Sans doute James, Caroll et Queneau réfléchissaient beaucoup avant de créer de nouveaux termes, et peut-être parfois accordaient-ils une signification très précise à ces termes. Mais ils ne nous donnent pas de définitions, et celles-ci ne nous serviraient à rien, le but n’est pas de faire comprendre quelque chose mais de donner une impression. Cela peut passer par différentes techniques : des termes dont les sonorités rappellent vaguement d’autre termes qui pourraient avoir du sens dans la phrase (par exemple “quark”, que Gell-Mann a pris dans finnegan’s wake, et qui dans l’original remplaçait probablement quart mais avec quelques subtilités en plus), des néologismes auxquels on peut trouver un sens plus précis, des interjections ou des onomatopées dont les composants divers réfèrent vaguement à des sensations, etc.
Il en va de même pour les philosophes. Depuis quand seraient-ils obligés de donner un sens précis à leurs termes ? Même quand ils ont la prétention de s’exprimer avec un exactitude maximale, comme Kant ou Spinoza qui étaient extrêmement attentifs à la précision de leur terminologie, ils restent passablement flous et il est facile de voir qu’ils n’utilisent pas toujours les mêmes termes dans le même sens, ou que certains termes sont des artifices qui ne renvoient à rien en dehors de leur discours. L’exigence de précision dans le discours philosophique est quelque chose de très récent et de limité à des courants d’obédience empiriste ou néo-positivistes, comme la philosophie analytique.
Mais il suffit de lire n’importe quelle ouvrage philosophique hors de ces courants pour se rendre compte que jamais rien n’est défini précisément. J’aimerais bien savoir alors d’où tu tires cette exigence absurde de précision.
Pour qu’il soit possible de donner des définitions absolument précises, il faudrait partir de l’hypothèse que le langage peut représenter parfaitement la réalité. Les philosophes n’ont pas cessé de démontrer l’inverse, aujourd’hui comme dans l’antiquité. Dans beaucoup de dialogues de Platon on peut voir le même processus à l’oeuvre : Socrate réfute des arguments basés sur une utilisation viciée d’un langage trop vague, mais refuse souvent de prendre lui-même une position précise parce qu’il n’arrive pas à donner de définition claire et nette à Bien, Beau, Juste, Un, Etre, etc - et il est alors obligé de faire référence à des “Idées” auxquelles seul le Sage, étant sage, aurait un peu accès.
Toute l’histoire de la philosophie, et surtout au 20éme siècle, n’a pas cessée d’être empoisonnée par la question du rapport du langage à la réalité. Et même le fait de définir avec précision un terme et de suivre strictement les principes logiques pour s’exprimer ne nous assure en rien que nous sommes réellement en train de dire quelque chose. Pour Wittgenstein toute logique est tautologique, et un mot peut avoir un sens très précis sans pour autant avoir de signification, c’est à dire qu’il peut prendre sa place dans un système consistant et autoréférent mais que nous n’avons aucun moyen de juger de la valeur de ce système sur lequel aucun élément extérieur ne peut s’attacher. Depuis toujours, la plupart des énoncés philosophiques rentrent dans cette catégorie.
Tu me dis à propos de la manière dont les philosophes actuels utilisent la mécanique quantique dans des domaines où elle n’est pas applicable : “Si elle n’est pas applicable dans ce domaine, je me demande quelle peut bien être la valeur de ce qu’il vont trouver! Alors, à moins de corrompre (in- ou volontairement) le concept scientifique, ils n’obtiendront rien de valable. Et, s’ils changent le sens du concept, il doivent impérativement dire comment et dans quelles proportions. Sans cela, ils agissent en faussaires.”
Non, tu n’as pas compris ce que je voulais dire.
Les philosophes utilisent les théories scientifiques par analogie. L’analogie est le meilleur outil de la créativité, alors rien ne t’autorise à dire que cette démarche ne mènera à rien de valable car au contraire, cette démarche s’est souvent révélée fructueuse. Et les philosophes n’ont pas à dire dans quelle mesure ils changent le sens du concept, car ils ne cherchent pas à changer le concept tel qu’il a été utilisé dans la théorie scientifique ni à prétendre que cette théorie peut expliquer certaines choses auxquelles les scientifiques n’avaient pas pensé. Ils veulent juste voir si les concepts qui ont été développés dans un domaine, on peut s’en servir dans un autre domaine. Par exemple les idées développées par la linguistique structurale ont été appliquées avec succès à l’anthropologie. La théorie de la sélection naturelle peut servir d’analogie pour expliquer l’évolution des sciences, dans certaines épistémologies. Wittgenstein a appliqué la logique mathématique au discours philosophique. Ce qui prouve que, bien que ni épistémologie ni philosophie ne soient des sciences exactes, on peut se servir de concepts et de structures théoriques utilisées dans les sciences exactes pour arriver à des résultats intéressants dans les sciences humaines.
