Postée par Ch.Bertrand , May 15,1999,11:02 | Index | Forum |
En linguistique, comme on sait, on distingue la référence (la relation directe du mot à l'objet) de la fonction référentielle, par laquelle le signe est mis en rapport non avec l'objet lui-même mais avec « le monde perçu à l’intérieur des formations idéologiques d’une culture donnée ».
Mais même cela pourrait être récupéré par un partisan du paranormal un tant soit peu malin : par exemple, il dira que le surnaturel tel que le vit une partie des Africains a une réalité d'autant plus tangible que celui-ci fait partie, plus profondément, du système référentiel (au sein duquel s'active la fonction référentielle) des Africains. Cela pourrait expliquer qu'un Africain comme celui m'ayant servi d'informateur pour un article paru dans le Québec sceptique continue, à l'image de beaucoup d'autres, de croire un tant soit peu au surnaturel bien que possédant une formation scientifique.
Autre exemple de conception linguistique moderne pouvant être reprise à son compte par un partisan des pseudosciences : ce qu'on entend par réalité.
Si, en langue courante, la réalité désigne « ce qui existe, par rapport à l’imagination ou à la représentation de ce qui existe », en terminologie, réalité se dit de l’« ensemble des objets concrets ou abstraits qui peuvent être appréhendés, conçus ou imaginés ». Ce qui peut être appréhendé, conçu ou imaginé, on imagine à quel point cette définition, pourtant parfaitement rigoureuse, peut prêter à récupération par le nouvel âge...
Heureusement, la langue ne traduit pas plus la réalité telle quelle que le mot désigne directement la chose, elle effectue plutôt un découpage de la réalité par lequel « les collectivités humaines ne reçoivent pas, par l’expérience qu’elles ont du monde, une classification des objets et phénomènes ayant une réalité en soi [...] les classifications [qui suivent l’acte de dénomination] découpent différemment la réalité observée ».
Enfin, la reconnaissance d'un système référentiel propre est souvent arguée pour justifier celle de pratiques langagières que l'on souhaite légitimer, comme le montre le débat sur le français québécois. Y aurait-il, explicitement ou implicitement, une volonté semblable dans la langue du nouvel âge ?
Mais en fin de compte, tout système référentiel, tout vocabulaire, est arbitraire, et peut prêter à une révision comme celle, sauf erreur de ma part, que la philosophie analytique de l'école d'Oxford veut faire subir à la langue de la philosophie.
Sauf, bien sûr, que l'arbitraire de la langue de tous les jours ou celui d'une terminologie d'un domaine ne passant pas outre la rigueur scientifique, ne conduit pas à des comportements sociaux comme le suicide collectif en vue d'attendre Sirius...
Autrement dit, en simplifiant, une science mal faite est une langue mal faite, une langue mal faite reposant sur un système référentiel et un découpage de la réalité douteux, et les locuteurs appréhendant le réel dans ce cadre auront les comportements aberrants qu'on imagine. Comportements qui, dans cette perspective, n'auraient d'aberrant que l'apparence.
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