Un remarquable article de synthèse sur l'état de la justice en France: https://www.monde-diplomatique.fr/2021/05/DUMAY/63057
Le dernier paragraphe que je cite va pile dans le sujet (disparition de cour de justice spécialisée):Le Monde Diplomatique a écrit :Inflation de réformes, carence de moyens
Une justice au bord de l’implosion
Tandis que le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti, en conflit avec les personnels de justice, inscrit ses réflexions d’ancien avocat pénaliste dans un projet de loi hétéroclite, la France consacre toujours aussi peu d’argent à sa justice. Magistrats, greffiers et agents administratifs subissent une pénurie ancienne qui les use et un empilement de réformes, sans vision globale, qu’ils n’absorbent plus.
par Jean-Michel Dumay
Les tribunaux judiciaires (1) sont encombrés de procédures. Et même… de procédures dénonçant leur encombrement. Fin mars, des membres du Syndicat des avocats de France (SAF) plaidaient, à Bordeaux, une vingtaine de demandes d’indemnisation au nom de justiciables victimes des lenteurs de la justice. Cinq ans pour obtenir la reconnaissance en appel de l’absence de cause réelle et sérieuse à un licenciement. Quatre ans et cinq mois pour faire établir les mensonges d’un employeur. « Pendant ce temps, ce sont des vies suspendues, des angoisses, l’attente d’obtenir justice, mais aussi de toucher la réparation à laquelle on a droit », soulignait l’un des conseils (2).
Que les affaires soient traitées dans un délai raisonnable : c’est là une exigence de la Convention européenne des droits de l’homme, et la première attente du justiciable dans les enquêtes d’opinion. Au regard de la quantité de dossiers traités, la tâche est quasi industrielle. En 2019, la justice civile et commerciale — qui tranche les litiges entre personnes physiques ou morales — a rendu 2,25 millions de décisions (3). La justice pénale — qui sanctionne les infractions à la loi — a brassé plus de 4 millions d’affaires nouvelles, dont 1,3 « poursuivables » après tri par les services des procureurs de la République (les parquets). Bon an mal an, il entre dans la machine judiciaire autant de dossiers qu’il en ressort. Mais cela toujours à flux tendu, et sans pouvoir vraiment « mordre » sur les stocks.
Les « flux », les « stocks » : la hantise des chefs de juridiction. Deux imprévus ont aggravé le problème en 2020 : une grève des avocats — ils s’insurgeaient contre la réforme des retraites —, puis la pandémie de Covid-19, qui a provoqué la fermeture des juridictions pendant deux mois (hors contentieux essentiels).
À Paris, le délai de traitement d’un contentieux social, bancaire, de copropriété ou de construction a grimpé à trente mois. Au tribunal judiciaire (TJ) de Lyon, dans certaines matières, il a été multiplié par deux : « Une tempête de sable », résume M. Michaël Janas, son président. Avec une conséquence humaine : « Les équipes sont fatiguées. »
« Sans le dévouement des personnels, on n’y arriverait pas », synthétisent à l’unisson magistrats, greffiers et agents administratifs pour caractériser la charge de travail qui les use. Les syndicats de personnels préfèrent la notion, moins sacrificielle, de « surinvestissement ». Depuis quelque temps, tous tirent la sonnette d’alarme. « Nous avons perçu une magistrature au bord de la rupture et des professionnels ne tenant souvent plus que par passion pour leur métier, par conscience de leur mission ou par acharnement à faire face coûte que coûte, dans une culture professionnelle qui (…) tolère si peu la faiblesse », avertissait, côté juges, le Syndicat de la magistrature (SM) à l’issue d’une enquête, en 2019 (4).
Une magistrature lasse, par ailleurs, de subir aussi un étrillage politique et médiatique permanent, telles les réactions suscitées, en mars, par la condamnation de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy à de la prison ferme pour corruption et trafic d’influence, ou, en avril, par le point final mis par la Cour de cassation au vif débat médico-légal autour de l’irresponsabilité pénale accordée au meurtrier de Sarah Halimi — un verdict qu’a regretté le président Emmanuel Macron.
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« On fait du chiffre »
Ce « juger plus », et plus vite, a toujours suscité de vifs commentaires. « La chaîne pénale évoque trop le travail à la chaîne, écrivait en 2010 Loïc Cadiet, professeur à l’école de droit de la Sorbonne, et le culte du taux de réponse pénale risque de rendre moins vive la nécessité d’une réponse pénale de qualité, qui ne se mesure pas à l’encombrement des prisons, mais à la réinsertion des condamnés (6). » Le SM pourfend une « justice d’abattage », dont les audiences de comparution immédiate seraient l’archétype.