Je ne vois pas non plus pourquoi tu voudrais que ceux qui se livrent à de tels glissements renomment les concepts dont ils se servent. Si on, change un objet A en un objet B qui existe déjà, on peut changer son nom en celui de l’objet B. Mais si on utilise un concept (a) qui a sa signification <x> dans le champ d’application E pour trouver un principe explicatif dans un autre champ d’application F, je ne vois pas l’utilité d’inventer un nom autre que (a), sinon on perd en compréhensibilité, puisque le seul intérêt est dans l’analogie, qui permet de comprendre plus facilement les choses. Mais il sera clair que la signification de (a) dans le champ F ne sera plus <x> mais <y> : cela n’a même pas besoin d’être précisé. Le sens restera proche car (a) joue le même rôle dans F que dans E, mais la signification (rapport à ce qui est signifié, le référent) sera totalement différente.
Toi : “De plus, il est parfaitement valable de demander à des personnes qui présentent un modèle dit “philosophique” de justifier ce modèle selon les règles de la philosophie...”
Bon, là il faut que tu m’expliques ce que sont les règles de la philosophie. Je crois m’y connaître un peu en philo, mais je n’ai jamais entendu dire qu’il existait de telles règles. Ces règles n’existent que dans l’esprit des tenants de la philosophie analytique, qui est très contestée. Et ce ne sont pas les règles de la philosophie, mais les règles de la logique appliquée à la philosophie. Ces règles ont beaucoup changé depuis Aristote, et elles changent encore. Certains philosophes parmi les plus grands ont largement contesté ces règles, même longtemps avant le postmodernisme. Hégel a inventé une logique différente, Nietzsche (et Cioran) ont nié toute valeur et tout intérêt de la logique pour la philosophie, et même Wittgenstein, dans sa seconde période, a émis des doutes sérieux.
Toi : “Si les post-modernismes veulent “une dérive de la philosophie vers la littérature”, qu’ils prouvent qu’ils font vraiment de la philosophie ou qu’ils deviennent romanciers, donc renoncent à leur prétention de philosophes”.
Cela n’a pas a être prouvé. Le postmodernisme est essentiellement un courant néo-nietzschéen, ce qui signifie qu’il nous fait voir l’art et la philosophie comme identiques. On ne prouve pas qu’un discours est philosophique ou non, pas plus que l’on ne prouve qu’un objet est une oeuvre d’art ou non, et pour une bonne raison : la philosophie, ça n’existe pas plus que l’art. Est philosophie, ou art, ce que l’on appelle philosophie, ou art, et ce pendant toute la période où on le nomme ainsi. C’est tout, ce sont strictement des constructions culturelles. Il n’existe ni critères de jugement objectifs, ni règles de production, qui permettraient d’accorder ou de refuser ces qualifications aux oeuvres ou aux textes.
Toi : “On ne peut absolument pas reprocher aux scientifiques de n’utiliser que cette hypothèse dans le cadre purement scientifique de leurs travaux. Tout comme, on ne peut pas reprocher aux scientifiques “de refuser toute valeur aux théorie[s] spiritualistes” dans ce même cadre, scientifique”
Pourquoi ? On peut évidemment refuser, dans le cadre scientifique, d’accorder foi à des hypothèses ésotériques qui ne sont passé par aucune des vérifications habituelles de la science. Mais il me semble que ces hypothèses, en tant qu’hypothèses, ont le droit d’être étudiées dans un cadre scientifique autant que n’importe quelle hypothèse matérialiste - si elles prétendent à la scientificité et qu’elles se présentent sous une forme qui permet l’application de la méthode scientifique. Je pense ici à l’astrologie, la parapsychologie, les médecines douces, etc. Et quand des études sérieuses paraissent montrer la réalité d’un phénomène (comme cela semble être le cas pour la télépathie), l’hypothèse a le droit de ne pas être constamment tournée en ridicule par les matérialistes sous prétexte qu’elle n’est pas compatible avec leur vision du monde.
Toi : “Le problème, là encore provient de l’utilisation du terme “logique”, qui n’est peut-être pas celui qu’utilisent les “logiciens” hindous. Je ne vois pas ce que tu appelles “logique hindouiste”, mais cela m’apparaît être du domaine religieux et non philosophique.”
Excuses, j’ai fait erreur, je voulais parler de logique indienne et non hindouiste. Elle a été développée au départ par l’hindouisme, mais nombre de bouddhistes et même des matérialistes ont participé à son élaboration. Elle a eu dans la philosophie indienne un influence encore plus grande que la notre dans la philosophie occidentale. Il s’agit vraiment de logique, exactement dans le même sens que celui dans lequel nous comprenons la logique occidentale. On retrouve d’ailleurs beaucoup de similitudes dans son histoire et la notre : certains syllogismes identiques à ceux inventés par les stoïciens, la querelle des universaux, le nominalisme, etc. Seulement elle est basée sur des principes différents. Par exemple au lieu des deux termes habituels chez nous (p ou non-p, une proposition est vraie ou non vraie) la logique indienne retient quatre termes : vrai, non vrai, vrai et non vrai, ni vrai ni non vrai - du moins la logique de Nagarjuna, le plus grand philosophe indien, un sceptique extrême dont les ouvrages sont essentiellement constitués de réfutations des dogmes religieux. D’autres logiques ont 3 ou 5 termes.
Gaël.
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