Il est bien connu que la France a créé un organisme officiel - ou quasi officiel - pour l'étude des ovnis, appelé d'abord le GEPAN en 1977, puis le SEPRA en 1988. Mais sa véritable histoire n'est pas bien connue, même en France, principalement parce qu'elle a été marquée par des controverses. Le GEPAN/SEPRA a été longtemps soupçonné de n'être qu'une vitrine pour le grand public, semblable au vieux Projet Livre Bleu (Project Blue Book) aux Etats-Unis, les études véritables étant accomplies ailleurs. Bien que cela ait pu sembler être le cas à l'époque, on peut en avoir une perception très différente aujourd'hui. Oui, il y a eu un effort authentique pour mettre en place une véritable étude des ovnis, mais les enquêtes ont trop bien marché pour le goût de certains officiels français, et au bout d'un certain temps l'envergure de ces études a été réduite. Cependant, le service existe toujours, avec une capacité réelle d'enquête sur les observations d'ovnis.
Au début des années 90, Jean-Jacques Velasco, l'ingénieur en charge du SEPRA, a rendu publique son opinion personnelle, positive, sur la réalité physique des ovnis - contrastant avec l'opinion sceptique prédominante des scientifiques et intellectuels français, ainsi que d'un bon nombre d'ufologues. Pour les lecteurs américains, cette opinion positive de Velasco a été démontrée clairement par sa participation au groupe de travail conduit par le physicien Peter Sturrock, à l'invitation de Laurance Rockefeller, à Pocantico Hills, dans l'état de New York, en 1997. On peut vérifier cela en lisant le livre de Sturrock, The UFO Enigma : A New Review of the Physical Evidence (Warner Books, 1999). Velasco est critiqué à la fois par les pro-ovnis et les sceptiques, d'une manière comparable aux critiques adressées au rapport du Cometa depuis sa publication l'année dernière - une situation singulière et, pour moi, une bonne raison en elle même de revoir cette histoire de plus près et d'essayer de rétablir les faits.
Voici les principaux faits relatifs aux études officielles sur les ovnis en France. Tous les noms et les dates concernant le GEPAN et le SEPRA m'ont été confirmés par Jean-Jacques Velasco. Mais l'histoire des efforts officiels pour étudier les ovnis commence bien avant la création du GEPAN en 1977.
Avant la création du GEPAN
Après la Seconde guerre mondiale, les premières observations aéronautiques d'ovnis furent réunies et archivées au quartier général de l'armée de l'Air française, au Bureau Prospective et Etudes (EMAA/BPE). La même fonction est assurée aujourd'hui par le Bureau Espace.
Au début des années 50, les gendarmes commencèrent à enregistrer des rapports d'observation d'ovnis, dont une copie était transmise à l'armée de l'Air. De même que les carabiniers italiens, les gendarmes sont des militaires, placés sous l'autorité du ministère de la Défense, et il était donc tout naturel pour eux de coopérer avec l'armée de l'Air.
Durant ces premières années, certains personnels militaires exprimèrent librement leur intérêt pour les "soucoupes volantes". Par exemple, le lieutenant Jean Plantier proposa une théorie de la propulsion des ovnis par antigravitation dans un article qui fut publié en 1953 par l'officielle Revue des Forces aériennes françaises. De telles initiatives étaient encouragées par le général Lionel Max Chassin, qui devint, à sa retraite, le président de l'un des premiers groupes ufologiques , le GEPA (créé en 1962, à ne pas confondre avec le GEPAN), et le resta jusqu'à sa mort en 1970.
Un premier projet dans les années 60
Dans son livre Forbidden Science (North Atlantic Books, 1992. Trad. fr. La science interdite, OP Editions, 1997), Jacques Vallée a fait allusion à l'intérêt de certains scientifiques français pour les ovnis. Par l'entremise de son ami Aimé Michel, il rencontra en 1966 le physicien Yves Rocard (1903-1992), éminent professeur à l'Ecole Normale Supérieure, et l'un des pères de la bombe atomique française. Rocard était connu pour avoir accès aux plus hauts niveaux du gouvernement. (Son fils Michel, homme politique de gauche, fut premier ministre du Président Mitterrand dans les années 80). Vallée raconte qu'il donna à Yves Rocard des copies de cas remarquables du Projet Livre Bleu, mais il se plaignit de ce que son contact s'arrêta là (pages 201 et 227 de l'édition originale). En fait, j'ai appris récemment que l'idée d'établir un groupe officiel de recherche sur les ovnis fut prise en considération à peu près à la même époque, sans que l'on puisse dire clairement si la visite de Jacques Vallée y était pour quelque chose.
