J’ai trouvé ton message fort intéressant, permet-moi donc de m’étendre un peu en divagations sur le sujet. La question que tu soulèves est à mon sens très importante pour comprendre le mysticisme, l’ésotérisme et beaucoup de formes de spiritualité. On pourrait peut-être gagner à étendre plus loin ce que tu présente comme “le rapport entre le global et le détail”, où du moins trouver à cette relation des fondements philosophiques qui permettent d’éclaircir bien des choses : je pressens là-dessous comme le reste vivace des vieilles querelles métaphysiques sur l’Un et le multiple, la partie et le Tout, l’universel et le particulier, etc.
Il s’agit de questions qui ont été évacuées depuis longtemps par les philosophes, comme étant dénuées de sens (puisque métaphysiques), et depuis elle se sont largement réfugiées du côté de la spiritualité.
En effet, le reproche que les spiritualistes adressent le plus souvent aux scientifiques, est la tendance à tout fractionner, diviser, au lieu d’aborder les choses dans leur globalité. Une critique d’ailleurs bien étrange étant donné que sans la démarche analytique il n’y a pas de science possible... Mais peu importe. Un phénomène étrange a eu lieu au cours de notre siècle, qui avait déjà été entamé à la renaissance mais qui s’est brutalement accéléré avec la rapidité des communications modernes : un mouvement, dans les milieux spirituels cultivés, d’unification des différentes spiritualités, un syncrétisme ne gardant qu’un substrat solide au delà des différences formelles. On y retrouve facilement Plotin et sa cosmogonie constituée par hypostases de l’Un, côtoyant les approches holistiques d’origines diverses et leur idée d’un monde où tout est en rapport avec tout, où les esprits ne sont que des déclinaisons de l’Esprit, et où l’homme est analogue à l’univers. Tout cela a aussi un aspect platonicien : on conçoit facilement qu’à partir du moment où tout les esprits sont liés entre eux et à tout l’univers, l’homme possède potentiellement la connaissance absolue, cachée au fond de lui; donc l’acquisition du savoir est plus naturellement conçue comme une tentative de remémoration d’archétypes idéaux que par un travail d’étude et de classification systématique des faits naturels. Je crois que c’est de cette vision du monde et de ses variantes (généralement peu différentes) que découlent souvent à la fois la tendance à aborder les choses dans leur globalité plutôt qu’en étudiant les détails, et la tendance à faire plus confiance à l’intuition qu’à la logique.
On peut relier ces deux aspects en disant que la préférence pour la synthèse vient de la préférence pour l’intuition : pour les spiritualistes, la synthèse est presque déjà donnée par l’intuition. Ensuite il ne leur reste qu’à trouver un moyen de faire entrer les faits dans la construction idéale qu’ils ont inventé, ce qui est toujours facile à faire avec quelques talents d’herméneute.
Par exemple chez Eliade, la reconstruction des religions préhistoriques me semble participer de ce processus. Il suffit de comparer avec Leroi-Gourhan ou Nougier pour se rendre compte de l’abîme qui existe entre les affabulations d’Eliade et la prudence de ces deux auteurs. Je t’ai dit que j’appréciais beaucoup Eliade, mais je comprend qu’il puisse déranger par sa prétention à l’historicité, qui est parfois illégitime à cause de sa méthode douteuse. Par contre, je trouve Leroi-Gourhan très chiant à lire et Eliade très agréable, or je préfère souvent une jolie mystification à une vérité insipide.
Ceci dit, la tendance de certains auteurs à favoriser la synthèse au détriment de l’analyse n’est pas le propre des milieux dont nous parlons. Regardes Deleuze / Guattari par exemple : dans le style peu rigoureux, c’est gratiné. Conformément aux idées post-structuralistes, on trouve là une excroissance du discours et une disparition du référent qui pousse nombre d’intellectuels contemporains à adopter le genre de méthodologie que tu dénonces; mais la source en est toute autre que celle que j’ai développé jusqu’à présent puisque la spiritualité est là totalement rejetée. Cependant, il y a un point commun : on retrouve souvent Nietzsche (ou Schopenhauer) et Heidegger comme inspirateurs ou comme icônes. Cioran est d’ailleurs quelque part entre ces deux courants.
