Y a-t-il plusieurs formes d'intelligence ? (Jean-Pierre Changeux, Daniel Schacter, David Servan-Schreiber)
Jean Pierre Changeux : Le mot "intelligence", pour les neurobiologistes, n'a pas de sens. Il s'agit d'un ensemble de fonctions cérébrales qui regroupent des activités de créativité, d'analyse, de
raisonnement, de perception, de sensibilité, d'émotion. Il est évident que ces dispositions peuvent varier d'une manière significative d'un individu à l'autre, principalement à la suite de l'éducation. Il y a beaucoup à découvrir et c'est un véritable univers que nous avons à défricher.
Daniel Schacter : Existe-t-il différents types d'intelligence ? Ma perspective sur ce sujet est fortement
influencée par mes recherches, et celles de mes collègues, sur la mémoire, qui nous ont appris que la mémoire n'est pas unique. J'ai tendance à avoir une conception modulaire de l'esprit. Je serais donc
très surpris s'il s'avérait qu'il n'existe qu'un seul critère d'intelligence qui rendrait compte de tous les aspects de l'intelligence et qui permettrait de classer les gens à travers une échelle unique. Il y a certainement quelque chose comme le facteur "G" que les psychologues ont étudié et qui rend compte des variances du QI. Cependant, des travaux plus récents donnent de bonnes raisons de croire qu'il existe plus d'un type d'intelligence, un résultat qui est compatible avec ma conception
modulaire de la cognition, de la perception et de la mémoire. Donc pour moi, il y a très probablement différents types d'intelligence qui sont le reflet de la nature modulaire de la cognition.
David Servan-Schreiber: On pense souvent que les gens intelligents, les gens qui ont un Q.I. élevé, nous sont supérieurs et qu'ils réussissent mieux. On peut en fait se demander si le Q.I. est vraiment déterminant. L'exemple que nous venons de voir montre que ce n'est pas évident. Il semble que le Q.I. n'ait finalement pas tant d'importance. Ce qui semble déterminer la réussite sociale de quelqu'un n'est pas tant la puissance de son intellect que sa capacité à communiquer avec les autres, à évaluer les situations sociales et émotionnelles, à contrôler ses émotions, à ne pas céder à la colère, à inhiber son agressivité, à émettre les signaux émotionnels appropriés, à rester en phase avec les autres pour naviguer harmonieusement sur le flot des relations humaines qui l'entoure. Il y a très peu d'activités qui sont à la fois valorisées socialement et qui permettent aussi de travailler seul, sans rapports
harmonieux avec les autres. Ce qui limite en fait le succès de quelqu'un n'est pas tant son niveau de connaissance en mathématiques, ou sa capacité à manipuler rapidement des concepts abstraits, que
des choses beaucoup plus simples, comme marcher sur les pieds des autres, rendre ses collaborateurs malheureux ou rendre les rapports si difficiles que le groupe dont il fait partie ne fonctionne plus
comme une équipe. Bien sûr, c'est ce que nous essayons d'apprendre à nos enfants à l'école : " l'esprit d'équipe" et le reste ... Mais il n'y a effectivement que ceux qui le comprennent et qui apprennent à
capitaliser là-dessus qui gagnent et qui font gagner leur équipe. C'est tout cela que l'on désigne par "quotient émotionnel", par opposition au quotient intellectuel : le Q.E. au lieu du Q.I. Il se trouve que c'est le Q.E. qui détermine la réussite sociale, beaucoup plus que le Q.I. qui ne permet de prédire que la performance scolaire et qui se limite à cela.
Fin des citations.
Si on me pardonne de ramener les choses vers moi : si quelqu'un pouvait me dire la connexion qu'il voit --s'il en voit une, naturellement--, surtout avec la troisième citation, avec ma précédente proposition de disctinction en trois parties, avec mixages divers ensuite pour reconstitution des cas réels. Suggestion : il faudrait peut-être faire intervenir la motivation : réussite sociale . Alors bricolage et débroullardise , ceci incluant -- la seconde surtout-- la peformance dans la manipulation des rapports sociaux, se retrouverait ( oui ou non ?) dans l'intelligence émotionnelle ( qui "mesure" moins en l'occurrence une capacité d'émotion qu'une maîtrise des situations émotionnelles); ce que j'appelais intelligence de type rationaliste (qui suppose évidemment le rationnel, mais le dépasse par son intention spécifique) se retrouverait dans "la puissance de son intellect" de la citation; elle peut évidemment aussi être mise au service d'une réussite sociale, mais elle peut aussi non seulement n'y rien faire, mais y être négative ( la recherche du rapport harmonieux peut être contradictoire avec la recherche du vrai...sauf évidemment dans <<la cité des travailleurs de la preuve>>, selon Gaston Bachelard (il y avait longtemps que je ne l'avais pas resservi...)).
Et tant qu'à lancer dans la précipitation des choses que je regretterai peut-être : ne voyez vous pas une possibilité de penser la "manipulation" à partir de ces réflexions sur l'intelligence ? De quelqu'un qui sait -- en fait : qui sait et qui veut, il faut ici les deux -- manipuler les gens, ne dit-on pas aussi qu'il est intelligent ? C'est quelle intelligence ? Et alors une autre question : l'objectif qu'un cerveau va se fixer ne va-t-il pas déterminer la forme visible de l'intelligence dont il va faire preuve? Oui mais alors : pourquoi cet objectif et pas un autre ? Bon : nous voilà encore dans l'oeuf et la poule : à bientôt.
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