1) Sur les marchands du temple.
Qu’il existe une science utilitariste, et aussi une science mercantile, vous en avez sûrement raison.
Si à l’intéressement pécunier on ajoute l’intéressement militaire, on pourra très certainement désigner un vaste ensemble au sein des actions scientifiques.
On pense d’abord à la physique et à la biologie, mais puisque vous vous intéressez surtout à la psychologie, il est plus surprenant de voir cette discipline intégrée dans le même jeu d’intérêts extra-scientifiques (prendre ici scientifique comme une façon de parler n’allant pas plus loin que la recherche d’un savoir, de manière à ne pas se mélanger avec l’autre débat): la gestion américaine d’un grand nombre de mouvements religieux actuels à travers le monde s’inscrit dans la continuité de recherches en psychologie à finalité militaire qui ont pris un grand élan à l’époque de la guerre du Vietnam. Voilà pour le militaire, ou le politique, et pour la vénalité il suffit de penser aux considérations psychologiques investies dans la publicité (purement marchande, ou idéologique, ou de recrutement religieux, ou de campagne électorale …).
Mais encore ne faut-il pas réduire la science aux voies qu’elle peut emprunter, aux occasions qu’elle peut saisir avec opportunisme. Si un industriel recrute un chercheur, ne pas confondre l’industriel et le chercheur, injustice que l’on ne commet pas d’ordinaire lorsqu’il s’agit par exemple d’un artiste et d’un directeur de galerie, d’un impresario, etc. D’autre part, il est clair que certaines recherches exigent beaucoup plus d’investissements financiers que d’autres, et un passionné de science pourra se dire : tant mieux si le capital pense trouver profit en aidant la science. Quant au consommateur de la technologie, des retombées pratiques de la science, on peut imaginer que le malade qui trouve guérison en passant chez le pharmacien ne se préoccupe pas en priorité de savoir si le laboratoire pharmaceutique pensait à sa santé ou à faire fortune en finançant les recherches qui ont abouti au médicament. Pour poursuivre dans la même veine : par qui se faire opérer ? Par un chirurgien médiocre mais philanthropique ou par un chirurgien vénal mais super-doué ?
Tous les cas de figure sont possibles, et nous n’avons pas de statistiques, à ma connaissance, nous permettant de définir une attitude majoritaire. Un exemple permet seulement de dire : ça existe ; sans plus.
Et des exemples de chercheurs préférant une carrière universitaire avec un salaire bien inférieur à celui qu’ils trouveraient dans le privé existent aussi. Je ne peux malheureusement plus donner ma source, faute de mémoire, mais dans un reportage sur les scientifiques j’ai vu le cas d’une jeune femme qui était revenue du privé vers un laboratoire universitaire avec une très importante perte de salaire. Donc : ça existe.
2) Sur le réductionnisme.
Quant à la science réductrice, vous avez raison.
Mais le constat posé, reste à savoir si on y voit un défaut ou une qualité.
Personnellement je choisirai de voir dans le réductionnisme une vertu essentielle de la démarche scientifique, y ajoutant même une certaine vertu d’humilité, par contraste avec les démarches globalisantes. Je souscris sans réserve au jugement de François Jacob :
« Malgré les cris de ceux qui clament l’indivisibilité du vivant, le réductionnisme a remporté victoire sur victoire » ( dans : La souris, la mouche et l’homme ; Odile Jacob 1997).
Bien sûr il y a une indivisibilité du vivant, par exemple celle prouvée a contrario par la guillotine.
Ou bien : difficile de se remplir la tête de science ou de philosophie pour celui qui vit l’estomac vide, etc.
Mais il serait exagéré de transcrire science réductrice en esprit scientifique réducteur et en encore plus exagéré d’aller jusqu’à esprit réduit.
Il y a très longtemps, sur ce même forum, eut lieu un débat sur ce thème, et j’avais proposé de penser plutôt à un va et vient permanent entre la partie et le tout. La réduction est toujours en attente d’intégration dans un modèle.
3) La croisade sceptique.