Dans le cadre d’un atelier avec des jeunes gens du Val-d’Oise en insertion professionnelle, nous assistons en janvier à l’une d’elles, à Paris. « Une justice de Blancs qui jugent les Noirs », énonce un participant après avoir analysé la composition du tribunal, du parquet, puis celle du box des prévenus, et remarqué la diversité présente sur les bancs de la défense et parmi les forces de l’ordre. Nous faisons remarquer qu’au cours de l’audience, où se sont enchaînés les violences sur conjoint et les vols de portable, un avocat noir a cependant obtenu une relaxe pour son client. N’y avait-il pas plus de proximité sociale entre le tribunal et le plaideur qu’entre ce dernier et les prévenus de la journée ? « Une justice de riches qui jugent les pauvres », complète alors l’un des jeunes gens.
Si, en 2018, une ouverture sociale était décelable grâce à la diversification des concours de recrutement à l’École nationale de la magistrature (ENM), sur 100 magistrats en fonction (ils sont environ 8 500), 63 étaient issus des groupes sociaux les plus favorisés — enfants de chefs d’entreprise, de cadres, de membres des professions libérales ou des professions intellectuelles supérieures — et 12 seulement provenaient des classes populaires salariées (employés ou ouvriers) (7). « Les collègues sont loin d’avoir tous conscience de ce rapport de domination sociale », estime notre juge pour enfants dans le Sud.
« Avec les comparutions immédiates au pénal et les affaires familiales au civil, on fait du chiffre, reprend une autre juge, en Bretagne. C’est une vitrine. Nous faisons comme si tout allait bien pour la carrière du chef de la juridiction. » « Le flux et le budgétaire sont aujourd’hui au cœur de l’activité judiciaire, estime M. Janas, à Lyon, qui regrette que « cela éloigne la justice de sa mission première, qui est d’apaiser les tensions sociales ». « Nous sommes entrés dans une vision budgétaire qui se désintéresse du contenu, sans méthode de gestion des ressources humaines. Cela épuise les troupes », ajoute Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité Magistrats (Force ouvrière). Le mouvement n’a pas de frontières : « L’indicateur statistique devient un prescripteur, il entraîne une dénaturation de l’office du juge », déplore Mme Manuela Cadelli, juge à Namur et figure syndicale en Belgique (8). De celui-ci, on ne prend en compte ni l’écoute, ni la qualité, ni la motivation, « toutes choses gazeuses que vous ne pouvez pas chiffrer, alors que l’usager, lui, exprime un autre besoin que du quantitatif ».
Souvent, ceux qui ont le plus d’ancienneté relèvent un point de bascule : la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), en vigueur depuis 2006. « Il y a vingt-cinq ans, on ne travaillait pas comme cela, assure Mme Cernik, à Soissons. Aujourd’hui, nous sommes tenus par les chiffres. Avant, nous parlions d’“agents”, et maintenant, d’“équivalents temps plein” ». « Évaluation », « performance » : le vocabulaire de l’institution a changé, remarque aussi Mme Seurin, la présidente. « Le juge s’est retrouvé coincé entre le souci de voir ses piles diminuer et sa conscience, son éthique, son souci de la qualité. Cela a généré pas mal de souffrances. » Ne pas se laisser écraser par la gestion des stocks et des flux est un « combat quotidien », insiste la cheffe de juridiction. Juger, c’est forcément prendre du temps.
Première présidente de la cour d’appel d’Amiens, Mme Catherine Farinelli énumère d’autres pressions, plus récentes. La magistrate a succédé à son poste à des décennies d’hommes dont les portraits juxtaposés font bloc dans le couloir jouxtant son bureau. Pression des réseaux sociaux (« où tout le monde s’assoit sur la présomption d’innocence », car la foule n’instruit pas mais exécute), mais aussi de la modernisation : « Nous sommes en tremblement de terre permanent » — les derniers soubresauts sont dus à l’open data, avec la faculté bientôt offerte au public d’accéder à toutes les décisions de justice. Pressions, enfin, de la centralisation.