Ce qui m’amène à l’exigence éthique dont tu parlais. On peut peut-être critiquer ceux qui adoptent la méthode “globalisante” quand ceux-ci le font au nom de la spiritualité, et avec des vues éthiques, comme c’est le cas chez Jung, Eliade et d’autres, car le bien-fondé de cette démarche n’est pas du tout assuré du point de vue éthique. Par contre je ne pense pas que l’on puisse critiquer par ce biais ceux qui l’adoptent sans faire le moindre lien avec une quelconque éthique, comme c’est le cas avec Heidegger ou Cioran, chez qui ce choix se fonde plutôt sur une préférence esthétique qui prend ses racines dans l’oeuvre de Nietzsche.
Je suis d’accord quand tu dis que le scepticisme se présente parfois comme une zone de facilité lorsqu’il se dévoye vers la dispense de la recherche du vrai. Mais tu commets une inférence illégitime en concluant “le scepticisme de méthodologie systématique ne réduit en rien , — et en fait tout au contraire—, l’exigence éthique”. C’est surtout le “tout au contraire” qui me gêne. En fait le scepticisme n’a rien à voir avec l’éthique : c’est une attitude qui peut aussi bien être motivée par l’éthique que par d’autres raisons; et je crois que c’est le cas chez Heidegger. Bref, tu poses un énoncé juste sur le scepticisme comme équivalent à une proposition sur l’éthique, qui est pourtant totalement contingente.
Autre sujet,
Tu parles de messages que tu as imprimés pour les étudier, et je suppose qu’il s’agit de l’ensemble de messages qui ont suivi ma longue citation de Heidegger. Je ne voudrais pas trop t’influencer, mais je pense qu’il faut les diviser en deux parties :
1) Le débat entre Stéphane, J-F et moi, qui - du moins dans mon souvenir - est bourré d’imprécisions, de coups bas, d’arguments spécieux (de mon côté), et d’incompréhensions (du côté de Stéphane). Il faut que je te mette en garde de ne pas interpréter ma “réponse globale aux messages de Stéphane” comme une volonté de faire une réponse globale motivée par une préférence pour les réponses globales, car en fait en général j’évite cela et je préfère adopter une démarche plus analytique... Ce message n’était destiné qu’à terminer un débat qui devenait très lourd à gérer et de moins en moins intéressant, étant donné que :
a- Quasiment chacun de mes messages donnait lieu à deux réponses, et comme je répondais à chacune, l’arborescence devenait trop complexe, et les réponses me prenait trop de temps étant donné que j’essayais de répondre de la manière la plus précise possible. Mes messages étaient généralement plus longs que ceux de mes contradicteurs, et leurs réponses s’attachaient à attaquer un ou deux points précis de mes messages, auxquels je répondais longuement avant de me revoir attaqué sur des points précis : résultat, de fil en aiguille le débat se perdait dans des lieux bien éloignés de notre point de départ et n’entretenait parfois plus aucun lien avec celui-ci.
b- J’estimais que la manière qu’avait Stéphane d’aborder le débat n’avait rien à voir avec mon propos, que l’essentiel de nos divergences (pas toutes) était dû à une attitude générale différente, car nous étions bien d’accord sur les faits (raison pour laquelle le contenu “analytique” était faible), et sur leur interprétation. Nous entrions surtout en conflit sur des comportements, de manière d’être et d’aborder la spiritualité, la croyance, et le scepticisme. Puisque nous débattions plus d’idées que de faits, il est normal que les synthèses et les généralités vagues dominent.
2) Le débat entre toi et moi à propos de Heidegger, que je voyais comme bien plus sérieux, et auquel j’ai essayé de répondre avec plus d’honnêteté. J’ai au début été étonné que tu n’aies pas répondu à mon dernier message, et j’ai finalement pensé que tu avais agi ainsi car tu t’étais rendu compte que la plupart de nos divergences venaient du fait que tu abordais principalement ces questions sous l’angle de l’éthique et de ses inévitables corollaires politiques, alors que mon attitude n’était basé que sur des choix esthétiques. En voyant la controverse sous cette lumière, je pense que le gros de nos divergences disparaissent, et qu’il ne reste que des choix différents, choix qui en eux-même ne sont pas critiquables. C’est une explication “globale”, donc imparfaite, qui ne peut être appliquée à la totalité de notre discussion, mais je pense qu’elle est à peu près valable et justifiée : comme dans le cas de mon explication “globale” à Stéphane, c’est une synthèse qui n’est pas à priori, elle est basée sur l’analyse (un peu rapide, certes) du débat.
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