(….) Pour Aristote, « le premier moteur immobile » devrait agir à travers un premier mobile, qui est un corps subtil à partir duquel le premier moteur mettrait en mouvement tous les autres corps. Mais il faut bien se rendre compte que cela aboutit à une vision complètement mécanique des forces physiques. En effet, l’action du premier mobile sur les autres corps ne pourrait être qu’une action par contact, et, d’ailleurs, si un autre type d’action est nécessaire, il n’y a plus de raison de poser un premier mobile.
Aristote, pour conclure sur l’existence d’un premier moteur, a utilisé les principes « Tout ce qui est mû est mû par un autre » et « On ne peut pas remonter à l’infini dans l’ordre des causes ». Si un premier corps pousse un autre et que cet autre pousse un autre corps et ainsi de suite, on a besoin de trouver l’origine du mouvement du premier corps. Mais ce raisonnement n’est sans doute pas suffisant pour arriver à démontrer l’existence d’un premier moteur, pouvant être identifié à la divinité. Prenons l’exemple d’un arc. Une fois la corde relâchée, les deux bouts de l’arc sont mus par le corps de l’arc, sans qu’il soit forcément nécessaire de remonter à un premier moteur spirituel. On remarquera aussi qu’il s’agit là encore, si l’on considère que l’arc est formé par une quantité continue, d’une approche purement mécanique des forces. Mais se pose tout de même la question de savoir si tous les mouvements du monde physique peuvent être compris de cette manière-là. En résumé, on peut se demander si le monde physique « se meut tout seul » à travers une action, par contact des corps les uns sur les autres.
L’approche des quatre causes d’Aristote (cause matérielle, formelle, efficiente et finale) considère de manière implicite que tout mouvement implique une cause actuelle, la cause efficiente (ce qui est censé rendre compte du mouvement), cette dernière étant fonction des causes matérielles et formelles (un corps ayant matière et forme peut mettre en mouvement un autre corps en agissant par contact), ou fonction d’une autre causalité (par exemple, le premier moteur censé mettre en mouvement le premier mobile). Le rapport qu’il existe entre mouvement et cause actuelle est une question centrale. Cette notion peut être utile pour remonter à l’idée d’un premier moteur. En revanche, en physique, du moins actuellement, on pense que des mouvements peuvent être sans cause actuelle. En effet, pour un corps « en état d’inertie », aucune force ne s’exercerait sur le corps. Pourtant, comme nous le verrons plus loin, et c’est toute la subtilité de la question, la notion d’inertie est tout à fait compatible avec la notion de cause actuelle. C’est un sujet complexe à étudier, et, à mon avis, c’est à partir de là que l’on peut arriver à une théorie générale de l’Univers.
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Une fois que l’on a compris qu’il existe nécessairement un instant présent pour l’Univers, on doit aussi admettre que mouvement et évolution de l’état de l’Univers vont de pair. Et, comme l’évolution de l’état de l’Univers ne peut pas être sans cause, cela permet d’affirmer que tout mouvement implique une cause actuelle. C’est sans doute une argumentation un peu rapide, mais c’est un point à creuser. En effet, une réalité qui se transforme ne peut pas le faire sans cause, et l’espace-temps peut, d’une certaine manière, être considéré comme un objet physique qui se transforme
(1). Et c’est à partir de là que l’on peut arriver à la question du principe moteur de l’Univers, en cherchant à découvrir quel peut être son mode d’action. En effet, on s’aperçoit, à partir du moment où l’on comprend que tout mouvement implique une cause actuelle, que cette cause actuelle ne peut pas être dans tous les cas de figure mécanique. Pour saisir cela, il suffit d’analyser le mouvement de projection, car, dans ce mouvement, « la cause mécanique » « par contact » ne dure qu’un temps
(2). Avec le mouvement de projection, on peut découvrir, une fois que l’on a admis la nécessité d’une cause actuelle pour tout mouvement, la nécessité d’une cause actuelle non mécanique. Se posera alors la question de savoir ce qui peut jouer le rôle de principe moteur une fois que l’on a considéré cet aspect des phénomènes.
J’appelle « action mécanique » une action « par contact » entre deux corps, ou grâce à un médium quantifié agissant « par contact ». Une action à distance ne nécessitant pas de médium quantifié pourrait être considérée, d’après la définition qui précède, comme non mécanique. Une action par contact peut aussi revêtir un aspect non mécanique si le résultat de l’action n’est pas en totale dépendance de l’action par contact. La matière dans sa réalité quantitative ne peut agir, par elle-même, que par contact. Donc, si l’on découvre la nécessité d’un autre type d’action, cela oblige à poser un autre principe que la matière quantifiée
(3). Et se posera alors la difficile question de la nature de ce principe et de son mode de présence dans la matière. Dans le mouvement de projection n’apparaît aucune raison que cette cause actuelle non mécanique intervienne juste à la fin du mouvement de projection en se conformant, le cas échéant, à l’intention de celui qui a projeté le corps. Il faut donc que cette cause actuelle soit présente depuis le début de l’action. D’ailleurs, l’inertie pour un corps, c’est aussi bien l’état de repos que de mouvement. Donc, si l’on a besoin d’une cause actuelle pour le mouvement, il faut aussi qu’elle soit responsable de l’état de repos. C’est, qui plus est, la principale difficulté du sujet.
Note (1) : J’ai plusieurs fois entendu des physiciens dire que l’on pouvait considérer depuis Einstein que l’espace-temps était un objet physique ; je ne me rappelle plus qui. Peut-être était-ce Étienne Klein.
Note (2) : C’est la voie que j’ai utilisée dans mon ouvrage Le Principe Moteur de l’Univers et l’Espace-Temps pour démontrer la nécessité d’un principe moteur distinct de la matière et de la forme. Cette voie de démonstration est sans doute plus simple et plus pertinente que celle que j’ai utilisée dans mon premier livre, À la Recherche de la Théorie de l’Univers, et qui est citée en annexe du livre Le Principe Moteur de l'Univers et Espace-Temps.
Note (3) : On remarquera aussi que, dans l’Univers physique, il faut distinguer les corps et les champs, ce qui va dans le sens d’une approche non mécanique des forces.