L'analyse de Charlie hebdo...
Récit. « Jean-Michel Trogneux » : le délire bien de chez nous qui a conquis les Ricains
Lorraine Redaud
Journaliste
Coco
Dessinateur
Publié le 18 septembre 2025 à 12h26
Charlie Kirk ? Tué par Israël. L'Ukraine ? Un pays créé par les Russes. Brigitte Macron ? C'est un homme, voyons. L'influenceuse conservatrice américaine Candace Owens coche toutes les cases du bingo complotiste. En bonne porte-voix de « l'affaire Jean-Michel Trogneux », elle a fini par exaspérer le couple Macron qui, en juillet dernier, a décidé de porter plainte contre elle. Retour sur l'internationalisation d'une rumeur désaxée.
« J’espère qu’on est pas déjà en train de nous enquiquiner alors qu’on a même pas commencé. » Le live d’Amandine Roy vient à peine de se lancer que la médium – qui cumule également les postes de « journaliste », « présentatrice de journal d’actualités », « auteure », « conférencière », et « créatrice de jeux divinatoires » qui travaille « avec la Vierge guérisseuse » – peste déjà. Son interlocutrice a, semble-t-il, des problèmes de réseau Internet : le son est mauvais, la connexion saute. Nous sommes le 9 décembre 2021. Cet après-midi-là, plus de 43 000 Français ont défilé dans toute la France pour dire non au pass sanitaire, en vigueur depuis la pandémie de Covid-19. Combien sont désormais présents devant leur écran d’ordinateur ou de téléphone, prêts à écouter le dialogue censé faire tomber la République après avoir déambulé dans les rues ?
Après quelques minutes de bugs, l’invitée tant attendue parvient à se reconnecter. Elle s’appelle Natacha Rey et se présente, elle aussi, comme journaliste – d’investigation cette fois. Ce soir, devant près de 2 000 personnes, elle s’apprête à raconter son enquête longue de trois ans. Une enquête qui, selon elle, pousserait les services de renseignement à la surveiller et causerait tous ces problèmes de connexion au live. « Devant la richesse des informations que vous allez partager avec nous ce soir, je vous propose que l’on entame directement et que l’on passe directement à la première question, c’est bon pour vous ? », s’empresse de la lancer Amandine. Natacha, dont le visage n’apparaît pas à l’écran pour laisser place à un simple rond gris, opine. Et déroule dans la foulée ses recherches : « Y a deux raisons qui m’ont poussé à m’intéresser à Brigitte Macron. D’abord l’étrangeté de son physique qui, moi, me dérange depuis le début […] Chaque fois que je voyais des photos d’elle sur Internet, il y avait quelque chose qui me brûlait les yeux, qui me dérangeait. Et ensuite la seconde raison c’est la version officielle du récit de sa vie passée qui comporte quand même un grand nombre d’anomalies, d’incohérences, de contradictions, de confusion. […] Y a rien qui tient la route dans la version officielle de son passé. »
Ça y est, nous y sommes, la bombe est lancée. Brigitte Macron est en réalité un homme. Jean-Michel Trogneux qu’il s’appellerait. Natacha Rey en est persuadée, après tout elle « ne prendrait pas tous ces risques » sinon. Adepte de la rhétorique du mille-feuille argumentatif, une méthode consistant à noyer son interlocuteur sous un flot d’arguments pas toujours exacts ni vérifiables, la « journaliste d’investigation » débite à toute vitesse ses longs mois d’enquête. Ici c’est une date de naissance qui ne correspond pas, là une nièce supposément morte mais bien en vie car trouvée sur Facebook, de l’autre côté un manque de grâce féminine chez la Première dame… En face, Amandine frétille. « Vas-y continue », « Tu as la parole, continue » ponctue-t-elle ainsi chaque pseudo-argument de Rey. L’entretien durera plus de 4 h 30. Et se conclura par une dernière touche de covido-scepticisme de la part de la journaliste d’investigation : « Il va falloir délivrer les enfants de ce masque qu’ils sont obligés de porter à l’école, c’est inhumain. »
Sponsorisés par la crème de l’extrême droite française
Si Natacha Rey est aussi fière de ce qu’elle raconte sur ce live « historique », dixit les auditeurs qui se réjouissent de pouvoir regarder sa diffusion encore et encore sur YouTube, c’est qu’elle sait qu’elle n’est pas toute seule dans son délire. En premier lieu car la « transvestigation », du nom de cette pseudo-discipline consistant à « enquêter » sur des personnalités pour prouver qu’elles mentent sur leur genre, est très en vogue ces dernières années. Et touche particulièrement les Premières dames à commencer par Michelle Obama, grande victime de ces détraqués, mais aussi des célébrités telles Taylor Swift ou Madonna. En second lieu ensuite, car elle sait qu’elle peut notamment compter sur un homme dans « son combat pour la vérité ». Son nom ? Xavier Poussard. Sa profession ? Rédacteur en chef de Faits & Documents, un brûlot mensuel d’extrême droite fondé et dirigé par le nationaliste Emmanuel Ratier jusqu’à sa disparition à 57 ans, due à une crise cardiaque en août 2015.
