Au détour d'un article antispéciste consacré à une réfutation des thèses de Luc Ferry, je suis tombé sur cette hypothèse :
Est-ce que ça vous semble tenir la route ?David Olivier a écrit : Lorsqu'on rassemble une certaine quantité d'uranium d'un certain type, il existe une « masse critique » à partir de laquelle se produit, spontanément, une « réaction en chaîne » qui aboutit à l'explosion nucléaire. En fait, cette réaction en chaîne se produit déjà en deçà de la masse critique, mais elle n'est pas dans ce cas explosive. Dans toute masse d'uranium, les noyaux atomiques subissent sporadiqument des fissions (explosions individuelles) spontanées. Quelques neutrons sont éjectés, dont chacun peut sortir de la masse d'uranium, ou être absorbé par un autre noyau rencontré en chemin, lequel peut alors fissionner à son tour (fission induite). De là résulteront d'autres neutrons, et ainsi de suite.
Cette réaction en chaîne se produit toujours, même dans une petite quantité d'uranium ; les noyaux d'uranium sont instables, et sont toujours susceptibles de fissionner, spontanément ou suite à l'absorption d'un neutron. Il s'agit là de caractéristiques des atomes individuels. Au niveau collectif, par contre, le comportement d'une masse d'uranium diffère radicalement selon le nombre d'atomes rassemblés et selon sa composition moyenne - l'uranium 235 étant plus « fissile » que l'uranium 238. Si la masse est inférieure à la masse critique, un neutron émis provoquera, en moyenne, l'émission de moins d'un neutron à la génération suivante. Chaque réaction en chaîne s'éteindra au bout de quelques générations. Par contre, au delà de la masse critique, la première fission spontanée, ou une des premières, sera à l'origine d'une réaction en chaîne qui gagnera la masse tout entière.
Le comportement collectif de l'ensemble des noyaux d'uranium rassemblés dépend ainsi des caractéristiques individuelles, c'est-à-dire de celles qui qualifient chaque noyau, mais également de caractéristiques collectives. Par contre, le noyau d'uranium individuel placé dans une masse sous-critique ou sur-critique est le même noyau. Au niveau individuel, il y a toujours une certaine variabilité (fission spontanée, absorption ou non du neutron qui passe) ; au contraire, au niveau collectif, il y a soit stabilité, soit amplification des variations individuelles menant à l'explosion - et cette différence dramatique peut dépendre d'un seul gramme ajouté, ou d'un changement infime dans la proportion d'uranium 235. Enfin, les caractéristiques précises d'une explosion nucléaire sont imprévisibles ; elles peuvent dépendre par exemple du moment exact de la première fission spontanée.
L'analogie avec le développement de la culture est évidente. Ferry lui-même admet que beaucoup de non humains sont capables d'innovation à titre individuel . Il en est ainsi chez les chimpanzés ; chaque individu, loin de simplement reproduire un comportement préprogrammé, apporte du nouveau. C'est là un fait que ni Ferry, ni aucun éthologiste moderne, ne conteste. Les chimpanzés sont également capables de transmettre ces inventions à leur groupe ; les chimpanzés communs auxquels on a appris un langage gestuel le transmettent à leurs enfants. On peut donc se demander : étant donné les caractéristiques moyennes individuelles des chimpanzés, et les caractéristiques collectives des groupes où ils vivent (taille, environnement...), les innovations et autres variations individuelles seront-elles conservées et amplifiées, donneront-elles naissance dans le groupe à une réaction en chaîne d'innovations, ou au contraire, au bout d'une ou plusieurs générations, seront-elles perdues ? En d'autres termes, le groupe retourne-t-il toujours, malgré les variations individuelles, vers un même comportement moyen, vers un même « attracteur » comme disent les physiciens, ou au contraire les variations individuelles sont-elles, au moins dans certains cas, à l'origine d'une divergence imprévisible dans le comportement, d'une explosion culturelle ?
L'observation suggère la réponse suivante : chez deux des trois espèces de chimpanzés, la capacité de transmission et de conservation des innovations est inférieure au seuil nécessaire pour qu'il y ait amplification. Les chimpanzés communs et nains vivent aujourd'hui à peu près comme il y a dix mille ans, malgré les innovations individuelles incessantes - celles-ci ne se sont pas accumulées, mais au contraire se sont amorties et ont été perdues par le groupe. On peut dire, avec Ferry, que chez ces chimpanzés il n'y a pas de culture ; dans la moyenne, le comportement collectif est déterminé par les gènes et par l'environnement, et varie au cours du temps avec ces facteurs. Par contre, chez la troisième espèce de chimpanzé - Homo sapiens - il y a, dans certaines circonstances, amplification. Ferry note l'existence de nombreuses populations humaines qui jusqu'à tout récemment vivaient sans histoire, reproduisant à chaque génération la même culture ; on peut se demander si dans ces cas on peut parler de culture. On peut se dire que l'humanité n'est pas très loin au-dessus du seuil. Il reste que l'espèce humaine vit aujourd'hui une explosion culturelle - dominée par la culture occidentale, qui se trouva être la première à initier la réaction.