Gilles Kepel (un enseignat-chercheyr de "droite"

: « Les salafistes font du contrôle des femmes la clé de la logique séparatiste »
ENTRETIEN. Le spécialiste du monde arabe et musulman publie son autobiographie, « Prophète en son pays ». Il analyse la nouvelle stratégie des islamistes.
Propos recueillis par Samuel Dufay
Transmission. Gilles Kepel dirige la chaire Moyen-Orient Mediterranee a l'Ecole normale superieure.
Publié le 22/09/2023 à 12h00
Temps de lecture : 6 min
C'est un récit de formation qui rejoint nos préoccupations actuelles. Dans son autobiographie, Prophète en son pays, le politologue Gilles Kepel retrace quatre décennies passées à parcourir le monde arabe et musulman, du Maghreb au Levant, et les « banlieues de l'islam » (titre d'un de ses livres paru en 1987) européennes. Cet arabisant distingué s'enorgueillit d'avoir joué un rôle de précurseur dans l'étude française des mouvements islamistes. Entretien.
Le Point : Vous étudiez le monde arabe et l'islam, du Moyen-Orient aux banlieues de l'Hexagone, depuis plus de quarante ans. Rien ne vous prédestinait à leur consacrer votre existence…
Gilles Kepel : C'est un mélange de hasard et de nécessité. Je me morfondais en khâgne, et passais mon temps à regarder la carte de l'Empire romain, au-dessus du tableau, en rêvant à ce monde méditerranéen où j'avais passé ma petite enfance… Carte qui trône aujourd'hui dans ce bureau de l'École normale supérieure où j'égrène mes derniers mois de professeur, avant d'en être balayé par la déferlante woke. En 1974, je suis parti visiter la carte. Je n'ai jamais cessé de tourner autour, tel Ulysse de Charybde en Scylla, à travers les vicissitudes politiques comme universitaires ! Ça fera en effet tout juste un demi-siècle en 2024, au moment où les études sur le Moyen-Orient et la Méditerranée que j'ai créées, après avoir formé des centaines d'étudiants et dirigé une cinquantaine de thèses, seront remplacées par l'idéologie décoloniale !
L'irruption de l'islamisme politique sur le sol occidental coïncide, écrivez-vous, avec l'effondrement du communisme. Quels rapports ces deux idéologies entretiennent-elles ?
L'idéologie communiste et gauchiste de ma jeunesse estudiantine avait vocation, par-delà le verbiage du matérialisme historique, à permettre l'émancipation du prolétariat – à le sortir de son assignation de classe. Ce qui m'afflige aujourd'hui, en tant qu'ancien militant trotskiste, c'est de voir Jean-Luc Mélenchon et ses épigones assigner à résidence les jeunes des quartiers dans une identité islamique afin de récupérer aux prochaines municipales, et au-delà, un vote en bloc construit grâce aux entrepreneurs religieux et identitaires autour d'une logique de victimisation. Il y a là une conception communautariste qui me semble à l'opposé des idéaux universalistes dont la gauche était porteuse…
Les printemps arabes de 2011 ne furent-ils qu'une illusion démocratique ? Vous-même, vous y avez cru pendant un temps…
Beaucoup ont en effet eu l'illusion de vivre la même situation que l'Europe de l'Est (d'où ma famille paternelle est originaire) après la chute du mur de Berlin : après la dictature, la liberté. L'islamisme politique disparaîtrait avec les despotes, de Ben Ali, Kadhafi, Moubarak à… Assad (qui est toujours là !). Moi qui fréquentais le Moyen-Orient depuis les années 1970, je n'y avais jamais vécu pareille liberté. Place Tahrir, au Caire, voisinaient en bonne intelligence des djihadistes et des laïques qui se massacreraient quelques mois plus tard. Mais l'absence de culture démocratique ancrée dans la société, le gouffre des inégalités sociales ont favorisé un chaos dont sont sortis Daech d'un côté et le retour des régimes autoritaires de l'autre.
