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Pour une bonne dose d'anti-sceptique


Posted by Polux , Sep 13,2001,11:45 Index  Forum

Aussi étonnant que cela puisse paraître à notre époque frivole, la question politique se ramène en fait à une question épistémologique celle du scepticisme, récupérée par nos sophistes actuels, les intellectuels salariés, publicitaires, journalistes ou experts. C'est la question même de la philosophie, la raison de l'intervention de Socrate et Platon dont la finalité est bien d'abord politique, celle du bien public (cf. Le premier Alcibiade).

De même que la rencontre des traditions étrangères recueillies par Hérodote dans son Enquête avait ébranlé les croyances des Grecs et favorisé un scepticisme sombrant dans le cynisme utilitariste et manipulateur des sophistes, de même aujourd'hui la mondialisation et le relativisme moderne nous livrent à une société de marché où plus rien ne compte vraiment en dehors du profit, toute valeur, toute vérité se réduisant à une manipulation médiatique, à la "communication" comme on appelle désormais la propagande, fondée par les sophistes avec la rhétorique.

Le scepticisme sous ses différents modes (formalisme, relativisme, nihilisme) nous réduisant au silence doit laisser place, d'après Kojève, à l'homme d'action. Il faut bien constater que les relations marchandes prospèrent aussi quand il ne reste plus d'autres valeurs. Il est difficile de déterminer si les rapports marchands produisent le scepticisme ou s'ils prospèrent lorsque les valeurs se relâchent, en tout cas ils vont de paire et se nourrissent mutuellement. Le retrait du discours, de la vérité du sujet, laisse toute la place aux objets et aux rapports de force. Le scepticisme qui se donne volontiers des allures grandiloquentes devient vite terre à terre lorsqu'il s'agit de ses intérêts, justifiant ainsi les plus grandes turpitudes qui ne doivent pourtant rien à une réalité incertaine et tout au calcul le plus sordide. Il y a une complémentarité du scepticisme et du dogmatisme qu'il prétend dénoncer, partageant l'idéal d'un savoir total (sinon rien). En effet comme la philo-sophie le montre depuis l'origine, par son nom même, il y a un mauvais usage de la critique de la vérité qui, sous prétexte de ne pouvoir l'atteindre se permet n'importe quoi et s'en éloigne encore plus, car il ne peut y avoir que Le vrai et Le faux ! alors que le philo-sophe en prenant conscience de son ignorance se rapproche avec humilité d'une vérité, une sagesse qu'il ne peut jamais atteindre mais sans jamais cesser d'y tendre pourtant, de l'aimer et la vouloir encore plutôt que de la fuir comme un amant trompé.

Politiquement, le libéralisme est un scepticisme. Peu importe les divers sophismes, il faut d'abord montrer que le savoir est impossible : soit que le réel serait trop complexe pour notre petit cerveau (Hayek), soit que nos propres désirs nous sont inconnus (Gilder), soit que les passions humaines seraient indomptables, soit à cause des conséquences non-intentionnelles de nos actions (Giddens), etc. Hirschman montre dans The Rhetoric of reaction comment les libéraux manient les thèmes de l'effet pervers, de l'inanité d'une révolte contre des lois éternelles tout autant que de la mise en péril de la liberté par son exercice ! Ces critiques ont une réelle portée contre un réalisme naïf, une vérité évidente, objective ou traditionnelle, un volontarisme planificateur. Il y a une vérité du scepticisme qu'on ne peut ignorer et on peut dire que le libéralisme est sa pénétration dans les masses endoctrinées, la dissolution des croyances infantiles. En fait c'est bien le travail du scepticisme qui a délégitimé la religion et l'Etat, détruit les hiérarchies, abattu les empires (Gauchet). Plus que l'aspiration à un idéal de liberté et d'égalité, c'est la négativité de la critique (Hegel) qui ronge toute autorité et hiérarchie. La démocratie est par défaut plutôt que volonté collective. Sa difficulté est bien de trouver un projet qui nous rassemble, des valeurs partagées et crédibles. En l'absence d'un sens décidé, il ne reste que l'équivalent général des valeurs et de la dette sociale, le circuit silencieux de l'argent qui est notre dieu réel, la totalité qui nous mesure sans mots dire mais dont la dette pèse de tout son poids sur nous. C'est dans l'indécision générale que le marché tranche, avec l'autorité du fait accompli. Au vu du résultat, on peut douter des bienfaits d'un libéralisme qui fait l'objet à son tour d'un scepticisme grandissant.

