technique consommée (Jésuites de Pologne au 18è, si ma mémoire ne défaille, voir "Le viol de l'esprit" édité en 74 par l'ADFI), et que le bon docteur Göbbels a si brillamment reprises à son compte!
Car en effet, le Dieu des chrétiens, des Juifs ou des Musulmans ne s'incarne pas dans tel ou telle. Cernunnos ou Taranis, Cerydwen ou Catubodba s'incarnaient pour un moment dans tel homme, telle femme. Exactement comme Erzulie Freda ou le Baron Samedi peuvent le faire, actuellement, pour les Vaudouisants. Ce phénomène de "possession", qui a été à l'origine d'un des plus beaux charniers de l'histoire, n'était pas, et n'est toujours pas, tolérable dans le contexte judaïque, musulman ou chrétien.
"Pensez donc, mon bon monsieur, si tout un chacun pouvait être "visité" par quelque chose de moins abstrait, de moins flou, que l'Esprit Saint! Mais qu'adviendrait-il donc de nos prébendes, si le Dieu ou la Déesse pouvait visiter chacun, et que la communication directe soit possible?"
Anathème et Malédiction! comme disait le vieil Adepte de la rue Condé!
Que ces possessions, ces "chevauchées" soient un phénomène réel ou non, je n'en sais strictement rien (pourtant, j'aimerais bien savoir). Mais qu'ils se soient produits et se produisent encore actuellement, cela, c'est indéniable, et que ce soit intolérable pour les tenants d'un Dieu unique style Yahvé, c'est parfaitement logique, à mes yeux du moins, pour de basses raisons de mainmise temporelle, via le spirituel, des clergés successifs qui ont sévi d'abord au Moyen-Orient, puis en Occident, puis en Extrême-Orient (succès limité, malgré les "Rice Christians") puis dans le monde entier (Ca voyage comme les rats, ces bêtes là! D'abord dans les bagages de l'armée romaine, puis dans la soute des vaisseaux de guerre portugais et espagnols, puis en prenant bêtement l'avion, comme tout le monde. Que font les Unités Anti-terroristes?).
Le Mythe dérange, sa résurgence en des temps où le pouvoir temporel échappe enfin aux Eglises, lequel pouvoir temporel se fiche éperdument que les gens croient à l'Oignon Sacré du moment qu'ils travaillent et consomment, sa résurgence en force dis-je suscite bien évidemment les attaques et les estocades des religions en place.
Qu'il puisse être perverti, et servir de prétexte à des organisations criminelles, c'est une évidence. Quelle pensée humaine, si élevée fut-elle, ne peut être travestie par "le théologien moyen" ? On en a un excellent exemple avec cette charogne de Sun Myung Moon. Si vous n'avez pas lu ses torchons, et si un soir vous avez du mal à vous endormir, je vous conseille la lecture des "Principes Divins" et de "Invisible Worlds". Mais attention, mettez des gants de caoutchouc, c'est pestilentiel. Dans ce dernier exemple, écrit par une personne membre de l'Eglise de l'Unification, on a joué sur les notions d'au-delà, telles que présentées par diverses doctrines "archaïques". On a adapté, transformé, mis à la sauce Moon, et le tour est joué. Un simple travail de rewriter, même pas besoin de créer.
Nous voici, je le crains, bien loin d'Eliade, mais à y bien réfléchir, en sommes-nous si loin que cela?
Certes, Eliade n'a jamais exprimé ses opinions sur le sujet avec la violence à laquelle j'ai donné rênes longues. Pour moi, cependant, cette question de la liaison mythe-horreur est une des attaques les plus graves, parce que subtile, lancées non seulement contre l'analyse des pratiques archaïques, mais contre ces pratiques elles-mêmes, par assimilation abusive. Elle est d'autant plus grave qu'elle se présente sous l'aspect d'une étude, alors qu'elle est basée sur un présupposé absolument arbitraire, qui ne s'appuie pas sur les doctrines elles-mêmes, mais sur la vie d'un homme qui se trouve, en plus de ses postulats de vie regrettables s'il a été complice des Nazis, être un historien des religions.
La structure pseudo-logique de votre raisonnement me semble être : "Les positions politiques d'Eliade sont insoutenables. Il a effectué une analyse de ce qu'il pense être les structures archaïques. Ses études sont le reflet de ses prises de position fascisantes. Mais il est un historien des religions compétent, ergo les structures qu'il décrit sont fascisantes".
Je suis infiniment désolé, mais cette erreur de logique est grave et disqualifiante. (A=>B ET B=>C) ne signifie pas et n'a jamais signifié que C=>A.
Dois-je ajouter cependant que la réputation d'Eliade, ou celle qu'on veut lui faire, n'est pas un sujet majeur parmi mes préoccupations? Que par contre, au vu de la résurgence des courants de pensée pré-chrétiens et même pré-judaïques, l'assimilation entre paganisme (encore un terme dévalorisant, néo ou pas) et épanouissement de l'horreur me semble être une arme dirigée contre ces mêmes courants, arme que bien peu pourront manipuler avec toute la délicatesse nécessaire? Je trouve peu avisé de mettre entre les mains d'un enfant de 6 ans, attardé mentalement, un pistolet chargé, armé, sécurité déverrouillée.
Je terminerai par ces quelques mots de James White : "Le concept du tireur, d'une arme et d'une cible est simple: le tireur ne pense pas assez, la balle ne pense pas du tout, quant à la cible… elle souffre!"
Avec mes amitiés,
Mondreiter
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