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Cosmographies & récits d'explorateurs


Re: Re:Re:Positivisme et langage : une explication à la croyance au paranormal -- Isabelle
Postée par Gaël , May 12,1999,20:45 Index  Forum

A mon avis tu as le plus de chances de te débarasser de ton problème en sortant des références strictement littéraires et sémiotiques pour aller plutôt du côté de l'anthropologie religieuse. Mais sur ce point je laisserais René t'orienter, apparemment c'est son domaine de compétence, il aura bien plus de références à te proposer.

Sinon je pense qu'en gros on peut dire, d'une manière peut-être un peu simpliste mais relativement logique, que les cosmographies qui nous apparaissent comme des mensonges évidents ne l'étaient pas dans le contexte préclassique, simplement parce qu'il n'y avait pas plus de raisons de croire les récits d'explorateurs sérieux que ceux des cosmographes à la mode antique. Les récits anciens avaient habitué leurs lecteurs à envisager le monde comme un grand chaos inorganisé dans lequel seul Notre Pays, évidemment le centre de l'univers, est un endroit stable où l'ordre et la "normalité" règne. A la périphérie, les terra incognita sont forcément le domaine du chaos, des créatures fabuleuses, de la magie, de l'eldorado, des monstres, etc. (cf. les nombreux ouvrages de Mircea Eliade sur le sujet). Le paradis et l'enfer sont toujours ailleurs, très loin. Ceux qui ne sont jamais allés dans cet ailleurs-très-loin n'ont aucune raison de croire les voyageurs qui le décrivent comme un lieu banal dénué de tout élément fantastique, alors que toute la tradition antérieure (forcément fiable dans l'esprit d'une renaissance vénérant l'antiquité) va dans le sens inverse.
D'autre part, pour les lecteurs de l'époque, même les explorateurs sérieux rapportent des récits fantastiques. Comment quelqu'un qui n'a jamais vu d'éléphant, d'autruche ou de girafe pourrait-il trouver ces animaux plus crédibles que le phénix ou le dragon ?

Même les explorateurs qui tentent de faire sérieusement leur boulot peuvent se planter magistralement. Il suffit de peu de choses pour parler d'un dragon après avoir vu un crocodile. Et il suffit d'être un peu crédule pour voir des miracles partout. As-tu lu les voyages d'Ibn Battuta (un explorateur maghrébin du 14ème siècle) ? Pendant 20 ans ce type s'est promené partout, de l'Afrique de l'ouest à la Chine en passant par Byzance, les steppes d'asie centrale et l'Inde (non sans repasser trois fois par la Mecque dans son grand respect pour les choses de la religion). Dans les 1200 pages de récits qu'il nous laisse, écrits à la base pour un gros sultan égyptien, on trouve pourtant les exagérations et les plus incroyables, et des prodiges de naïveté et de crédulité.

Bien souvent, même chez les explorateurs scrupuleux, on retrouve des informations que visiblement ils n'ont pas été vérifier eux-même, et qu'ils se contentent de copier d'un auteur plus ancien, évidemment sans l'avouer, en faisant passer cela pour le résultat de leurs propres observations. Les récits d'Hérodote (souvent accusé de reprendre Hecatée) comme ceux d'Ibn Battuta (qui pille allègrement Ibn Djubair) et de bien d'autres sont pleins de ces procédés douteux. Je ne crois pas qu'il s'agisse de faire référence à des thèmes discursifs connus pour flatter le lecteur cultivé, mais seulement de l'ambition de l'auteur de donner le plus de poids possible à sa description du monde en étendant le plus loin, géographiquement parlant, son travail, alors qu'il n'a pas forcément le temps, l'envie ou la possibilité d'aller partout, et que de toute façon il n'est pas prêt de se voir contredit par d'autres explorateurs plus "sérieux" - d'autant plus que ces derniers, pour les raisons déjà données plus haut dans ce message, n'ont aucune raison d'être plus crédibles que les cosmographes.

G.


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