Le pire serait de répondre au scepticisme par le dogmatisme ou le scientisme qui lui donne raison. C'était la plupart du temps la réaction révolutionnaire qui devait échouer inévitablement dans cette voie. On peut donc dire que c'est le dogmatisme qui a perdu les révolutions, déconsidéré toutes les utopies. On ne peut ignorer la vérité du scepticisme par un retour au monde enchanté de l'idéologie. La philosophie y répond au contraire par la conscience de nos insuffisances, le dialogue, la dialectique, la confrontation des arguments d'une raison partagée pour une action collective réfléchie. Il faut prendre comme Descartes, le scepticisme au sérieux plus que ne le font les sceptiques eux-même. C'est en donnant toute sa place au doute qu'on peut fonder une certitude du sujet et son espace de liberté. De même, la conscience de notre ignorance grandissante se précise aujourd'hui comme principe de précaution qui nous engage à un long travail d'approche et non pas à croire que tout est permis. Ne pas savoir grand chose ne veut pas dire rien mais qu'il reste beaucoup à apprendre et que nous devons agir avec prudence, pas à pas. Le défi est clair, il est cognitif, épistémologique : nous ne pourrons dépasser le libéralisme qu'en réalisant la philosophie ! La philosophie ne se réalise pas seulement comme démocratie mais bien comme écologie, pas seulement comme dispositif formel mais comme épistémologie (Bateson), apprentissage, construction d'un contenu.

Nous avons besoin pour cela d'un mouvement anti-sceptique qui échappe au dogmatisme comme au subjectivisme, à la normalisation sociale comme à la marchandisation, au volontarisme comme à l'impuissance. Nous devons opposer à une vérité objective le processus d'approche et d'apprentissage d'une vérité toujours en chantier. A une autonomie naturelle, nous devons opposer un projet d'autonomie, la production sociale de l'autonomie. C'est pourquoi le constructivisme, la dialectique, l'unité sujet-objet sont un enjeu politique essentiel du moment. Comme le pensaient déjà Karl Korsch et Lucien Goldmann, les moments révolutionnaires ravivent toujours la pensée dialectique. L'Ethique de la discussion d'Apel et l'agir communicationnel d'Habermas ne sont encore qu'un formalisme dépassant le relativisme mais pas le scepticisme alors qu'il s'agit bien d'accéder à un nouveau stade cognitif. C'est dans les esprits que le scepticisme doit prendre la forme positive de la critique plutôt que celle du dénigrement, de l'inquiétude des conséquences de nos actes, de la recherche de solutions plutôt que l'irresponsabilité de l'ignorance et du divertissement. Cela ne peut se faire qu'au nom du principe de précaution. Nous ne pouvons plus nous complaire dans un scepticisme intéressé qui menace nos vies. Il s'agit de passer du consommateur inconsistant et enfantin, à la production de soi (Foucault), au citoyen adulte responsable de notre avenir collectif. Un devenir conscient du sujet, "un devenir public de la sphère publique" (Castoriadis). L'incertitude ne doit plus servir d'excuse à notre aveuglement. Arrêtez votre cinéma qui tourne à vide dans un monde déshabité, nous avons un monde commun à construire ensemble, maintenant ! Il y a urgence si nous ne voulons pas que le ciel nous tombe sur la tête ! La question de la vérité est une question pratique. Nos erreurs ont des conséquences matérielles. Il nous faut revenir à la raison, d'une vérité incertaine et d'un monde fragile.



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