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Positivisme et langage : une explication à la croyance au paranormal


Postée par Isabelle , May 11,1999,01:03 Index  Forum

J'allume mon téléviseur à 9:56 PM, en vue de regarder les infos à la SRC. Je vois un comédien bien connu me dire en gros que la science n'a pas encore prouvé que "la télépathie, c'est pas vrai". Je croyais avoir par inadvertance positionné ma zapette à TQS. Mais non : il s'agissait bien de la télé d'état que j'entendais là me servir ce baragouin. Je me dis que j'irais voir le site des Sceptiques du Québec (je n'y étais jamais allée), afin de voir si on s'était penché sur la question. J'ai bien vu que oui, et je ne m'évertuerai pas à tenter de m'intégrer dans une discussion qui dépasse largement mon propos ici.

Mars dernier. Lors d'un voyage en France, j'ai habité à la campagne chez un apiculteur. Un soir, en préparant le souper, je fais une blague sur l'homéopathie ou quelque autre truc du genre afin de trouver un sujet de conversation (le monsieur n'étant pas très bavard), me disant qu'après tout, on est au pays de Descartes, de la Révolution, du système d'éducation laïc depuis belle lurette, etc. Mon hôte se tourne vers moi et me dit : "Vous, les jeunes universitaires, surtout québécois (il a déjà séjourné ici plusieurs années), ne croyez jamais à rien. Comment t'expliques qu'une vieille dame ait prédit l'accident de son beau-fils? C'est arrivé l'année dernière. Comment t'expliques qu'un tel ait communiqué par télépathie avec un tel dans un autre pays? Ils l'ont dit à la télé." Et autres exemples des plus édifiants, auxquels je répondais avec un rire nasal et un regard exaspéré, me disant qu'il ne lui manquait à son arsenal rhétorique de pacotille qu'un exemple qui mettrait en jeu son ethos (puisque pathos ne fonctionnait pas trop avec moi, et que logos ne se prête pas à ces petits jeux...). Eh! oui! Cet homme qui a passé par l'école laïque, qui est exposé à une information très diversifiée, qui a étudié les philosophes au lycée, voilà qu'il me le sert, sur un plateau : "Qu'est-ce que tu me réponds si je te dis que lors de la dernière réunion de l'Association des Apiculteurs de France, où il y avait une démonstration d'application des forces telluriques (ça commençais déjà à sentir mauvais...), j'ai pris un bâton tellurique dans mes mains et qu'à chaque coin des carrés telluriques imaginaires, il a plié?" Voilà. C'en était fait de moi. Étais-je pour le traiter de menteur??? J'ai laissé planer un doute sur mon doute... Et j'ai changé de sujet de conversation.

Je me penche ces jours-ci sur la question du vraisemblable dans la littérature, et je suis confrontée à des textes du XVIe siècle qui me montrent la problématique sous un jour tout à fait éclairant (une chance, c'est un "jour"... quelle image ratée!). Je m'aperçois que notre notion de vraisemblable et de référence (c'est à dire de représentation du réel dans le discours) est très influencée par la pensée positiviste. En effet, depuis les Lumières, l'idée voulant que le langage puisse rendre compte du réel expérimenté afin de le "faire voir" aux autres s'est imposée comme pensée dominante. Le vraisemblable a donc cessé d'être un vraisemblable discursif (comme il l'était jusqu'au XVIe siècle) pour devenir, au XVIIe et début du XVIIIe, un vraisemblable moral (dans lequel une chose est invraisemblable si elle est contraire à la vertu). Dans la pensée préclassique, la référentialité ne se limitait donc pas à la réalité sensible, mais s'étendait à la réalité discursive. Ainsi, si un cosmographe (une sorte de géographe littéraire, pour faire simple) affirmait avoir vu telle ou telle créature prodigieuse lors de son voyage au Brésil, ce n'était évidemment pas dans le but que son lecteur le croit (son lecteur était habituellement le roi; même si le Prince n'est pas toujours éclairé, il y a quand même des limites, je crois... et Marco Polo, c'était déjà des fables...), mais afin d'inscrire son discours dans un champ. Et les textes reconnus comme littéraires qui décrivaient des contrées lointaines, textes connus du lectorat savant, étaient entre autres ceux de Pline (Histoire naturelle, remplie de " merveilles "). Donc, malgré que ce cosmographe inscrive son discours dans une démarche empirique, il ne s'empêchait pas d'inclure quelques extravagances dans son traité, afin de ne pas avoir l'air inculte, d'une part, et de divertir l'amateur, d'autre part. Évidemment, le tout demeurait dans les limites de la vraisemblance, puisque les prodiges et les miracles étaient expliqués par l'intervention de la grande Nature, elle-même au service de la Création divine.

Ce grand détour pour dire qu'en entretenant l'idée que le langage peut référer directement au réel, la pensée positiviste (que je ne critique pas en tant que ferment de la pensée scientifique, qui me permet de comparer les structures cognitives des communautés dont sont issus les textes et leurs implications idéologiques) a produit une sorte de monstre, puisqu'elle a ainsi signifié que le mot égalant la chose, quiconque dit avoir expérimenté telle ou telle réalité dit la vérité jusqu'à ce que l'on ait prouvé le contraire, puisqu'il n'existe pas d'espace discursif pour que l'on comprenne certains discours comme inter-référentiels (s'inscrivant dans telle suite afin de construire une réalité qui n'est pas la réalité sensible, mais une construction abstraite) ou auto-référentiels (un locuteur n'appelant que ses propres concepts afin d'expliquer des phénomènes peut difficilement se contredire : c'est pas pour ça qu'il a raison. Lacan et son "école" sont de bons exemples de ça. L'article qu'a fait paraître un professeur écœuré par la logorhée pseudo-scientifique du discours actuel en philosophie ou en sciences humaines (je ne me souviens malheureusement pas de son nom, mais il a soulevé un tollé) est un autre bon exemple). Le "je le dis, donc, c'est vrai" de l'auteur réaliste du XIXe siècle, qui partageait le pouvoir/savoir avec les autorités de son temps, a été trafiqué par ceux qui voulaient une part de ce pouvoir. Ils ont donc tout le loisir de se réclamer de la science, puisque la science elle-même s'est construite sur une conception faussée du discours, voulant qu'il soit possible de distinguer la vérité du mensonge (la référence de la fiction) à la lecture d'un texte autrement qu'en se référant à son contexte de production (cette pensée a d'ailleurs perduré jusque dans les années 1970, jusqu'à ce que la pragmatique démontre le contraire).

C'est tout. Comme je ne connais pas vraiment la "littérature" ésotérique, je ne peux me prononcer sur ce discours de façon plus précise. Disons seulement que s'il se trouve des invités à l'émission de Bazzo à la SRC radio pour nous dire en pleine face (enfin...) qu'ils ont un ange-gardien et que personne à la table ne les contredit, ça doit être pire que je le pense...

P.S.: C'est une bonne initiative d'avoir lancé votre livre en France. Vraiment, 'y a d'quoi faire là-bas (quelqu'un est déjà entré dans une "Parapharmacie"? Ça ressemble à s'y méprendre à une pharmacie, sauf que ça vend des élixirs du Père Machin --- l'autorité prend le pas sur l'expérience, c'est pire que l'huile électrique de mon grand-père --- et des gouttes-essences-trucs...).


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