Aujourd'hui, le djihadisme, après l'échec du projet de Daech, se trouve, selon vous, dans une « phase de faiblesse », et la mouvance qui en est issue cherche, en France, à créer une atmosphère de victimisation destinée à tester les résistances de la société…
Avec le recul, j'ai distingué trois moments d'une sorte de dialectique hégélienne du djihad. En premier lieu, la phase d'assertion de 1979 à 1997 : d'abord, la victoire du djihad en Afghanistan, financé par les pétromonarchies sunnites du Golfe menacées par l'hégémonie de l'Iran chiite de Khomeyni, et armé par la CIA pour faire choir l'Armée rouge, puis l'URSS le 9 novembre 1989. Mais il est incapable de reproduire ces succès en Algérie, en Égypte, en Bosnie, en Tchétchénie dans la décennie suivante. Par conséquent, Al-Qaïda, pour mobiliser les masses musulmanes qui n'ont pas suivi l'avant-garde djihadiste par crainte de l'hyperpuissance occidentale, change de braquet, et attaque l'Amérique le 11 septembre 2001 : c'est la phase de « négation ». Traumatisme mondial qui va changer la donne dans les esprits et ouvre en fait les vannes au ressentiment anti-occidental qu'on observe aujourd'hui, des Brics au coup d'État de Niamey… Mais sur le moment, ça ne marche pas, Al-Qaïda échoue en Irak, liquidée par la majorité chiite. Puis on a la troisième phase, le dépassement, avec Daech se déployant entre la Syrie et les « banlieues de l'islam » européennes. Après l'écrasement de Daech au printemps 2019, la tactique utilisée par les entrepreneurs culturels de l'islamisme, agissant en ordre assez dispersé à la suite des revers subis, a constitué à faire front en adoptant une posture de victimisation. L'affaire de l'abaya rappelle le cycle « provocation-répression-solidarité » du gauchisme d'antan…
Pourquoi la question de la « pudeur » féminine reste-t-elle un irritant pareil ? Et comment se concilie-t-elle avec la revendication féministe de refus du « contrôle du corps des femmes » ?
L'intégration sociale et culturelle dans une société d'accueil se produit à partir du moment où les filles ont une nuptialité en dehors de la communauté agnatique, d'origine. L'école publique émancipatrice en est le principal vecteur. Cela a été le cas avec grand succès pour les enfants d'Algériens nés en France dans les lendemains de l'indépendance, dont beaucoup ont connu des réussites sociales remarquables. En 2027, il n'est pas inenvisageable que soit élu président Gérald Darmanin ou… Jordan Bardella, qui ont l'un et l'autre une ascendance en partie algérienne, fruit de ce processus intégrateur ! Aujourd'hui, les salafistes font du contrôle des femmes, de leur nuptialité intracommunautaire, la clé de la logique séparatiste visant à fragmenter la société, à établir des enclaves culturalo-sociales qu'ils veulent dominer, en se référant à la hchouma, le sentiment de honte dû à la transgression de la norme, notamment dans le registre sexuel. La violence ayant échoué avec Daech, la tactique est davantage aujourd'hui d'établir des transactions communautaires, en négociant les blocs de voix pour favoriser des politiciens comme celles et ceux qui ont signé le « pacte de Médine » avec le sulfureux rappeur, auteur du morceau « Don't Laïk », durant les récentes universités d'été… et dont je crains qu'ils ne soient, si j'ose dire, tombés dans le « Panot ».
En aura-t-on fini un jour avec l'islamisme politique ?
Contrairement à la France et l'Europe, les Frères musulmans sont aujourd'hui très affaiblis au Moyen-Orient et au Maghreb. Ils ont eu une opportunité historique il y a dix ans : le Qatar avait besoin d'eux pour construire son réseau d'influence internationale afin de concurrencer l'Arabie saoudite. Pendant les printemps arabes, ils ont bénéficié d'un financement qatari illimité, du soutien vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept de la chaîne qatarie Al-Jazira – et de la mansuétude des États-Unis d'Obama qui voyaient dans ces conservateurs religieux un allié des forces du marché. L'arrivée au pouvoir en Arabaie saoudite de Mohammed ben Salmane a changé la donne. La libéralisation culturelle dans le royaume, l'émancipation des femmes de la norme salafiste, a « ringardisé » les Frères et leurs affidés. J'ai discuté cet été sur la Côte d'Azur avec des Saoudiennes en short qui disaient leur soulagement d'être émancipées de l'oppression religieuse, et observaient avec stupéfaction nos compatriotes en abaya, le visage dissimulé par un masque sanitaire servant de niqab par destination…