Il n’y a pas de confusion, je ne citais pas Heidegger pour faire une démonstration. Je trouvais juste intéressants les exemples de la citation, ainsi que les questions qui se posaient, qui me paraissaient de nature à recentrer la controverse sur les véritables problèmes que pose l’opposition de la science au mythe. Sur ce sujet, les débats ici tournaient trop autour de la réalité “matérielle”, angle qui fait pencher automatiquement la balance du côté de la science. Alors que ce je voulais parler du rapport que nous entretenons avec le monde, et du libre choix de notre manière d’aborder les choses.
Sur le nazisme, je crois qu’il faut bien différencier deux choses pour éviter les inférences injustifiées de l’une à l’autre :
- La position pro-nazie que prit Heidegger (en accord avec sa philosophie)
- La philosophie de Heidegger, qui peut servir de “justification” à des personnes qui ont choisi le nazisme, mais qui ne mène pas forcément au nazisme - loin de là (on sait le nombre de philosophes de gauche qui ont été influencés par Heidegger).
C’est pour cela qu’il est illégitime d’attaquer sa pensée par la référence à ses choix politiques, et pour cela que je ne peux pas te suivre quand tu suggère de faire “la comparaison non pas seulement de ce qui est cru, pensé, ou su, mais du couple formé par ce que l’on croit et ce que l’on en fait.”
Tu dis, et avec raison, que l’histoire nous apprend que l’Horreur a généralement trouvé sa source et sa justification dans le mythe. Mais c’est oublier plusieurs choses :
1- Qu’appelle t’on ici “mythe” ? Pour être d’accord avec ce que tu dis, il faut lui donner un sens vraiment très large, qui inclut l’exaltation nationaliste des fachos de tous temps de tous lieux, l’orgueil et la fierté virile des barbares de l’antiquité, la quête de justice et d’égalité des révolutionnaires communistes, etc. A partir de là, tout et n’importe quoi devient mythe, toute aspiration, toute idéologie, même tout idéal.
2- Avec une acception aussi large, la science elle-même fonctionne alors comme une mythologie, avec ses mythes des origines (Grèce, renaissance), ses héros et légendes improbables (la baignoire d’archimède, l’expérience de la tour de Pise de Galilée), ses martyrs (Giordano Bruno), ses dogmes (la Méthode, la logique). On y retrouve aussi l’horreur “décidée” (la fabrication de la bombe atomique) que tu réserves aux mythes.
3- Sans doute le point le plus important : si le mythe a généré le pire, on lui doit aussi le meilleur. Sans mythes, les arts perdent la majeure partie de leurs plus grands chef-d’oeuvres. On perd aussi des trésors de philosophie. On perd toute la culture. Sans mythes, y aurait-il même eu des hommes, des civilisations ?
Quant au positivisme, je pensais au positivisme de base, qu’il faudrait plutôt qualifier de scientisme, idéologie dont il me semble que l’on peut parler sur un ton péjoratif sans avoir à se justifier. Par contre je n’ai rien certaines formes de néo-positivisme, notamment Wittgenstein.
Et pour le réductionnisme, je suis d’accord sur le fait que les critiques de la science qui l’attaquent sont peu pertinentes. Mais à condition que nous parlions bien d’un réductionnisme conceptuel, qui ne se permet aucune affirmation ontologique. Dans ce sens, malgré son odeur kantienne, la philosophie du “comme si” me convient et me paraît même être, sur le plan épistémologique, la seule acceptable. Et on peut effectivement la qualifier de relativiste, dans un sens toutefois affaibli.
Tu dis que ce relativisme est refusé par la conscience mythique, mais je ne pense pas que l’on puisse aussi appliquer cela à la pensée de Heidegger. Chez Heidegger le mythe est un choix, un choix personnel, et son propos est de pousser chacun à se rendre compte que ce choix est possible; que malgré l’aspect écrasant et totalisant de la conception scientifique du monde, de la technicité, il est possible de la refuser, et de revenir au mythe.
D’une certaine manière, on peut dire que Heidegger tente de rétablir un relativisme qui se situe à un autre niveau, plus profond, que celui du “comme si” de la science, un relativisme dans lequel celle-ci n’a pas son mot à dire car il ne concerne pas la connaissance, mais notre manière d’être dans le monde et avec le monde, dans la complicité qui nous unit à lui.
Tu écris : “Dans la pensée mythique , la faute impardonnable est le doute ; dans la pensée scientifique, le viatique indispensable est le doute.”
Oui...mais le doute des scientifiques est bien pauvre, limité à un doute “raisonnable”. Ce doute reste enfermé à l’intérieur du champ défini par la science.
Le doute de Heidegger est total, et de lui naît la possibilité du choix de ne plus douter, comme un acte fondateur qui nous autorise à déterminer l’essence des choses sans égards pour la raison. C’est une liberté terrible et effrayante que donne Heidegger : mais de même que peut condamner la science pour les utilisations destructrices qui en sont souvent faites, on ne peut condamner la pensée de Heidegger pour les horreurs qu’elle peut servir à justifier.
Amicalement,
Gaël.
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