Bon : je me sens concerné, étant en effet quelque peu en croisade contre ce que je crois être une accélération de la montée occidentale d’irrationnel préparée par un siècle et demi de philosophie type herméneutique, dès les premières réactions contre Darwin, le mécanicisme, le positivisme, etc.
Mais quant à l’attitude sceptique qui serait une croisade contre ce qui n’est pas rigoureux, je crois que pour beaucoup d’intervenants du forum il faudrait dire la chose autrement : la critique ne s’adresse pas d’abord à ce qui n’est pas rigoureux, mais à ce qui prétend l’être sans l’être. Il arrive souvent que nous échangions des avis, ou même de simples impressions , et nous ne prétendons pas alors avoir fourni une démonstration rigoureuse. L’important est plutôt de clairement savoir où on est : suggestion, intuition, ou démonstration.
4) Sur la mort de l’objectivité.
Je crois qu’il y a confusion. On a parlé et on parle beaucoup d’un relativisme introduit dans les énoncés produits par la science. Pour l’instant, acceptons-en l’idée générale, et alors il restera à dire que la baisse d’objectivité, « l’objectivité faible » comme dit Bernard d’Espagnat , concerne les énoncés sur le réel et non pas la pensée objective ; pour le dire autrement, renoncer à dire du vrai, selon des degrés divers suivant les auteurs, n’a aucunement dispenser de penser vrai. Autrement dit encore : même s’il y a retrait du savoir, la vacance offerte ne saurait héberger du n’importe quoi.
5) Sur le conservatisme.
Vous objectez par les montées technologiques et commerciales. Mais ce ne sont pas des objections, elles n’impliquent d’elles-mêmes nul conservatisme qui, lui , se situe au niveau théorique, au niveau des théories scientifiques.
Par ailleurs, vous avez choisi le mauvais exemple : la montée en performance de la technologie informatique est immédiatement opérante dans l’évolution des connaissances scientifiques. L’exemple le plus simple est celui-ci : la capacité à traiter de plus en plus d’informations dans un temps de plus en plus court et selon des grilles aux critères de plus en plus nombreux. Le second en ordre de simplicité pourrait être celui-ci : la possibilité d’organiser de gigantesques simulation sur ordinateur, pour des expériences autrement inaccessibles. Et enfin : vers l’intelligence artificielle.
D’une manière plus générale, et c’est vrai depuis longtemps en physique, la technologie et le savoir sont de plus en plus étroitement imbriqués, même si la physique la plus fondamentale est devenue un pur formalisme mathématique, et rien que cela (Etienne Klein).
6) Sur les vérités établies.
Remarquons une petite contradiction : s’il est vrai, comme dit précédemment, que la science a dans une mesure à déterminer renoncer à l’objectivité, alors la notion de vérité établie n’a plus beaucoup de force, et sûrement plus aucune densité idéologique.
Par ailleurs j’ai déjà répondu je ne sais plus dans quel message de la manière suivante : lorsque l’on voit un scientifique s’accrocher à une théorie en danger, ce n’est pas forcément pour la sauver, mais pour mieux observer comment elle vacille. Le meilleur moyen de corriger une théorie, c'est souvent d'essayer de la maintenir au maximum, tout en sachant que l’on va vers le naufrage. Dans cet ordre d’idée c’est un historien, F. Braudel, qui avait cette jolie formule (citée de mémoire) : les modèles sont comme des navires ….le moment intéressant est celui du naufrage.
7) De l’explication à l’exploitation .
Rien de nouveau sous le soleil quant au principe, seulement dans la taille de réalisation.
Mais il ne faut pas oublier que les pensées les plus mythologiques, des plus anciennes aux plus actuelles, ne sont pas des démarches de pures explications, mais tout aussi bien des livres de recettes fort utilitaristes. C’est déjà évident avec toutes les composantes magiques que l’on y trouvera : la magie est une technologie qui descend de la théorie, du mythe ou de la métaphysique en jeu, elle peut être une exploitation forcenée des lois qu’elle croit connaître. Mais c’est vrai aussi avec les éléments les plus apparemment éthérés : il suffit de voir que toute description religieuse de la condition humaine vise finalement à solutionner les problèmes plus ou moins douloureux posés par cette condition. Dans ce sens, la religion est foncièrement utilitariste, et on pourra trouver des matérialismes qui le sont beaucoup moins. En fait, on pourrait distribuer l’aspect instrumental et le désintéressement de manière uniforme dans chacun des domaines.
