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Message
par Gaël » 11 déc. 2005, 06:30
Lil, histoire de ne pas rester dans l'abstrait, voilà un exemple précis que j'utilise souvent ici. Il concerne simultanément plusieurs sujets de notre discussion : la justice, la mémoire, le témoignage, les milliers de témoignages identiques - et ce qu'ils valent.
Dans les années 80, après des siècles d'occultation, les victimes de pédophilie ont commencé à oser parler et attaquer en justice leur bourreaux. C'était une bonne chose.
Une autre chose était beaucoup moins bonne. Dans ces affaires, les preuves matérielles étaient rares, et la charge émotionnelle très forte. Elles furent plus souvent jugées sur la base des ressentis des juges et jurés, que sur les faits eux-mêmes. Et peu à peu on a vu grandir une idéologie, issue des associations de victimes, selon laquelle les victimes de pédophiles ne mentaient jamais. Surtout si c'étaient des enfants. Et l'idée s'est répandue que douter de leur parole, c'était mal. Plus personne n'osait être sceptique. La parole suffisait pour condamner.
Aux USA un très grand nombre d'affaires de pédophilie et d'inceste ont été portées devant la justice sur la base de souvenirs « refoulés » qui avaient été brutalement retrouvés lors d'une thérapie. C'était une véritable épidémie, tout le monde retrouvait des souvenirs d'abus sexuels. Même en l'absence totale de preuves, les tribunaux tranchaient généralement en faveur de la victime présumée. Sa parole n'était pas mise en doute.
Bizarrement, même quand la victime affirmait des choses peu vraisemblables, on la croyait. Par exemple, dans plus du quart de ces affaire, la victime retrouvait, avec les souvenirs de viol, d'autres faits plus étranges. Des souvenirs de viols rituels commis par des sectes satanistes. Certains psychologues inventèrent même un nom pour ça : « abus rituels sataniques ». Certains étaient séquestrés pendant plusieurs années, et donnaient suite au viol naissance à de nombreux enfants, eux-même sacrifiés à Satan.
Même quand ils disaient des choses impossibles, on les croyait.
Les témoignages étaient si nombreux que si on se basait sur ceux-ci, il y aurait eu près de 200 000 sacrifices d'enfants. Malgré de de longues enquêtes policières, on ne retrouva jamais un seul corps de ces enfants, ni même de preuve qu'ils aient un jour existé. Et pas la moindre trace de cette secte sataniste omniprésente. Aucune preuve. Mais d'innombrables témoignages parfaitement concordants.
Certains cas étaient vraiment étonnants. Ainsi Elizabeth Loftus raconte, dans son livre Le syndrome des faux souvenirs, comment une famille entière sombra dans l'horreur. Une jeune femme avait retrouvé, suite à une thérapie, des souvenirs d'abus rituels sataniques. Violée pendant des années, elle avait engendré de nombreux enfants, la première fois à l'âge de 8 ans. Un peu jeune pour être mère, mais ça ne dérangeait pas le juge. Son frère suivit aussi une thérapie, et miracle, il retrouva aussi des souvenirs de viol. Eux qui étaient parfaitement normaux avant cette thérapie, étaient soudainement profondément traumatisés. Tous deux accusaient leur père, qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait : il avait toujours aimé ses enfants. Mais il était plein de bonne volonté, même s'il avait l'impression d'être innocent, si ses propres enfants l'accusaient, il n'y avait aucune raison pour qu'ils mentent. Le problème devait venir de lui, il avait dû lui aussi refouler les souvenirs de ces événements atroces. Il suivit donc lui aussi une thérapie. Il retrouva lui aussi ces souvenirs. Il avoua et fut condamné.
Des cas comme celui-ci, il y en eut beaucoup. On ne doutait pas des témoignages des victimes.
Mais peu à peu tout changea. Elizabeth Loftus, psychologue de renommée mondiale, spécialiste de la mémoire et experte auprès des tribunaux, réussit, avec d'autres, à renverser la situation. Elle montra comment se fabriquaient les faux souvenirs, lors de séances d'hypnose régressive, de thérapie de groupe, ou même parfois naturellement, sans thérapeute. Elle montra que la majorité des souvenirs retrouvés de traumatisme refoulés – et peut-être même tous les souvenirs de ce type - étaient tout simplement faux. Comment, pour avoir trop fait confiance aux témoignages, on avait emprisonné des milliers d'innocents.
De nos jours, la justice américaine et bien plus sceptique face aux allégations issues de souvenirs retrouvés. Et heureusement on ne croit plus sur parole les victimes d'inceste quand aucune preuve n'est apportée.
Ce n'est pas valable que pour les souvenirs retrouvés.
En France, il y a quelques temps, on a eu l'affaire d'Outreau. Ici tout le monde connait l'histoire, mais au cas où tu serais au Quebec je vais te la raconter.
Il s'agit d'un réseau pédophile, des dizaines d'enfants abusés et 17 adultes accusés. Quand l'affaire a éclaté, j'étais sceptique. Je savais ce qui s'était passé aux USA, je m'offusquais déjà de la confiance excessive que l'on accordait aux témoins dans ces affaires, et je voyais d'un mauvais oeil ces choses là arriver en France.
L'affaire fut très médiatisée. Au début, les médias étaient très accusateurs. Il n'y avait aucun doute, tous ces sales pédophiles allaient payer. La plupart d'entre eux avaient déjà commencé a payer, ils étaient en détention préventive depuis des années, dans les conditions atroces que l'on connaît (les pédophiles étant victimes du pire en prison). L'un des accusés s'était d'ailleurs suicidé dans sa cellule. Le salaud, il avait échappé à la justice.
Puis tout changea. En dehors des témoignages de la trentaine d'enfants, le dossier était complètement vide. Et les témoignages étaient souvent absurdes et contradictoires. Sur de nombreux points, il fut prouvé sans le moindre doute que les enfants mentaient (ou se trompaient, fantasmaient, ou avaient été manipulés).
Le verdict tomba. Quelques personnes relâchées, la plupart condamnées, sur la base des accusations les plus invraisemblables et les plus mal fondées. Le juge, crédule absolu, convaincu dès le départ que les enfants ne mentaient pas, n'avait pas changé d'avis. Stupeur sur la France. Ce jour là j'ai perdu toute confiance en la justice.
Seuls 4 des condamnés avaient avoué. Tous les autres clamaient leur innocence depuis le début. Ils firent appel.
Ces dernières semaines le procès en appel eut lieu. Tous furent complètement blanchis, y compris, à titre posthume, celui qui était mort en prison. Le juge qui instruit le premier procès va probablement faire l'objet de sanctions. L'affaire fut qualifiée de catastrophe judiciaire, mettant à nu les dysfonctionnements de la justice. De hauts magistrats, des politiciens s'exprimèrent sur le sujet pour demander que la loi soit modifiée pour renforcer la présomption d'innocence et donner moins de pouvoir aux juges d'instruction. Même le président présenta des excuses aux adultes victimes des accusations mensongères des enfants.
Voilà à quoi mène la confiance accordée aux témoignages.
Et voilà pourquoi même de nombreux témoignages concordants avec des souvenirs précis sur des faits très marquants ne prouvent absolument rien.
Je vous le déclare solennellement : maintes fois déjà j'ai essayé de devenir un insecte ; mais je n'en ai pas été digne (Dostoïevksi, Le Sous-sol)