Dans une longue enquête parue cette année dans le magazine Society, Poussard raconte son ascension. L’itinéraire est curieux : comment un fils de bourges intellos tendance gauchiste s’est-il retrouvé à fricoter avec toute la crème du milieu antisémite français ? Qu’importe après tout. Le fait est qu’en juin 2012, licence d’histoire en poche, Poussard contacte Emmanuel Ratier pour une entrevue. La suite est ascensionnelle : très vite, Xavier devient le petit protégé de l’antisémite. C’est le premier qui a l’idée de publier les écrits de son mentor sur le site d’Alain Soral, idéologue d’extrême droite, fondateur d’Égalité & Réconciliation et encore condamné le 11 septembre dernier à un an de prison ferme pour provocation à la haine raciale et incitation à la violence armée. Pendant quelques années, le trio prospère et les abonnements à Faits & Documents pleuvent.
À la mort de Ratier, la promotion de Poussard est une évidence. À 26 ans, il prend les rênes de la feuille de chou fourre-tout et, avec l’aide de Soral qui lui a recommandé Natacha Rey, fonce tête baissée dans l’examen minutieux de l’entrejambe de la Première dame. Les numéros s’enchaînent sur le sujet, preuve s’il en manquait une que le sujet rapporte : treize au total, tantôt titré sur « le mystère Brigitte Macron », tantôt sur « le talentueux M. Trogneux ». Natacha jubile et part faire la promotion de son travail chez Amandine Roy dans ce fameux live. Xavier, lui, se délecte. Mais Alain Soral n’en peut plus de cette affaire et, fin 2024, met Poussard sur la touche en réussissant à le faire virer du brûlot. Selon lui, les lecteurs se seraient lassés du sujet. Grave erreur de jugement. Car Xavier va continuer à tout faire pour que « l’affaire Jean-Michel Trogneux » connaisse le retentissement qu’elle mérite à ses yeux.
L’Américaine entre en piste
C’est par un simple mail que Xavier Poussard réussit son coup de maître : faire parler de lui et de son obsession à l’international. L’Américaine Candace Owens sera son porte-voix. À 35 ans, cette « affaire Trogneux » la hissera elle aussi au sommet de sa gloire, lui apportant la reconnaissance d’une internationale complotiste, des QAnon américains aux antivax français. Pour l’heure, Candace Owens est surtout connue aux États-Unis pour son conservatisme. Influenceuse proche des milieux trumpiste, elle cumule les casquettes d’antisémite, homophobe, anti-mouvement Black Lives Matter et, évidemment, antiféministe. Parfait, pour Poussard.
Et c’est peu dire que cette fameuse enquête passionne à son tour Candace Owens. Le 11 mars 2024 sur sa chaîne YouTube, elle aborde le sujet en le présentant comme « le plus grand scandale politique de l’histoire de l’humanité ». Le compteur de vues sur sa vidéo explose, la sphère complotiste française qui partage depuis des années des pseudo-articles sur le sujet est en extase. Alors, sans surprise, Owens continue son travail de désinformation qui l’aide à faire grossir son compte en banque. En janvier 2025, après des mois de tweets et vidéos sur l’affaire, elle sort son « chef-d’oeuvre » : un podcast en huit épisodes intitulé « Becoming Brigitte » (« Devenir Brigitte »). Dans ces vidéos visionnées des millions de fois, elle y déroule toute l’enquête de Natacha Rey et Xavier Poussard : les photos qui, selon elle, ne correspondent pas aux dires de la Première dame, son passé soi-disant « inaccessible »… En trame de fond, et comme l’ont fait avant elle les deux acolytes de Faits & Documents, l’influenceuse distille l’accusation de pédocriminalité envers le couple Macron. « Il faut avoir le courage de s’opposer à ces pervers », explique celle pour qui Brigitte a abusé de l’enfant qu’était alors Emmanuel Macron lors de leur rencontre.
C’est à la même période que Xavier Poussard publie son livre, portant le même titre que le podcast de l’Américaine. Le succès est immédiat. Se hissant en tête des ventes d’Amazon, le livre, sorti en février, est toujours, six mois plus tard, numéro 1 d’Amazon. À 29,90 € l’enquête de gare, on imagine aisément la délectation de son auteur devant le nombre de ventes. C’en est trop pour le couple Macron qui, déjà en septembre 2024, avait fait condamner Natacha Rey et Amandine Roy – avant que ces dernières ne soient finalement relaxées en juillet dernier au bénéfice de la bonne foi. Déterminé à calmer les « fadas » dixit le président, le couple a annoncé, le lendemain de la relaxe du duo français, avoir déposé plainte dans un tribunal du Delaware contre Candace Owens pour diffamation. Dans cette dernière, ils dénoncent ainsi une campagne d’humiliation mondiale qui aurait compromis leurs relations avec des alliés politiques potentiels. Las, trop contente de ronger l’os qu’on venait de lui tendre, Owens s’empresse, dans une vidéo, de s’en prendre une nouvelle fois à Brigitte Macron.
Poussée par Rey et Poussard puis propulsée par Owens, l’affaire continue de s’exporter internationalement en Russie, en Turquie, au Canada… L’opération de déstabilisation est un succès. Et n’a de cesse d’obséder la Toile : « La dette, tout le monde s’en fout. On veut savoir si Brigitte a une teub », lit-on toujours sur des forums en ligne.