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Clarifions le débat


Re: Je suis perplexe -- Denis
Posté par Platecarpus , Jul 10,2002,15:28 Index  Forum

Alors, je clarifie tout :

Au départ, Julien a ramené les fossiles de trois petits poissons chinois (dont le plus significatif est Haikouella) du Cambrien en affirmant que c'étaient les premiers Chordés connus. Ces animaux sont datés de 530 millions d'années. Il affirmait qu'il était difficile d'admettre que ces animaux aient pu surgir "comme ça, pouf !" alors qu'ils n'avaient pas d'ancêtres potentiels dans les archives fossiles.

J'avais préparé une exploration détaillée de ce point pour la réponse non moins détaillée que j'ai écrite (il y a déjà pas mal de temps) en réponse au message de Julien. Mais comme j'ai vu que Julien continuait à insister sur ce point, je suis intervenu en rappelant que le plus ancien Chordé connu était appelé Dickinsonia et vivait il y a 580 millions d'années.

Dickinsonia a au départ été confondu avec une méduse parce qu'il y ressemble si on se contente de regarder le fossile une demi-seconde dans la pénombre (et si possible avec des lunettes pour les éclipses). C'est ce que ses premiers découvreurs ont fait : les paléontologues ramènent souvent des centaines de fossiles disparates de leurs recherches, et n'ont pas toujours le temps de s'attarder sur chaque pièce. D'où la classification hâtive "Cnidaire" [c'est à dire méduse en français correct - il y a d'autres animaux que les méduses dans le groupe des cnidaires, mais ils ressemblent moins à Dickinsonia].
Cependant, si on prend la peine de regarder le fossile en pleine lumière, plus de dix secondes et sans lunettes opaques, on se rend compte qu'il n'a vraiment rien d'un Cnidaire (certains paléontologues l'ont fait, très récemment d'ailleurs (2000) : la plupart des sites mentionnent encore la vieille classification). D'abord, sa symétrie est bilatérale, ce qui disqualifie déjà toute tentative d'attribution au groupe "cnidaire" mais qualifie en revanche le phylum Chordés. Ensuite, l'animal possède une structure en "bandes corporelles" successives - ce qui est très caractéristique des premiers Chordés, où ces structures sont appelées myomères. Enfin, on voit une structure dorsale qu'on ne peut rapprocher de rien de connu - sauf des notochordes qui, là encore, sont propres au phylum Chordé. Il est vraisemblable que cette structure ait correspondu à un tube nerveux dorsal (les deux organes - tube nerveux et notochorde - sont impossibles à distinguer l'un de l'autre sur n'importe quel fossile).

Dickinsonia est donc un Chordé très primitif. Il ne possède apparemment pas de fentes pharyngiennes. Ses yeux étaient sans doute minuscules. Est-ce que cela remet en doute son identification ? Pas du tout. D'abord, il n'existe qu'un seul critère taxonomique : la notochorde. Les autres sont accessoires. Ensuite, ce qu'on attend d'un "ancêtre" potentiel, ce n'est pas qu'il possède tous les caractères de ses descendants - sinon, ce ne serait même pas leur "ancêtre", ce serait le même animal. Il faut qu'il ait certaines caractéristiques - si possible peu évoluées - mais pas toutes. Dickinsonia, Archaeopteryx et Australopithecus ont cette particularité en commun.

Julien mentait donc effrontément (ou faisait étalage de son ignorance, je ne sais pas) quand il disait qu'il n'y avait aucun Chordé dans la faune d'Ediacara - alors que Dickinsonia est justement très représentatif de cette faune. Est-ce à dire que ses "poissons", de 50 millions d'années plus vieux, sont apparus sans intermédiaire à partir de Dickinsonia ? Eh bien pas du tout.

On dispose d'un Chordé très primitif, Yunanozoon, qui a 540 millions d'années. Lui aussi possèdes des myomères, une notochorde, mais il a en plus des ébauches de fentes pharyngiennes, une bouche vaguement visible, une nageoire caudale simple et une esquisse (à peine visible) de système nerveux central (mais ce point est encore débattu). Il est donc déjà plus "évolué" que Dickinsonia, mais est encore loin même d'un Céphalocordé.

On avance encore de 10 petits millions d'années et on tombe sur les fameux "poissons" de Julien. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ils n'ont rien d'une carpe ou d'un poisson rouge : ce sont des bestioles très bizarres, avec une bouche sans mâchoire, quelques nageoires, un système nerveux central petit mais visible et une notochorde. Paradoxalement, ce sont des vertébrés... sans vertèbres. Ils ont la chorde dorsale, mais pas la moindre ébauche de squelette interne. Celui-ci ne se développera que plus tard, avec les poissons que l'on considérait comme les plus anciens avant les découvertes chinoises.

En fait, les poissons de Chengjiang ont réellement réjoui les paléontologues, car il y avait un "chaînon manquant" entre Yunanozoon (et son presque contemporain Pikiaia), Chordés du Cambrien, et les premiers poissons apparus à l'Ordovicien, l'époque géologique suivante. Désormais, le chaînon ne manque plus : on a Haikouella et ses collègues. Ce sont des intermédiaires parfaits, comme un paléontologue n'aurait même pas osé en rêver : certains scientifiques se demandent même s'il faut les appeler "vertébrés simples" ou "Céphalocordés élaborés" (quand on commence à voir apparaître ce genre d'ambigüités verbales, c'est un signe qu'on a découvert une série évolutive parfaite) même si le terme de "poissons", choisi arbitrairement par les paléontologues chinois (fallait bien donner un nom), a généralement été repris.

Voilà pour l'histoire des Chordés. On est loin du "les poissons sont surgis comme ça, sans chordés avant, pouf !" que Julien racontait sans vergogne. L'histoire s'étale sur 50 millions d'années (-580->-530) et fait intervenir au moins trois stades évolutifs pour n'aboutir qu'à des ébauches de poissons sans squelette interne. En fait, la découverte de ces fossiles a fait de l'histoire des Chordés un bon exemple de transition évolutive de plus.


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