Jean-Luc Bruneau, ancien inspecteur général du Commissariat à l'Energie Atomique (CEA), maintenant à la retraite et vivant près de Paris, m'a dit que le ministre de la Recherche Scientifique Alain Peyrefitte lui avait demandé de faire des propositions pour la création d'un groupe de recherche sur la vie extraterrestre et les ovnis. A ce moment, Bruneau fut transféré du CEA pour travailler directement avec Alain Peyrefitte. L'initiative pour ce projet venait directement du cabinet militaire du Président de Gaulle, avec son approbation, et il était aussi soutenu par le professeur Rocard. Selon Jean-Luc Bruneau, de Gaulle était impressionné par l'observation, en 1954, d'un ovni au dessus de la ville de Tananarive, à Madagascar, un cas qui est cité dans le rapport du Cometa. En fait, de Gaulle approuvait l'idée que la France ait son propre groupe d'étude indépendant des Américains, à l'époque où ceux-ci mettaient en place la commission Condon.
Le projet, confidentiel, de Bruneau fut approuvé en 1967. Il proposait trois objectifs d'étude, à mener avec l'aide d'experts de différentes disciplines :
la probabilité de l'existence et la recherche de vie intelligente extraterrestre ;
quelles pourraient être nos relations avec d'autres civilisations dans l'espace ;
que se passe-t-il dans notre environnement terrestre - en d'autres termes, l'étude des "phénomènes aérospatiaux non-identifiés" (PAN).
Bruneau insiste sur cette terminologie (qui sera adoptée plus tard par le GEPAN) car dans son esprit le phénomène pouvait inclure à la fois des objets matériels et non-matériels. Il recommanda aussi que cette étude soit d'abord un projet du Centre National d'Etudes Spatiales (CNES), et qu'il devienne ensuite un projet européen. Bruneau se souvient qu'à l'époque les opinions dans les milieux scientifiques étaient également réparties pour ou contre les ovnis (personne n'ose faire une estimation aujourd'hui en France).
Ce projet, malheureusement, fut reporté à cause de la crise politique de mai 1968, et il ne fut jamais repris ensuite. Ainsi ce fut une occasion manquée qui précéda de presque dix années la création du GEPAN. Bruneau croit toujours que ce projet, tel qu'il avait été conçu initialement, aurait pu obtenir le concours d'experts qualifiés comme Yves Rocard, dans les domaines de l'astrophysique, de l'exobiologie, de la médecine, de la psychologie, de l'aviation et des forces armées.
Le tournant de 1973
En 1973, une importante vague d'observations attira l'attention des médias. Le journaliste de radio Jean-Claude Bourret fit une série d'émissions à succès sur France Inter, OVNIS : pas de panique ! Le 2 février 1974, il obtint un entretien avec le ministre de la Défense Robert Galley, qui reconnut qu'il y avait des cas inexpliqués dans les rapports des gendarmes, et qui recommanda de "garder l'esprit très ouvert" sur la question des ovnis.
Le premier livre de l'astronome Allen Hynek, The UFO Experience (Regnery, 1972. Trad. fr. Les objets volants non identifiés : mythe ou réalité ?, Belfond, 1974) attira également l'attention à cette époque. Il fut défendu par l'astronome Pierre Guérin, notamment lors d'une émission à la télévision nationale où il fut confronté à quelques journalistes sceptiques.
En 1974, il fut décidé de rassembler systématiquement les rapports de gendarmerie au niveau national, sous l'autorité du commandant Cochereau et du capitaine Kervandal. Ce dernier indiqua que des copies des rapports étaient transmis au CNES. La même année, un comité de l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN) présidé par le général Blanchard (sans rapport avec le général américain !) fit des recommandations pour la création d'un organisme d'études des données sur les ovnis.
Dans le même temps, l'ingénieur Claude Poher, qui était responsable de la division des systèmes et projets au CNES, était déjà engagé à titre personnel dans l'étude des ovnis. Il s'était intéressé à la question après avoir lu le Rapport Condon dans lequel il avait été surpris de trouver nombre de cas inexpliqués. En 1973, Poher avait déjà terminé une étude statistique des ovnis, qu'il présenta en 1975 à une réunion de l'American Institute for Astronautics and Aeronautics. En 1976, il participa à la première réunion technique du Center for UFO Studies (CUFOs, l'organisme créé par l'astronome Allen Hynek à Chicago).
En 1976, Claude Poher fit des propositions au directeur du CNES, avec le soutien de l'IHEDN, pour la création d'un groupe d'études des ovnis. Il avait déjà l'assurance de la pleine coopération de l'armée de l'Air, de la gendarmerie, de l'aviation civile, et de l'office de la Météorologie nationale.
