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Scepticisme et vie de l'esprit


Re: Re:Re:Re:Les croyants jouent le rôle des sceptiques -- dominic Doucet
Postée par Yves Lever , Mar 14,1999,11:57 Index  Forum

«Le cœur, dès qu’il s’en mêle, engourdit et paralyse le cerveau». (Gide)

J'aime bien cette phrase de Gide à cause de son aspect provocant. Par ailleurs, je lui ajoute qu'il faut toujours conserver ce que l'on appelle, le plus souvent d'une façon métaphorique qui mêle les cartes, les «vérités du coeur». Au fond, on veut alors parler avant tout de la place des sentiments et des émotions dans la vie, lesquels sont, bien entendu, des activités cérébrales réjouissantes et fécondes...

Je ne veux pas nier les sentiments au nom de la raison. Bien au contraire, comme tout amoureux, je sais à quel point le domaine des émotions et des passions peut dynamiser une personne et l’amener à découvrir d’autres dimensions de son être. Petit-fils de marin, j’imagine les passions comme le moteur d’un navire et la raison comme son gouvernail. Peut-on naviguer en se passant de l’un? J’ai l’impression que le monde dans lequel je vis se préoccupe trop peu de la qualité du gouvernail...

L’irrationnel restera toujours ce qui est le plus facilement manipulable et contrôlable par tout pouvoir qui veut s’en servir. Même si ce pouvoir est possédé par des gens de bonne volonté qui veulent le bien de tous, le danger demeure. Rien de plus facile de manipuler les sentiments et les émotions : n’importe quel film hollywoodien fait cela dans tous les cinémas du monde. «On peut faire dire n’importe quoi aux Évangiles, je le sais, par expérience», dit le curé Leclerc dans Jésus de Montréal. Comme justification de son travail, celui-ci ne trouve rien d’autre à dire que: «Les avez-vous déjà vus, les femmes de ménage haïtiennes, les réfugiés guatémaltèques, les vieillards abandonnés? C’est un rassemblement de la misère universelle ici. Ces pauvres gens-là ne veulent pas être informés des dernières découvertes de l’archéologie au Moyen-Orient, ils veulent se faire dire que le Fils de Dieu les aime et les attend». Comment qualifier cette exploitation des plus démunis? J'affirme pour ma part qu'il faut communiquer aux plus pauvres en idées tout ce qui s'élabore dans les bureaux des universités, aussi bien l'archéologie biblique du Proche-Orient que la physique nucléaire, question de rendre tout le monde moins ignorant et moins manipulable par les gourous de toutes sortes.

Car manipuler l’intelligence d’une personne qui a pris l’habitude de réfléchir et qui se méfie, ne sera jamais facile. Je peux même dire que c’est impossible quand d’emblée cette personne est prévenue d’une possible intention de mystification et qu’elle s’est donné une culture du soupçon, ce que tout intellectuel doit acquérir en premier. Rappelons ici que «l’incertitude est le lieu le plus habituel de l’intelligence» (Denys Arcand). Autrement, aussi bien fermer toutes les universités... et abonner tout le monde aux chroniques d’astrologie. On ne le soulignera jamais assez : l’humanité a fait un grand pas quand le savoir est passé de l’astrologie à l’astronomie et à l’astrophysique.

Contre tous les manipulateurs d’émotions, j’affirme qu’il faut toujours chercher à savoir et à comprendre, qu’il ne faut jamais se satisfaire d’arguments qui n’ont pas une base de rationalité, que toute expérience doit idéalement émerger à la conscience, santé mentale à l’avenant. Je dis qu’il faut s’efforcer de trouver les mots pour dire même l’indicible : n’est-ce pas ce que tentent tous les poètes du monde? L’acceptation du mystère n’est-elle pas une manifestation de paresse intellectuelle, une démission devant la recherche de sens?