8) De l’accrochage aux vérités admises.
Même s’il y avait accrochage, ce serait aux vérités admises par lui, le sceptique, et non par principe d’autorité accordé à un autre, ( restant vrai que s’il n’y connaît rien en mécanique automobile et que son garagiste lui dit : c’est cette pièce là qu’il faut changer, il lui fera confiance … peut-être à tort.) . Mais il ne faut pas charger le sceptique d’un absolu, ce qui rend bien sûr ensuite la critique facile, car le scepticisme absolu supposerait un savoir absolu, (le scepticisme actif, pas celui d’indifférence, évidemment), ce dont aucun sceptique du forum ne se targue ; en conséquence, il ne peut pas tout vérifier lui-même, alors il choisit au mieux comment il peut distribuer sa confiance. Mais il reste que vérité ne prendra sons sens plein que devant le démontré, soit par l’expérience soit par le raisonnement de type mathématique (même s’il n’y a pas de mathématique en l’occasion). Le sceptique pourra conserver malgré tout la nuance suivante : si l’énoncé qu’il accepte vient d’une confiance, il dira : je le crois ; s’il vient d’une démonstration dont il a lui-même connaissance il dira : je le sais.
D’autre part, dans « vérité admise », le qualificatif « admise » n’est pas systématiquement péjoratif
Le doute est peut-être un trait de caractère, il n’en est pas pour autant caractériel au sens pathologique.
Enfin, il peut exister un scepticisme proche de l’indifférence, mais à ma connaissance il n’est pas représenté sur ce forum, où le doute n’est pas une fin mais un moyen, et un moyen pour savoir, autrement dit le doute œuvre contre lui-même, mais indéfiniment.
Suggestion de comparaison (sans prétention : un jeu) :
-- Le doute œuvre contre lui-même, mais indéfiniment.
-- La croyance œuvre pour elle-même, indéfiniment.
9) De l’empirisme et du positivisme.
Ne pas les recouvrir exactement l’un par l’autre. Et le positivisme n’est pas mort. Tout au contraire pourrait-on dire, et c’est amusant, les discours scientifiques qui actuellement dissertent sur l’abandon d’une prétention à l’accès au réel rejoignent le père du positivisme, pour qui un tel abandon était la première condition pour accéder à l’âge positiviste.
10) « On empêche la démonstration des idées nouvelles »
Alors là, je ne connais aucun fait sur lequel appliquer ce constat. Pourriez-vous en indiquer un ?
11) Le scepticisme censeur et non professeur.
Oui pour le censeur. Le scepticisme croit à la possibilité et à l’utilité d’une censure par la raison.
Quant au professeur, il me semble que sa discipline pourrait être l’exercice du doute, avec travaux pratiques de lectures critiques : à mon avis, c’est ce qui manque le plus dans nos écoles, à tous les niveaux des sciences humaines. Sa fonction ne serait pas d’enseigner un savoir, mais d’apprendre à éviter les erreurs : c’est peut-être plus important, si mieux vaut une ignorance consciente qu’un faux savoir.
Mais le reste de votre phrase montre que vous employez le terme censeur dans son sens péjoratif habituel, genre oppression. Je crois qu’à part quelques exceptions comme il en existe toujours et partout, vous exagérez. La critique systématique des énoncés n’est pas une inquisition coercitive contre les personnes. Le sceptique n’impose le silence à personne, mais critique la parole de tout le monde.
Du reste, s’il pouvait le faire, s’il imposait silence, comment se livrerait-il ensuite à son vice favori : la contradiction ?
Il en mourrait d’ennui.
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