Le GEPAN (1977-1987)
En 1977, le gouvernement français demanda au CNES de mettre en place un groupe permanent d'étude des ovnis. Cela fut fait en mai 1977, avec la création du Groupement d'Etudes des Phénomènes Spatiaux Non-identifiés (GEPAN), sous la direction de Claude Poher.
Lors d'une session inaugurale, le président du CNES, Hubert Curien, demanda au GEPAN d'étudier les rapports dans un esprit ouvert et scientifique. Mais ce n'était pas une déclaration officielle. Un Conseil scientifique fut également créé, composé de douze membres (à ne pas confondre avec MJ-12 !) auquel le GEPAN devait faire un rapport au moins une fois par an. Selon des sources fiables, Curien et de Directeur général du CNES Bignier adoptèrent une attitude neutre sur la question des ovnis. En revanche, le travail du GEPAN fut soutenu par le secrétaire du Conseil scientifique, M. Gruau, qui était inspecteur général du CNES.
1977-1979 : la période Poher
Durant la période 1977-1979, le GEPAN eut un personnel de six à sept personnes. Il obtint également la coopération d'autres personnels et d'experts , aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du CNES. La première tâche du GEPAN fut d'analyser les nombreux rapports provenant principalement de la gendarmerie. Aux quelque 300 rapports déjà parvenus en 1974 s'ajoutaient à présent plus de cent rapports par an. Incidemment, Velasco m'a dit que ce nombre s'est beaucoup réduit ces dernières années, avec moins de vingt cas par an.
Une première réunion du Conseil scientifique eut lieu en décembre 1977. Selon un ancien expert scientifique du GEPAN, Le groupe reçut un rapport de 290 pages en deux volumes, comprenant trois présentations générales, trois rapports d'enquêtes détaillées, l'analyse de deux photographies alléguées d'ovnis, et cinq analyses statistiques d'échantillons et de cas divers. Le Conseil émit des conclusions et recommandations qui conduisirent le GEPAN à entreprendre des études complémentaires. Celles-ci furent examinées lors d'une deuxième réunion, en juin 1978. Cette fois, c'est un rapport de 670 pages en cinq volumes qui fut préparé. Le premier volume était une synthèse écrite par Poher. Les volumes 2 à 4 contenaient dix enquêtes de terrain détaillées, et le cinquième volume contenait d'autres études ainsi que des cas moins détaillés. L'expert qui m'a donné ces détails regrette encore que ces rapports n'aient pas été publiés, de sorte que seuls les initiés ont une idée du volume et de la qualité du travail accompli par Poher et son équipe. Comme la France n'a pas d'équivalent de la Loi américaine sur la liberté de l'information (FOIA, Freedom of Information Act), il ne semble pas possible d'obtenir la communication de ces documents aujourd'hui.
Selon Jean-Jacques Velasco (à l'époque assistant de Poher), dans l'étude statistique de 1978, 678 rapports étaient évalués, et classés dans quatre catégories :
A : parfaitement identifié
B : probablement identifié (total de A et B = 26%)
C : données insuffisantes (36%)
D : non identifié (38%).
Ce rapport fut approuvé par le Conseil scientifique, qui demanda alors un certain nombre d'études couvrant différents domaines tels que la méthodologie statistique, des modèles de propulsion (incluant la magnétohydrodynamique), et la psychologie de la perception.
Il est intéressant de noter que Claude Poher essaya aussi de coopérer avec des ufologues privés. En septembre 1978, le GEPAN organisa un grand rassemblement de quelque cent personnes représentant plus de quarante groupes civils (bien plus qu'il n'en existe aujourd'hui). Cet effort semblait prometteur au début, mais il s'avéra difficile à mettre en œuvre et ne dura pas longtemps. De vives critiques apparurent à cette époque, venant à la fois des sceptiques et des personnes portées au "conspirationisme". La tendance dite "socio-psychologique" était déjà en plein développement dans l'ufologie française.
En 1979, Poher arriva à la conclusion que les ovnis étaient réels, et présenta l'ensemble de ses conclusions au Conseil scientifique du GEPAN. Sa position ne fut pas rendue publique mais elle se heurta pourtant à une forte opposition dans les médias. Poher prit alors un congé sabbatique d'un an pour accomplir un vieux rêve personnel : faire le tour du monde avec sa famille sur un bateau construit de ses mains. Depuis son retour au CNES, il s'est abstenu de faire des déclarations publiques sur les ovnis, mais on sait qu'il s'intéresse toujours à la question.
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