Et puis, cela existe-t-il des gens qui utilisent trop leur intelligence? Je n’en vois guère autour de moi, ni dans le monde que je connais. Les médias, même la littérature dite sérieuse, n’en offrent que du goutte à goutte. Je constate surtout que ceux qui veulent réellement s’en servir sont les premiers à douter de leurs raisonnements, à reconnaître toute la part d’émotivité qu’il peut y avoir dans telle affirmation, à rechercher une vision globale des phénomènes, ce qui m’apparaît une preuve de l’authenticité de leur démarche. Par exemple, tous les auteurs scientifiques que j’ai lus restent toujours prudents dans leurs affirmations; ils en soulignent ce qu’elles ont de provisoire et sont toujours prêts à les remettre en question. Ils sont les premiers à ne pas vouloir faire de la science une nouvelle foi.

C'est dans ce contexte qu'il faut regarder les relations entre ce qu'on appelle «spiritualité», vie esthétique, vie profane, vie matérielle. Il faut d'abord clarifier le sens des mots. Je me méfie de «spiritualité» parce qu'il a trop longtemps été monopolisé par les religions, aussi bien les animismes que celles du livre, aussi bien les mysticismes orientaux que la magie des chamanismes. Je ne doute pas une seconde qu'il y ait eu beaucoup de sagesse et de vérités élaborées et/ou diffusées dans le cadre des religions. Mais il s'agit, comme toutes les créations humaines, d'une émanation de l'esprit humain et de son pouvoir extraordinaire, qu'on connaît mal encore, mais qui reste le plus beau champ d'exploration.

A spiritualité, je préfère «vie de l'esprit», plus englobant. Cette vie est celle du cerveau qui génère autant les plaisirs corporels (en tous cas, leur aspect conscient, qui est leur meilleure part : je jouis davantage parce que je sais que je jouis...), que toute la vie esthétique et celle des découvertes intellectuelles.

Insister sur l'importance de la raison n'est jamais ignorer tout ce que la vie affective peut apporter. Ce n'est jamais refuser le monde des valeurs et la «transcendance» (horizon au dela du quotidien et de l'égoïsme) qu'elles apportent.

Et l'athéisme dans tout ca? J'aime bien ce paragraphe de Dostoievski, repris par Denys Arcand en tant que postulat au début de son film Jésus de Montréal : "Il faut détruire l'idée de Dieu dans l'esprit de l'homme! Alors seulement, chacun saura qu'il est mortel, sans aucun espoir de résurrection, et chacun se résignera à la mort avec une fierté tranquille. L'homme s'abstiendra de murmurer contre la brièveté de la vie et il aimera ses frères d'une affection désintéressée. L'amour ne procurera que des jouissances brèves, mais la conscience même de cette brièveté en renforcera l'intensité autant que jadis elle se diluait dans les espérances d'un amour éternel, au-delà de la mort".

Quelques lignes de Pierre Foglia, pour finir:

«Ma fiancée! Si peu folle. Elle est venue bien tard dans ma vie pour m’apprendre que l’amour n’est pas une maladie, et que nul n’est tenu d’en mourir. Elle a bien du mérite de m’avoir (un peu) montré à en vivre...
(...)
Je vais vous donner un truc, presque la recette du bonheur, presque. Ne mettez jamais de majuscule à amour. Aimez modestement. Aimez le presque rien. Savez-vous ce que moi, un des hommes les plus heureux du monde, j’aime le plus au monde? Plus que ma fiancée, mes chats et mes enfants?
La confiture de mirabelle. Je vous jure.
Tenez, j’ai dressé pour m’amuser la liste dans le désordre de mes amours minuscules. Les confitures de mirabelle donc, la pêche dans les ruisseaux, monter un col en vélo... (15 février 1997)»

C'est ainsi qu'on trouve le sens de la vie dans la vie, et non dans la mort ou dans une hypothétique survie qui ne peut être qu'anéantissement.




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