S’ils se sont traduits par une rationalisation des procédures et par un mouvement de déjudiciarisation (notamment par le développement de la médiation), les soucis d’efficacité et de maîtrise des coûts auraient aussi renforcé la logique de gestion des flux en entraînant parfois pour le justiciable une « mise à distance du juge (9) ». « Objectivement, confirmait une présidente de chambre sociale en 2020, l’accès au juge a été limité depuis quatre ans en matière civile et en droit du travail (10). » En droit social, le nombre d’affaires nouvelles par année (122 000 en 2020) a chuté de moitié en dix ans. Les dernières règles introduites laissent moins d’employés et d’ouvriers dans la tuyauterie judiciaire que de cadres. Eux ont les moyens de faire appel à un avocat spécialisé.
Ces évolutions dues à une logique gestionnaire modifient les pratiques. Le poids des indicateurs sur les flux et les stocks, l’usage du benchmarking (mise en concurrence) entre juridictions comme en entreprise « représentent un tournant pour les magistrats de tous les pays européens, dont la résistance ne se mesure désormais plus en termes de “tabou sur la productivité judiciaire”, mais en termes de rejet d’un “productivisme exacerbé” », écrivent Bartolomeo Cappellina et Cécile Vigour, chercheurs à Sciences Po Grenoble et Bordeaux (11).
(1) Depuis le 1er janvier 2020, les tribunaux d’instance et de grande instance sont administrativement regroupés en une juridiction unique : le tribunal judiciaire.
(2) Olivia Dufour et Michèle Bauer, « Justice : “On ne peut plus tolérer les délais de traitement engendrés par le manque de moyens” », Actu Juridique, 31 mars 2021.
(3) Hors protection des majeurs et des mineurs, saisie des rémunérations, injonctions à payer. Sauf mention contraire, les statistiques mentionnées ici sont celles du ministère de la justice ou des juridictions elles-mêmes.
(4) Cf. « L’envers du décor. Enquête sur la charge de travail dans la magistrature », Syndicat de la magistrature, Paris, mai 2019.
(5) « Rapport “Systèmes judiciaires européens” — Rapport d’évaluation de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej) — Cycle d’évaluation 2020 (données 2018) », Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2020.
(6) Loïc Cadiet, « La justice face aux défis du nombre et de la complexité », Les Cahiers de la justice, 2010/1, Dalloz, Paris, janvier 2010.
(7) Yoann Demoli et Laurent Willemez (sous la dir. de), « L’âme du corps. La magistrature dans les années 2010 : morphologie, mobilité et conditions de travail », mission de recherche droit et justice, Paris, octobre 2019.
(8) Cf. Manuela Cadelli, Radicaliser la justice. Projet pour la démocratie, Samsa Éditions, Bruxelles, 2018.
(9) Cf. Sophie Prosper, « Réformes de la justice et désengagement de l’État : la mise à distance du juge », Délibérée, n° 9, Paris, janvier 2020.
(10) Laurence Neuer, « Saisir le tribunal est devenu très compliqué pour beaucoup », Le Point, Paris, 23 juillet 2020.
(11) Bartolomeo Cappellina et Cécile Vigour, « Les changements des pratiques et instruments gestionnaires des magistrats. Retours européens et comparés », dans « Magistrats : un corps saisi par les sciences sociales », actes du colloque organisé par la mission de recherche droit et justice et l’École nationale de la magistrature, Paris, janvier 2020.
Donc lisez l'article.« On ne juge plus de la même façon à l’ère du management que par le passé », estime aussi Mme Véronique Kretz, juge en Alsace. Cette magistrate syndiquée au SM a décrit de l’intérieur la réforme des pôles sociaux qui a abouti, en 2019, à la disparition de 242 juridictions spécialisées (tribunaux des affaires de sécurité sociale, du contentieux de l’incapacité, etc.). Elle témoigne d’une évolution radicale illustrant « la substitution d’un discours sur les fins — qu’est-ce qu’une bonne décision et comment y parvenir ? — par les moyens assignés à une unique fin — comment sortir le maximum de décisions (12) ? ». L’optimisation de la gestion des flux a permis là, pour reprendre le mot qui a couru, d’« évacuer » des dossiers (300 000 affaires en France ont été transférées aux tribunaux judiciaires), derrière lesquels, rappelle- t-elle, « se cachent des cohortes de personnes exclues du système, handicapées, aux carrières fragmentées et aux emplois précaires, pour qui la perte d’une rente d’accident du travail ou d’une pension d’invalidité peut être fatale ». « Pour un juge, dit-elle, voir le justiciable presque comme un adversaire [parce qu’il ralentit la gestion du flux] mène aussi à une perte de sens des plus criantes. »
(12) Véronique Kretz, « Juger ou manager, il faut choisir », Délibérée, n° 11, novembre 2020.